Sylvie Thénault. Une historienne et ses engagements

Philippe MesnardUniversité Clermont Auvergne (UCA) / CELIS EA 4280, Institut Universitaire de France
Paru le : 15.04.2023

Entretien avec Sylvie Thénault mené par Philippe Mesnard le 27 juillet 2021 à Sannois.

 

Sylvie Thénault, directrice de recherche au CNRS, membre du Centre d’histoire sociale des mondes contemporains, est à l’origine de travaux de recherches parmi les plus emblématiques de ce moment charnière où, après les historiens d’une première époque parmi lesquels Benjamin Stora, mais aussi Jacques Frémeaux, Guy Pervillé ou Charles-Robert Ageron, un certain nombre d’historiennes et d’historiens se ressaisissent de l’histoire de la guerre d’Algérie pour en approfondir la connaissance alors que, jusque dans les années 1990, celle-ci avait été étiquetée comme une « guerre sans nom ». Son premier ouvrage, issu de sa thèse, porte sur La Justice dans la guerre d’Algérie (1999). Parmi ses nombreux articles et ouvrages, on retiendra également Violence ordinaire dans l’Algérie coloniale : Camps, internements, assignations à résidence (2012) qui a nourri le projet photographique de Fethi Sahraoui dans ce numéro. Ainsi, à la connaissance empirique, Sylvie Thénault associe un travail de fond sur le système répressif colonial qui a sévi en Algérie du temps où elle avait été annexée et divisée en trois départements (Oran, Alger, Constantine) en 1848 et jusqu’en 1955. Elle nourrit une réflexion sur les questions de cette violence à la fois structurelle et d’exception qui a été instituée, en dépit de tout respect démocratique, par les gouvernements d’une nation qui se donnait pourtant des principes égalitaires pour fondement. Mais c’est au sujet de ce que l’on appelle l’« affaire Audin », dont elle est devenue une actrice majeure, que l’on a souhaité ouvrir cet échange. Il semble en effet qu’à cette occasion se soient noués et dénoués des aspects représentatifs du rapport contemporain qu’entretiennent la politique et la mémoire avec la guerre d’Algérie.

En ce qui vous concerne, est-ce exagéré de dire que l’« affaire Audin » constitue une des entrées pour comprendre aussi bien votre recherche que, d’ailleurs, votre engagement ?

Sylvie Thénault : Il faudrait effectivement commencer par là. J’ai grandi dans la région parisienne, à Argenteuil qui est typique des banlieues rouges et d’une vision de ce passé. C’est dans cette même banlieue que Josette Audin et ses enfants ont fini par s’installer après leur retour d’Algérie en 1965. Dans cette ville, on savait approximativement qui ils étaient et d’où ils venaient. Pierre Audin, un des fils de Maurice et Josette, était professeur de mathématiques dans le lycée où je faisais mes études. Je l’ai eu en Première. On se disait effectivement dans la cour de récréation : tu sais, son père, il a été arrêté par les paras à Alger et il a disparu (sans forcément plus de précisions). Si ce n’est tous, du moins ceux qui avaient suivi ses cours le savaient. C’était dans la deuxième moitié des années 1980, au moment où SOS racisme et d’autres mouvements antiracistes se développaient. On parlait énormément de la guerre d’Algérie dans ce contexte-là. On savait très bien que Le Pen avait été lieutenant en Algérie. Notre approche était alors de considérer que ce passé avait une valeur pédagogique du point de vue de l’antiracisme. En particulier, les événements du 17 octobre 1961 étaient pour nous représentatifs des horreurs auxquelles le racisme peut mener. C’est ainsi que je suis arrivée à cette histoire. Devenue étudiante, j’ai fait mon mémoire de maîtrise sur le 17 octobre, soutenu en juin 1991, peu avant donc le trentième anniversaire. Je connaissais bien Mehdi Lallaoui, du collectif Au nom de la mémoire et j’avais rencontré Jean-Luc Einaudi qui préparait son livre.

