Pour un espace polyphonique (version intégrale)

Cette notice fait partie du dossier: HORS-SÉRIE : Après, avec et malgré le 7-octobre
Philippe MesnardUniversité Clermont Auvergne (UCA) / CELIS EA 4280, Institut Universitaire de France
Paru le : 03.11.2025

Les massacres de masse du 7 octobre 2023 et leurs suites désastreuses à Gaza sont à la fois un événement sans précédent et l’aboutissement du délitement des possibilités de résolution du conflit israélo-palestinien. S’il a été vécu comme un choc immense, dû à la radicalité de sa violence, le 7-octobre (écrit ainsi pour le désigner comme événement singulier) ne peut être réduit à une rupture, une césure ou autres vocabulaires de fin d’un ou du monde trop souvent employés. Il a été le révélateur et l’amplificateur de positionnements et de discours radicaux antisémites, islamophobes, xénophobes et identitaires qui, sans pour autant se cacher, se signalaient jusque-là avec moins d’assurance et de véhémence, de façon plus disséminée. En cela, au-delà des événements, au-delà des actes et des contextes, c’est toute la question de l’accroissement de la violence dans le monde que l’on vit et de notre capacité à la contenir et à la rationaliser qui s’impose. Il faut en tirer et les conséquences et, par provision, les leçons.

On peut en effet craindre qu’il y ait là, à la fois, un renforcement des antagonismes politiques et une amplification de la brutalisation de nos sociétés passant par de multiples modalités, autant actes de langage qu’atteintes physiques. Il n’est qu’à voir la multiplication des graffitis haineux aux lendemains du 7-octobre et des crimes ou délits commis sur des personnes pour ce qu’elles sont : Juifs, Arabes, « étrangers » ; ce qui, en corollaire, constitue autant de dégradations – y compris dans ses réponses sécuritaires – des valeurs nécessaires à un monde commun démocratique. À cela, s’ajoute l’influence du régime émotionnel qui tend à surdéterminer autant les manifestations que leur réception. En effet, l’émotion n’est pas seulement un moyen par lequel tout un chacun, selon ses dispositions, peut se ressaisir des informations qui lui parviennent et l’interpellent. Elle est un cadre et un code devenus dominants qui informent notre rapport au monde et participent directement à la constitution de ses polarités.

Sans en être le déclencheur ni la cause, le 7-octobre et ses suites sont – bien plus que les attentats de grandes ampleurs qui ont précédé – des révélateurs exemplaires de cette reconfiguration qui caractérise notre actuelle modernité. Révélateurs au sens où ils rendent visible ce qui, auparavant, existait de façon sporadique et moins prégnante ; révélateur aussi en ce que l’on peut s’en ressaisir pour une prise de conscience critique des enjeux aux carrefours desquels nous évoluons ou involuons, nous nous mouvons et émouvons. Révélateurs aussi sur le plan de la recherche. S’il n’est pas nouveau que le rapport à la connaissance soit exposé aux stratégies de positionnement d’egos et aux cloisonnements disciplinaires, le moment que l’on traverse est aussi celui de débats faussés dans lesquels le « campisme » incite à se fourvoyer. Il reste à forcer sans concession ces blocages pour ouvrir de nouvelles voies à la compréhension avec des ponts entre savoir académique, pédagogie et société tout en entretenant la pluralité des voix qui est un des enjeux cruciaux de la mémoire – telle que nous y œuvrons.

ENJEUX DE MÉMOIRE

Si Mémoires en jeu se trouve tellement concernée jusqu’à produire ici un hors-série, c’est que les questions de mémoire et la nécessité qu’elles soient traitées avec une distance critique et équitable sont à de multiples niveaux concernées par le 7-octobre et ses suites.

L’usage de références aux mémoires historiques s’est considérablement accéléré, que ces références renvoient à la Shoah ou à la colonisation, souvent pour confronter les deux. S’y est ajouté de façon souterraine ce qui relève plutôt de mémoires sociales, voire d’impossibles mémoires sociales qui, par défaut de reconnaissance ou, simplement, de prises en compte, s’emparent d’autres objets sensibles pour se manifester. S’emballant ainsi, la production de signes mémoriels a mis en évidence, plus encore qu’auparavant, combien ce rapport au passé que l’on désigne par « mémoire » culturelle, personnelle et collective participe à et de notre vision du monde présent, la canalise, parfois en la brouillant, parfois en la focalisant exagérément sur certains objets.

À ce titre, le 7-octobre a été un puissant opérateur de subjectivation – posons le concept tel quel – ou de resubjectivation des questions mémorielles, avivant du même coup des imaginaires, certes, présents et affleurant nos consciences, mais jamais mobilisés et invoqués aussi constamment. Des gens qui s’y intéressaient peu y ont trouvé un sens ; d’autres qui étaient biographiquement, moralement voire professionnellement concernés par l’un des passés en jeu en ont senti la pressante actualité.

Certes, les mémoires – et c’est une de leurs principales fonctions dans notre modernité – mènent le double jeu de maintenir des pans du passé dans le présent tout en pro- posant une lecture du présent par le passé comme prisme. Donc, rien d’étonnant au caractère subjectif qui lui est, pour ainsi dire, naturel. Mais un seuil d’une autre nature aurait été franchi, peut-être pour la circonstance, temporaire- ment, peut-être de façon plus définitive, épistémiquement donc. Les violences radicales qui ont eu lieu, ne s’inscrivant pas dans des cadres cognitifs partagés et déstabilisant notre jugement, ont immédiatement été surinvesties d’une dimension mémorielle pour être, par-là, sinon comprises, du moins appropriées par tout un chacun à sa mesure, donc, en ce sens, subjectivées.

Même en dehors du contexte spécifique de la société israélienne, même en dehors de la communauté juive, les massacres du 7-octobre ont été identifiés à un « pogrom » et leur projet à la Shoah. Il en a été de même avec l’aug- mentation débridée des actes antisémites qui s’en est suivie. D’ailleurs, parmi ceux-ci, pocher des étoiles de David sur des murs a intentionnellement participé d’un détourne- ment mémoriel à des fins terrorisantes. Les commandos du Hamas ont, quant à eux, été abusivement comparés aux Einsatzgruppen1. Cette libre circulation des signes mémoriels s’est également exprimée lors de la libération, le 25 janvier 2025, des otages Karina Ariev, Daniella Gilboa, Naama Levy et Liri Albag, quand les communicants du Hamas ont pris soin d’afficher sur leur podium : « Palestine – The victory of the oppressed people vs the nazi zionism ». Du côté des violences subies par la population palestinienne, les références à la mémoire de la Nakba, peu instituée en tant que telle en comparaison des mémoires occidentales, semblent avoir été moins réactivées que, cette fois avec une vigueur sans précédents, le discours décolonial qui est aussi pleinement mémoriel.

Or, il n’est pas de réflexion sur les usages – incluant les mésusages – de ces références qui, sauf à être partielles, puisse faire l’impasse sur deux niveaux méthodologiques. D’une part, la tendance étant à l’immersion dans la production de discours et de prises de position publiques, s’impose l’analyse critique des modalités d’expression (énoncés et énonciation) qu’empruntent les sujets mémoriels indexés sur des mots-clés (« génocide » ; « résistance »…) attirés dans une rhétorique de la sidération qui floute leurs propre environnement et conditions de possibilité. D’autre part, précisément pour parer ces effets de sidération et leurs débordements émotionnels, il est nécessaire de recourir à une méthodologie comparatiste des différents contextes concernés par le 7-octobre et ses suites ou qui ont été le théâtre de controverses publiques. Ce sera l’essentiel de ce hors-série, mais présentons d’abord le premier niveau.

UNE LANGUE DE SIGNES

Les mots « génocide », « pogrom », « Shoah », « camp de concentration », « ghetto », « apartheid », « résistance » et bien d’autres aux multiples résonances avec les passés de la guerre d’Algérie et de la colonisation n’ont cessé d’être rebattus. « Gaza », désormais bien plus qu’un toponyme, est devenu une entité circulant dans des imaginaires qui, dans leur majorité, seraient bien en peine de concevoir ce que recouvre la réalité politique, historique, culturelle et sociale qu’il désigne. Pour la plupart de celles et ceux qui l’invoquent, « Gaza » n’est qu’un nom qu’approvisionnent des imaginaires de l’injustice ignorant la complexité de sa réalité empirique.