Ce travail m’a d’emblée rendue sceptique à l’idée que cette guerre avait été étouffée et, je peux même le confirmer avec trois décennies de recul, je n’ai jamais adhéré à l’idée du tabou et du refoulement. Sinon, comment comprendre que je l’ai découverte quand j’étais au lycée ? Cette guerre était très présente autour de moi alors que ma famille n’avait strictement aucun lien avec elle. De là vient mon scepticisme sur la vulgate du traumatisme-refoulement-résurgence qui s’est vraiment imposée. Avec cette théorie, mon entrée en contact avec cette histoire correspondrait à un moment de refoulement. Ce n’était pas du tout logique. Pendant longtemps, je n’arrivais pas à comprendre ce décalage entre mon vécu et ce qui se disait de la mémoire de la guerre, loin de la réalité sociale et politique que j’avais vécue, que je vivais. Et les recherches sur la presse que j’ai effectuées pour mon mémoire de maîtrise sur le 17 octobre 1961 m’ont encore plus étonnée : l’événement a été largement couvert à l’époque, débattu, connu.

Cela a alimenté mes premières réflexions en maîtrise sur la mémoire de l’événement : son effacement dans la sphère publique n’est pas lié à un traumatisme. Cette vulgate fonctionnant comme une métaphore empruntée au psychisme des individus, utilisée largement pour la Seconde Guerre mondiale, est abusivement appliquée à des phénomènes collectifs et, en cela, constitue une réelle erreur méthodologique. Ici, l’effacement de l’événement est de nature socio-politique au sens où il dépend des évolutions de la société et de la vie politique. Ainsi l’antiracisme l’a fait resurgir à partir d’un relais par l’extrême gauche du début des années 1970, où son souvenir avait été entretenu. Aussi, la mémoire me semble aujourd’hui un vaste fourre-tout dans lequel on mélange des choses qui, n’étant pas de même nature, ne peuvent pas épouser les mêmes évolutions ni les mêmes logiques et que l’on ne peut expliquer de la même façon. Une des tâches de la réflexion sur la mémoire pourrait être de se demander comment on appréhende l’interaction entre les différents phénomènes (mémoires individuelles, usages politiques du passé, etc.). Cette historicité politique de la mémoire n’est absolument pas accessible par le schéma d’interprétation traumatisme-refoulement-résurgence.

Avec cette expérience, je vois aussi un aspect négligé dans l’appréhension de la mémoire politique de cette histoire : la différence entre le traitement par l’État et par les pouvoirs locaux. Ayant grandi dans une municipalité communiste, précisément, la guerre d’Algérie se manifestait y compris dans les noms d’institutions et des toponymes comme un foyer de jeunes travailleurs qui portait le nom de Daniel Ferry, une des victimes de Charonne, et cela était su. Cet aspect des politiques locales reste très peu travaillé. Il est pourtant essentiel. Ainsi, localement, le PC, qui a privilégié la mémoire de Charonne, a, simultanément, oublié le 17-octobre.

De surcroît, je ne pense pas que l’on puisse donner une périodisation globale. Chaque mémoire a sa propre temporalité. Ainsi pour les politiques publiques, cela commence dès la guerre, notamment avec les rapatriés, puis les anciens combattants sont reconnus dès 1967 et la carte du statut d’« anciens combattants », c’est 1974 – le mot guerre n’est pas présent à ce moment dans les textes officiels, même si tout le monde en parle déjà. Y compris dans les débats parlementaires, tout de suite les députés désignent la guerre comme telle, bien que les gouvernements la nient. La loi de 1999 est cependant l’exemple parfait de l’erreur méthodologique que j’ai évoquée. Il est vrai qu’officiellement, c’est alors la première fois que l’on admet de parler de « guerre » et de « guerre d’Algérie » mais cette reconnaissance ne résulte pas d’une résurgence après un refoulement d’ordre psychique. Elle vient du combat des milieux anciens combattants, car si un ancien combattant a été impliqué dans une guerre, sa pension sera supérieure à celle qu’il touche s’il s’agit d’« opérations ». Il y avait en cela un enjeu financier non négligeable qui explique la résistance de l’État, même si l’enjeu symbolique est aussi très fort.

Vous avez tout à fait raison de remettre en question ce lieu commun. Le séquençage traumatisme-refoulementsurgissement, et la périodisation sont, l’un comme l’autre, des facilités théoriques qui produisent une sorte de faux-semblant de profondeur notamment psychologique, que ce soit pour Vichy ou pour la guerre d’Algérie, occultant du même coup le passage du politique au mémoriel. Mais je voudrais également revenir sur un autre aspect de votre biographie intellectuelle tenant à votre rapport avec la famille Audin, aspect qui, là, a été investi ou porté par les médias lors de la reconnaissance par le président Macron en septembre 2018 de l’assassinat de Maurice Audin. Je veux dire par là que, de l’extérieur, si l’on ne connaît pas vos travaux, votre nom est associé à cet événement. Quels sont donc vos liens avec l’« affaire Audin » ?