Or, cet état limite d’une langue portée par ses signifiants, où vacillent des signifiés privés de la réalité de leur référent, est la spécificité des termes de la liste ci-dessus. Chaque signe prend appui sur un rapport référentiel sans fond que cachent des trompe-l’œil offerts aux recyclages de toute sorte. Si ces signes s’instillent dans nos esprits, c’est que les imaginaires que l’on partage, en tant que réservoirs d’images et suscitateurs de sentiments, ne cessent d’être mobilisés – et demandent à l’être tout autant. Il s’agit de nos imaginaires, mais aussi de l’expérience que nous faisons de leurs limites. Et peut-être est-ce précisément pour cela que, depuis tant de mois, les expressions tournent en boucle, se referment sur elles-mêmes et se raccrochent à une profusion de références mémorielles fonctionnant comme des balises dans l’océan de leur incertitude.

Ce lexique trace les contours d’un vaste champ séman- tique qui irrigue les discours intellectuels, journalistiques et politiques. Toute une langue s’est ainsi agrégée à partir et autour du 7-octobre et de ses suites pour en parler – mais parler de quoi exactement ? Car cette langue est aussi traversée par d’autres sujets ou angoisses qui s’y métaphorisent prenant le 7-octobre pour objet. Elle charrie avec elle une multitude de passés, de ressentiments et d’enjeux d’identité, voire de malaises sociaux qui s’y expriment par défaut. À juste titre, Judith Butler considère en 1997 que « si nous risquons toujours de signifier autre chose que ce que nous pensons énoncer, alors nous sommes pour ainsi dire vulnérables, en un sens spécifiquement linguistique, à une vie sociale du langage qui excède la portée du sujet parlant. » (Butler, p. 137).

Cette langue n’est pas précisément « nouvelle », mais elle s’est singularisée depuis le 7-octobre par sa densifica- tion et elle se fait identifier comme telle avec des acteurs et locuteurs à travers lesquels elle s’énonce, et à travers laquelle, eux, prennent position ou renforcent leur image. D’une certaine manière, cette langue est un lieu commun où, certes, l’on se retrouve et se fait reconnaître suivant le « camp » du côté duquel on se range, mais elle reste éloignée, voire coupée de la réalité en question. Qui, affichant sur sa page Facebook un « free Palestine », prend la mesure de ce que ce slogan implique réellement pour les environ 7 000 000 d’Israéliens juifs qui n’ont pas d’autre métropole où se replier que leur propre nation ?

Linguistique et visuelle, c’est à une langue de signes que l’on a affaire. À ses mots s’apparentent des tags, des pochages, des autocollants, des affiches occupant les murs et les trottoirs des villes. Elle investit tout réseau à disposition avec ses posts qui sont autant mots que visuels, indices flottant sur les surfaces narcissiques des utilisateurs comme de leurs « amis ». Elle reflète les rapports de nos sociétés à l’histoire, aux mémoires et à la politique – et à nous-mêmes.

Certes, nombreux expriment leur énervement ou leur inquiétude face à la production effrénée de tels signes. On utilise génocide à tort et à travers ! Une logorrhée ! Moins s’inquiètent de la déconnection de la réalité que cette production signifie obstinément. Moins encore acceptent d’interroger en profondeur leur manière de dire. Car la critique, sauf à complaire au système en faisant semblant de le bousculer, demande de s’exposer, hors des zones de confort, en prenant, d’abord, la mesure des mots que l’on parle et du risque d’être parlé par eux. Évidemment, notre société exacerbe le sentiment de maîtrise – travaillé intérieurement par un immense sentiment d’insécurité –, et l’on ne veut surtout pas douter de ce que l’on dit.

Passons maintenant au deuxième niveau méthodologique annoncé plus haut reposant sur une approche comparatiste de différents contextes concernés par le 7-octobre et ses suites. Ce sera l’essentiel de ce hors-série dont voici les grandes lignes, les thématiques et les partis pris renseignant par là même sur le cahier des charges de Mémoires en jeu. La plupart des contributeurs ont participé au colloque « Penser après, avec et malgré le 7-octobre »2, qu’ils soient vivement remerciés non seulement pour le travail qu’ils ont finalisé avec grand soin pour cette publication, mais aussi pour leur confiance dans ce projet et pour en avoir été pleinement solidaires.

UN RECUEIL COLLECTIF

Ce recueil se divise en quatre parties. La première est consacrée à la France. Chaque pays est une scène à part entière où des acteurs intellectuels et politiques tantôt disputent la question israélo-palestinienne en essayant de poser des bases et de la revisiter, tantôt s’adonnent à un dialogue de sourds entretenant la confusion autour. Phi- lippe Corcuff montre que cette atmosphère de brouillage favorise l’extrême droitisation des débats qui spécule sur l’islamophobie en tenant un discours de protection des Juifs – paradoxe fondamental au regard de l’histoire de ses acteurs. À la suite, Nicolas Lebourg met en évidence que le Rassemblement national, soucieux de renforcer son processus de normalisation en conjurant l’empreinte négative de ses origines, se construit une façade cachant de nombreux clivages. Tantôt Israël a pu être pris pour un modèle de lutte contre les Arabes – nostalgie pour l’Algérie française oblige –, tantôt l’antisémitisme resurgissant, des affinités électives se déclarent avec des régimes arabes.

Martine Leibovici déplace le débat sur la scène intellectuelle qui, en tant que telle, est devenue un important foyer de polémiques. Il en a été ainsi des déclarations de Judith Butler, invitée d’un groupe décolonial influent, qui, tout en condamnant les violences perpétrées par le Hamas, légitimait l’action de celui-ci en tant qu’acteur de résistance armée. Ce texte aborde aussi le rapport ô combien délicat à traiter de l’émotion que suscitent des événements d’une telle violence. On ne quitte pas la scène intellectuelle ni les propos « scandaleux » avec l’analyse par Jérôme Bourdon des rapprochements analogiques historiques (Auschwitz, l’apartheid) à propos de la situation israélo-palestinienne. Même si les exemples travaillés datent respectivement de 2002, pour José Saramago, et 2006-2007, pour Jimmy Carter, on perçoit nettement les résonances contemporaines avec les déclarations provocatrices de Rony Brauman émises à l’occasion des commémorations du 27 janvier 2025 sur lesquelles se conclut ce papier. Après quoi, il m’a semblé important de livrer une réflexion sur l’usage du mot « génocide ». Car il n’existe pas d’investigation qui prenne pour objet l’ensemble de ce phénomène en rapport au 7-octobre. Ainsi, ma propre contribution décrit comment, dès sa création juridique puis sa circulation dans le discours social, le mot se détache de ce qu’il désigne pour acquérir une sorte d’autonomie linguistique exemplaire de la façon dont fonctionnent les mots de la violence que le 7-octobre et ses suites ont amplement exacerbés.

La section suivante concerne l’Allemagne. Là encore, le 7-octobre et ses suites sont venus s’inscrire dans une longue série de controverses que l’événement a très vite subsumée sous sa fulgurance médiatique. En résumé, disons qu’il y a là la façon dont la société allemande gère l’historicité de son passé nazi et l’antisémitisme qui le caractérisait, aboutissant à la Shoah, mais auquel le nazisme ne peut se réduire. Évidemment, la visibilité croissante de groupes néo-nazis depuis deux décennies et l’augmentation d’actes antisémites de toute sorte depuis le 7-octobre fait remonter cette histoire qui aurait pu, institutionnellement et culturellement, être rationalisée ou, pour reprendre ironiquement la formule idéale de Ricœur, « apaisée ». D’autant que le malaise social consécutif à l’irrésolution endémique de la réunification se fixe sur l’abcès identitaire de l’AfD et la xénophobie qui en résulte. Aussi la société allemande n’est-elle pas la si bonne élève mémorielle qu’elle s’en est donnée l’allure. La conscience morale de la Shoah n’est pas si homogène, comme l’avaient déjà souligné, en 2002, Harald Welzer, Karoline Tschuggnall et Sabine Moller dans Grand père n’était pas nazi et, dans ce volume, le concept d’« anti-sémitisme secondaire » que présente Bruno Quélennec. Ce n’est pas tout.