S.T. : Mon implication est d’abord auprès de la famille, dans l’invisibilité la plus totale. Pour cela, il faut revenir à Pierre Audin qui, à l’occasion de l’édition de ma thèse, a remarqué que j’étais une de ses anciennes élèves. De fait, on est restés plus ou moins en contact ; lui ou la famille m’interrogeait occasionnellement sur des documents ou des témoignages. C’était en 2006, notamment, au moment du décès de Pierre Vidal-Naquet, cet historien qui s’est totalement engagé dans la dénonciation de la torture à travers, justement, le cas d’Audin. Avec Bertrand Hamelin, un historien de l’université de Caen où Vidal-Naquet a enseigné, nous avons participé à un hommage pour lequel Bertrand Hamelin a consulté des lettres possédées par Josette Audin. Puis, en 2011, mes contacts avec la famille Audin sont devenus plus réguliers, surtout lorsqu’une journaliste du Nouvel Observateur, Nathalie Funes, a obtenu une information sur ce qui serait arrivé à Maurice Audin en faisant une enquête auprès des milieux de l’extrême droite française et en a informé la famille. À ce moment-là, Michèle et Pierre, fille et fils de Maurice Audin, ont demandé à me rencontrer pour savoir ce que j’en pensais. Nathalie Funes a alors repris l’enquête sur ce qui est arrivé à Maurice Audin et je l’ai accompagnée. On ne sait pas comment il est mort, son corps n’a jamais été retrouvé. Pierre Vidal-Naquet a toujours défendu que Maurice Audin avait été étranglé par le lieutenant Charbonnier mais en fait, il n’y en a aucune preuve. On peut tout à fait ouvrir, rouvrir l’enquête. Parallèlement, François Demerliac, documentariste, a fait un film sur l’« affaire » et, ce faisant, nous avons cheminé tous les trois, Nathalie Funes, lui et moi. Michèle Audin a publié Une vie brève qui, consacrée à la biographie de son père, lui permettait de se réapproprier cette histoire et d’éclairer la personnalité de Maurice Audin dont l’histoire ne commence, publiquement, qu’avec sa disparition. Or, pendant ce temps-là, un autre journaliste, Jean-Charles Deniau, ne s’embarrassant pas de scrupules, publiait La Vérité sur la mort de Maurice Audin (2014). Tout le monde s’est jeté sur ce livre reposant notamment sur les propos d’Aussaresses, alors que nous qui travaillions sans que personne le sache, nous savions que ce que ce dernier racontait était sujet à caution. Deniau s’appuyait notamment sur un témoin, que nous connaissions et avions également approché et dont on savait qu’il était extrêmement fragile. Pendant des années, on a travaillé sur l’affaire sans rien rendre public parce que ce n’était pas suffisamment solide. Et puis, quand on a tenté de publier nos résultats, plusieurs éditeurs (nous avons soumis des projets à trois maisons différentes) nous ont fait défaut notamment avec ce motif : décrire une enquête qui n’aboutit pas est sans intérêt. Le temps passant et le combat de Josette Audin ne cessant pas, pour la première fois, François Hollande a réagi en tant que président. Il a déclaré, en 2014, qu’Audin était « mort durant sa détention ». Par ailleurs, il a fait recevoir Josette Audin et son fils par Jean-Yves Le Drian, alors ministre de la Défense, qui leur a remis des documents militaires. À cette occasion, la famille Audin m’a demandé mon avis sur ces archives pensant qu’on allait y trouver « la » vérité. Comme historienne, j’étais convaincue qu’elle ne pouvait y être et il fallait le leur dire. Pour que la vérité soit dans les archives, il aurait fallu qu’elle ait été consignée par écrit dans un document ensuite préservé. Évidemment, ce n’est pas le cas. À la suite des archives militaires qui lui ont été remises, Josette Audin a eu l’autorisation de consulter les Archives nationales et, de fil en aiguille, on a collecté des éléments sur cette histoire. Mais pas la vérité sur le sort d’Audin. 