Une scène supplémentaire s’est progressivement ouverte depuis une vingtaine d’années où c’est l’histoire coloniale de l’Allemagne qui est débattue avec, en son centre, le génocide perpétré contre les Herero et les Nama sur leur territoire, actuellement la Namibie, entre 1904 et 1908 par les forces armées de l’Empire allemand. Si à « colonisation » et « génocide », s’ajoute le soutien déclaré indéfectible de l’État allemand à Israël – quelle que soit la politique menée par ses gouvernements vis-à-vis des Palestiniens –, on conçoit que le 7-octobre et ses suites aient agrégé ces différents débats et, peut-être même, leur ont-ils donné une nouvelle impulsion alors qu’ils s’essoufflaient. La synthèse qu’offre Olivier Baisez dans ce recueil permet de réinscrire cette actualité dans la perspective des polémiques qui se sont enchaînées autour du nazisme au milieu des années 1980 (l’Historikerstreit), montrant comment la problématique coloniale s’y est récemment greffée. De son côté, Bill Niven effectue un salutaire démontage des idées reçues selon lesquelles « censure » et « tabou » s’imposeraient sur les discours décoloniaux et les prises de position propalestiniennes.

Après quoi, il était nécessaire de donner la parole à trois intervenants sur la pédagogie après le 7-octobre. Car l’événement et les vagues d’antisémitisme et de racisme qui lui sont corrélées ont, sur ce plan également, réactivé la suspicion à l’encontre des politiques mémorielles et, avec elles, de la pédagogie. Quelques réponses dogmatiques ont très vite été ressorties pour stigmatiser plus encore qu’ils ne l’étaient les « territoires perdus de la République », formule de Georges Bensoussan, accentuant une vision racisée des banlieues que reprennent naturellement les idéologues de la droite ultraconservatrice et de l’extrême droite. Au mépris de ces derniers, des enseignants militants d’une pédagogie éclairée et contre le racisme et l’antisémitisme remettent cent fois et bien plus leur ouvrage sur le métier. Retisser des liens sociaux dans une société sclérosée autant par l’accroissement des inégalités que par leurs compen- sations identitaires et leurs variantes religieuses n’est pas tâche facile. Il faut beaucoup d’énergie pour tenir le rythme après que le 7-octobre a augmenté les fractures en renforçant les polarités. Face à cette situation, Théo Cohen nous livre sa méthode d’enseignement du conflit israélo-palestinien en tentant de faire entendre les deux récits et leurs variantes antagoniques à ses élèves. Ina van Looy témoigne de sa pratique à Bruxelles en ayant notamment innové avec une exposition qui démonte les stéréotypes antisémites. Les visuels circulant sur les médias sociaux peuplent l’univers mental des publics de tous âges et les générations les plus jeunes sont nées avec. Christian Delage, avec sa double rigueur scientifique et éthique nourrie de son expérience de cinéaste ayant filmé les témoignages des attentats du 13 novembre 2015, donne ici des clés de lecture des images diffusées par les assaillants du 7 octobre 2023. Il insiste sur la responsabilité narrative des docu- mentaristes pour restaurer une distance lucide face à la violence.

Israël maintenant. On a précédemment évoqué la coupure entre, d’une part, le lexique qui compose la langue de signes du 7-octobre et, d’autre part, la sphère de l’expérience propre au monde commun. Il était important de faire entendre d’autres voix, des voix critiques s’employant à développer une réflexion qui ne soit ni forclose dans une société israélienne sous le choc collectif qu’exploite à fond le gouvernement Netanyahou pour mener sa politique de fuite en avant, ni prisonnière de l’arrêt sur image médiatique d’une bande de Gaza dévastée sur laquelle l’imagination comme les opinions tournent en boucle opinant à défaut de pouvoir imaginer.

Sylvaine Bulle (EHESS-CNRS) produit un texte qui, étayé par des références sociologiques et philosophiques, ainsi que par son expérience de terrain, met l’accent sur le sentiment collectif d’être exposé, quel que soit le côté où l’on se tourne, à la possible intervention d’un ennemi cherchant à détruire Israël. Face au risque d’effondrement de la société déstabilisée par l’événement, note-t-elle, on enregistre une gamme de réactions négatives allant du populisme de la vengeance au repli sur soi. Alors, les groupes ne parviennent pas à adopter une perspective lucide sur eux-mêmes, absorbés par une idéologie où viennent se refléter de façon déformée leurs intérêts comme leurs émotions. Sylvaine Bulle invite à s’interroger sur l’ultime possibilité de voir la démocratie reprendre vie et forme. Il ne s’agit donc plus d’un après le 7-octobre, mais d’un après ce qui s’en est suivi.

À la suite de Sylvaine Bulle et s’inscrivant dans son esprit d’ouverture, on trouve cinq approches critiques issues du dossier « Critique de la guerre » paru en été 2024 dans la revue Théorie et critique3 dirigée par Shaul Setter qui est lui-même intervenu au colloque du 14 décembre 2024. Ces voix proviennent d’universitaires juifs et palestiniens de nationalité israélienne qui traitent de questions dont la vitesse de l’actualité n’a pas altéré l’acuité. Si certains arguments développés peuvent ne pas pleinement entrer en résonance avec les positions de Mémoires en jeu – sinon par le débat contradictoire auquel elles incitent –, choisir de les donner à lire s’affirme comme un geste d’hospitalité à l’heure de la fermeture et du dialogue de sourds.

Mémoires en jeu se veut être un espace démocratique, avec tous les risques que cela comporte, ne cédant rien à l’ostracisme ni au campisme ambiants, aux positions partisanes ni aux cloisonnements disciplinaires dont le 7-octobre et ses suites ont fourni sinon le prétexte, du moins l’opportunité. Mémoires en jeu met ici en avant sa vocation académique comme espace de recherche contradictoire indissociable d’une interrogation polyphonique et dialectique – autrement dit démocratique. Qui plus est, nous livrons ici des textes longs et fouillés dont le contenu comme la forme reflètent la difficulté de conjoindre analyse exigeante et volonté de trouver l’ouverture, si étroite soit-elle, d’un vivre-ensemble en dépit de la spirale des dévastations depuis les massacres du 7 octobre et de l’oppression permanente que subit la population palestinienne en Cisjordanie. En fait, tout le malgré de notre titre général tiendrait ici, rendant possible cet accueil.

Aussi avons-nous procédé à des assemblages dialogiques par binômes. Il y a d’abord le texte de Raef Zreik, puis de Ariel Handel et Mori Ram, respectivement sur les questions de l’autodéfense et du décolonial. Suivent ceux de Shaul Setter et Yuval Kremnitzer qui explorent, le premier, la possibilité de développer une critique dans une société immergée dans la guerre, le second demandant en quoi le 7-octobre et ses suites constituent un événement. La contribution de Vered Maimon clôt ce volume par une étude extrêmement fouillée de notre rapport aux visuels du massacre.

Raef Zreik interroge ici le concept d’« autodéfense » tel qu’il est utilisé par les gouvernements israéliens depuis des décennies dans le contexte de l’occupation en Cisjordanie. En retour, il explore l’évolution de la résistance palestinienne, tant violente que non violente, dans un contexte politique, juridique et discursif en complète mutation depuis la première Intifada et les accords d’Oslo. Il conclut en appelant à préserver la possibilité d’une coexistence future. Ce souci d’une ouverture malgré l’impasse se dégage également du texte de Ariel Handel et Mori Ram. Explorant les implications théoriques et pratiques de la décolonisation en général, ils aboutissent à la situation particulière de l’Israël/Palestine. Tout en revisitant avec distance les thèses radicales, notamment, de Frantz Fanon et Patrick Wolfe, ils rejettent l’idée d’un acte décolonial unique, total, radical, ce qui, en ce sens, invalide – même si les auteurs n’en com- mentent pas la formule – le « free Palestine from the river to the see » trop souvent ressassé. Selon eux, la décolonisation ne doit pas être imaginée comme un effacement des colons ou des autochtones, mais comme une reconfiguration de la souveraineté, de l’appartenance et de la cohabitation dans un avenir décolonial de part et d’autre.