2018 arrive alors, cela faisait des années que je m’étais engagée dans cette affaire sans que cela fasse partie directement de mon travail de recherche, même si c’était en écho à mon travail de thèse. En travaillant sur la justice et la législation d’exception, en effet, j’avais analysé la délégation des pouvoirs de police aux parachutistes, leur permettant d’arrêter et d’interroger le moindre suspect à leurs yeux. Il se trouve que, le 11 juin 2017, date anniversaire de son arrestation par les parachutistes à Alger en 1957, Emmanuel Macron, tout juste élu, a téléphoné à Josette Audin. Il lui a dit, en substance, qu’il ferait quelque chose. De là, tous les proches et soutiens se sont mobilisés. Josette Audin attendait la vérité et la reconnaissance de la responsabilité de l’État. La campagne a vraiment débuté le 14 février 2018 par l’intervention de deux députés, Sébastien Jumel, député communiste, Cédric Villani, de LREM, qui ont repris la demande de Josette Audin. Se sont enclenchés au printemps des entretiens avec des conseillers de l’Élysée, notamment Sylvain Fort, assisté, entre autres, par un conseiller militaire d’une étonnante méconnaissance de l’histoire de cette guerre ; ces consultations ont concerné des personnes impliquées dans l’élucidation de l’affaire (Nathalie Funes, François Demerliac, Pierre Mansat, moimême, de nombreuses autres). En juillet, j’ai été rappelée. En m’informant qu’il y aurait une déclaration comprenant différents aspects, avec l’idée de la reconnaissance de la responsabilité de l’État et d’une ouverture des archives, on me demandait si je voulais rédiger une trame. Ce qui m’a plongé dans un grand moment d’incertitude et de solitude. Solitude parce que je ne voulais subir de pression de personne. Incertitude parce que je n’étais pas politiquement du côté du président. Ceci dit, si l’on est engagé dans des revendications mémorielles, si un jour on sent que cela peut aboutir, il est peu cohérent de refuser une telle proposition. Tout cela se passe au mois d’août 2018. Il m’a fallu une quinzaine de jours de travail. Une des difficultés était que l’on voulait reconnaître la responsabilité de l’État sans savoir ce qui était arrivé à Maurice Audin. L’idéal aurait été de connaître les circonstances de sa mort et ainsi, en connaissance de cause, d’établir la responsabilité de l’État. Contourner la difficulté était cependant possible puisque les pouvoirs des parachutistes leur avaient été octroyés légalement par un arrêté, fondé sur un décret lui-même reposant sur une loi (la loi des pouvoirs spéciaux, du 16 mars 1956). La responsabilité de l’État est donc engagée à travers ce dispositif légal même si l’on ne connaît pas la vérité sur la mort d’Audin ni sur le camouflage de son corps. En invoquant le système répressif légal, on déconnecte la question de la vérité sur l’assassinat d’Audin (toujours inconnue) et celle de la responsabilité de l’État (établie). Ce raisonnement a un deuxième intérêt qui, malheureusement, n’a pas été compris. C’est qu’à travers le système, la reconnaissance vaut pour tout le monde. La médiatisation du cas Audin, pendant la guerre elle-même, suivant la volonté de Josette Audin et de Pierre Vidal-Naquet, a toujours été mue par l’intention de dénoncer l’organisation même de la répression. Le combat pour Audin a toujours été mené pour tous les autres disparus. Audin est la victime d’un système qui a fait aussi, par ailleurs, bien d’autres victimes anonymes donc, pour moi, la dénonciation du système répressif inclut toutes les victimes. Cela n’a pas été souligné en 2018, ou bien on n’a pas voulu le voir. Ça a été très décevant car le contenu du texte a été englouti et très critiqué sans même être lu. Quand, le 13 septembre 2018, la déclaration a été rendue publique lors de la visite d’Emmanuel Macron à Josette Audin, les médias n’ont pas relayé le contenu du texte et les critiques se sont développées en dépit du soin apporté pour peser chaque mot, chaque phrase. Ça été là une grande déception car l’on n’a généralement pas su voir que cette déclaration valait pour tous, alors que précisément c’était l’intention et c’était le sens de ce que j’avais écrit. D’ailleurs, le projet originel du site les 1000autres1, qui depuis a évolué, est antérieur à la déclaration et la critique de celle-ci, consistant à dire qu’elle ne concernait qu’Audin, a servi à le lancer, au nom des autres qui auraient été oubliés. Il y a eu évolution depuis, je tiens à le répéter et c’est très bien, mais tout de même, cette expérience m’a beaucoup fait réfléchir à la question du militantisme mémoriel. En fait, quand les gens investissent le terrain de la revendication mémorielle, je me demande – il y a là une question centrale – si l’aboutissement de la revendication, son succès, ne pose pas problème ? Car politiquement, la critique doit persister et je pense que cela a joué dans le déni de la portée du texte.

Ne pourrait-on pas avancer que cette déclaration – prononcée par Emmanuel Macron – a eu un effet performatif au sens où elle fait acte. Ceci étant dit, tout ce qui est à l’intérieur de la déclaration, son contenu, la façon dont vous, Sylvie Thénault, avez pu ciseler vos phrases, considérant tel mot plutôt que tel autre, s’est fondu dans l’acte, y a disparu. L’on est passé du côté de la performativité qui crée une réalité sur une scène discursive au regard de laquelle les énoncés, l’intention du propos, voire sa généalogie n’ont plus de poids. Les gens se satisfont de l’acte – et les médias y encouragent – et certains s’en ressaisissent pour construire ou renforcer leurs propres positions ou fonder leurs propres projets. Le mémoriel a besoin de déclaration, ce qui est plus simple à gérer que le contenu avec ses finesses et son épaisseur.

S.T. : Cela me fait revenir à mon travail d’historienne. J’ai toujours travaillé à un échelon « macro », sans aller dans la vie des gens. D’aucuns diraient que c’est un mécanisme de défense ! Peut-être. Ici, je préfère insister sur la signification de mes travaux à laquelle je reste particulièrement attachée. J’ai toujours travaillé, en fait, en me demandant quelle leçon politique il est possible de tirer de tout cela. Or, je crains que la réponse – étayée par mes propres recherches et, d’abord, ma thèse qui portait sur les lois d’exception – soit que la République ne nous protège pas et, quel que soit le régime politique sous lequel on vit, il faut être d’une extrême vigilance. Car le droit d’exception peut faire évoluer le politique. C’est là un point fondamental. Évidemment, cette approche ne manifeste pas de sensibilité à l’égard de ce qui arrive aux gens. Et il est vrai que si je prends une position publique, je ne le fais pas en jouant sur le registre émotionnel et je ne fais pas étalage de mes émotions. La question posée ici est de savoir jusqu’à quel point un texte, comme une déclaration officielle, apaise les souffrances des victimes. De ce point de vue, certes, la déclaration de 2018 n’a concerné qu’Audin et elle a apaisé Josette mais d’un autre côté, celle-ci a dû admettre qu’elle ne saurait jamais la vérité. In fine, je dois dire que je ne sais pas ce qui répare et je suis aujourd’hui convaincue que, quand on vit une telle violence, il n’y a rien qui puisse la réparer. C’est en ce sens que je doute de la pertinence ou de l’efficacité d’une commission que l’État mettrait en place en suivant ainsi les préconisations du rapport Stora. Je crois beaucoup plus à la prise en charge de la mémoire par les gens concernés qu’à une prise en charge institutionnelle, surtout que cela permet de laisser chacun faire comme bon lui semble. Tout le monde n’a pas envie qu’on évoque son passé, qu’on s’empare de son histoire, tout le monde n’attend pas de reconnaissance. Pour certains, le mal est fait et il reste irréparable.

Vous avez mentionné le rapport Stora avec lequel vous êtes en désaccord notamment sur la question de la réconciliation, laquelle est, au-delà de ce rapport, représentative d’une des tendances mémorielles contemporaines.

S.T. : Sur la réconciliation, j’ai réfléchi depuis en prenant la comparaison du cas franco-allemand, souvent rappelé. Cette réconciliation s’est faite dans un sens diplomatique, comme avec le Rwanda, sans nécessairement que les acteurs soient impliqués. Dans le cas franco-allemand, y avait-il la possibilité de refuser la réconciliation franco-allemande alors que la construction d’une union européenne en dépendait ? C’est une réconciliation entre États régulant leurs relations bilatérales ; quand on parle de la « réconciliation » franco-algérienne, je pense que c’est aussi à cela qu’on pense.