Si utopique soit-elle, l’idée que fasse jour une nouvelle donne – comme nourrie de don et de contre-don – où chacun serait, de jure, résident d’un territoire partagé est une ouverture d’autant plus importante qu’elle est formulée en ces temps de détresse durant lesquels ce hors-série se rassemble. Il y aurait là un territoire partagé incompatible avec une forme de subordination structurelle quelle qu’elle soit. C’est sur cette note, en un sens quasiment musical, que nous arrivent les textes de Yuval Kremnitzer et Shaul Setter.

Yuval Kremnitzer examine le phénomène du « réalisme catastrophique » qui a suivi l’attaque du 7-octobre. Il interroge la façon dont de tels événements remodèlent le dis- cours politique et l’expérience subjective. Si les massacres ont été vécus comme un « signal d’alarme » collectif, paradoxalement, estime-t-il, ils ont renforcé une forme destructrice de réalisme qui présente la guerre totale comme la position ultime de la raison. S’appuyant sur Alain Badiou et Walter Benjamin, il distingue, d’un côté, les événements émancipateurs ouvrant de nouvelles possibilités, de l’autre, des « anti-événements » catastrophiques qui aplatissent toute imagination politique (on perçoit là des échos aux précédents textes). Cette réflexion démonte la manière dont le réalisme catastrophique – mais aussi, dirai-je, catastrophiste – contemporain fonctionne selon une « règle du pire » où la menace constante d’une escalade normalise la violence et efface la frontière entre exception et normalité.

Shaul Setter produit une autre interprétation de la question de la catastrophe – différente, voire contradictoire, de celle de Yuval Kremnitzer, sans en être pour autant antagonique. Il réfléchit sur ce que serait un mode de critique de proximité (close critique en anglais, à ne pas confondre avec le close combat), c’est-à-dire une forme d’engagement théorique émergeant de conditions de guerre prolongée, en dépit de la déstabilisation ontologique que celles-ci provoquent dans la société. Il porte particulièrement l’attention sur la façon dont les médias, les traumatismes et l’idéologie s’entremêlent pour façonner l’imaginaire poli- tique contemporain.

Vered Maimon, quant à elle, examine l’utilisation sans précédent de la diffusion en direct d’actes de cruauté par les caméras GoPro des assaillants du Hamas. Constituant des instruments actifs de violence et de mobilisation via les réseaux sociaux, ces visuels conduisent l’autrice à analyser comment les technologies numériques contemporaines transforment les pratiques testimoniales, créant une forme de vision non anthropocentrée où la subjectivité est répartie entre les corps, les caméras et les environnements. Selon elle, la réaction mondiale au 7-octobre a illustré des formes d’interprétation empêchant une véritable reconnaissance de la réalité catastrophique, alors que celle-ci, favorisant manichéisme moral et binarisme politique, perpétuent les structures de violence existantes au lieu de les remettre en question.

Philippe Mesnard

ŒUVRES CITÉES

Butler, Judith, 2017 [1997], Le Pouvoir des mots. Discours de haine et politique du performatif, traduit de l’anglais par Charlotte Nordmann, Paris, éditions Amsterdam.

Welzer, Harald, Karoline Tschuggnall & Sabine Moller, 2013 [2002], Grand père n’était pas nazi. Traduit de l’allemand par Olivier Mannoni, Paris, Gallimard, « NRF essai ».

1 Ces équipes mobiles de tuerie SS ont perpétré la dénommée « Shoah par balle » sur le front de l’Est à partir de 1941.

2 J’ai préféré supprimer « penser » du titre de ce hors-série, me rendant compte à quel point ce mot est devenu un poncif (sans génie) qui, un peu comme « critique », pouvait être utilisé prétentieusement de toutes les façons et par tous les bords. Ce colloque a eu lieu à l’INHA (Institut national de l’histoire de l’art) à Paris le 14 décembre 2024.

3 Publiée en hébreu par l’Institut Van Leer à Jérusalem, Théorie et critique (Teorya ve Bikoret) est une revue biannuelle de pensée théorique et d’étude critique existant depuis le début des années 1990. Les articles qui y sont publiés proposent des discussions théoriques et de nouvelles formes de critique, tout en formulant des exigences tant à l’égard de la recherche académique que de la pratique sociale. https://www.vanleer.org.il/en/projects/theory-and-criticism/