Mais l’imaginaire franco-allemand est fondamentalement différent du franco-algérien. Les Allemands n’en sortent pas du tout dévalorisés, ce qui n’est pas le cas avec les Algériens qui restent dans une asymétrie complète avec les Français – ce qui est toujours d’actualité.

S.T. : Oui, la comparaison avec la situation franco-allemande a ses limites. Pourtant, il ne faut pas oublier que les Algériens sont sortis gagnants de cette histoire au sens où ils ont « gagné la guerre ». Cette victoire leur ouvrait de multiples perspectives, y compris selon un idéal révolutionnaire et tiers-mondiste. Mais aujourd’hui, l’Algérie est du côté des pays en difficulté, en crise et la France du côté des grandes puissances. Il n’y pas, au plan international et diplomatique, la nécessité d’une « réconciliation » comme dans le cas franco-allemand dans le contexte de la construction de l’Union européenne. Même si à l’évidence il y a de nombreux intérêts qui poussent dans ce sens diplomatique. Une autre chose me gêne dans l’idée de réconciliation, c’est qu’à l’échelle individuelle, les gens peuvent être toujours fâchés. Ils en ont le droit. Cela se respecte. On peut continuer d’en vouloir à l’ennemi. Enfin, cette idée d’une réconciliation franco-algérienne est formulée de telle façon que la mémoire trahit l’histoire et c’est inadmissible pour moi. En effet, quand on connaît l’histoire de cette guerre, l’on n’a pas affaire à deux nations opposées l’une à l’autre, unies et homogènes. Bien au contraire, cette histoire a mis les deux nations et les deux sociétés à l’épreuve. Il y a une fracture qui les transcende, entre partisans de l’indépendance et opposants à l’indépendance. Pour aller plus loin, cette guerre n’a pas reposé sur des définitions simples des identités. Au sein de la nation française, vous aviez ceux pour qui l’honneur de la France était de défendre son empire, et les autres pour qui, au contraire, la France ne devait pas se ranger du côté des puissances oppressives et colonisatrices. Qu’est-ce qu’être Français alors, qu’est-ce que la nation française ? La nation à la tête d’un Empire ou la nation des droits de l’homme ? En Algérie, les militants du PCA (parti communiste algérien), comme Maurice Audin, se disaient Algériens. Josette Audin est restée vivre jusqu’en 1965 en Algérie et elle a eu la nationalité algérienne. Pierre Audin, son fils, a fini par obtenir un passeport algérien récemment. Il n’y a donc pas cette fracture aujourd’hui admise, entre Français d’un côté et Algériens de l’autre, facilement définis en miroir, dans l’opposition. Depuis 2018, il y a eu la reconnaissance de l’assassinat d’Ali Boumendjel et elle a pu être présentée comme venant rééquilibrer, côté algérien, celle de l’assassinat d’Audin qui vaudrait côté français. C’est vraiment simpliste au regard de l’histoire. Pendant la guerre, j’y insiste, non seulement les deux nations sont déchirées, mais les identités sont elles-mêmes en jeu et complètement bousculées. Et si l’on ajoute à cela l’importante immigration algérienne en France après les années 1960, il apparaît qu’une nette partition est erronée. Il faudrait que ce débat mémoriel mette en évidence qu’une nation est complexe alors que l’idée de la réconciliation nivelle l’hétérogénéité nationale. Cette histoire est franco-algérienne au sens où elle mêle les uns et les autres, elle intéresse tout le monde par-delà les appartenances nationales.

Mais l’historien n’est-il pas aujourd’hui pris dans un champ d’attraction où il est invité à œuvrer dans le sens de la réconciliation, d’un apaisement prescrit par le haut ? Pourtant, son travail même le conduit à mettre en évidence une brutalité, une cruauté même, des faits et des pratiques, aussi bien à l’échelle des individus que des systèmes, qui rend compliquée la possibilité d’un rapprochement ? N’attend-on pas de l’historien qu’il s’inscrive désormais dans le sens d’une normalisation qui est, entre autres, réconciliatrice ?

S.T. : Je crois au contraire que l’histoire apaise. Passer par une compréhension du système permet de se détacher des individus, et cela est très apaisant. Précisément quand nous rendons des analyses en termes de structure et de système, on décharge les individus de leur responsabilité et du sentiment de culpabilité que, à tort ou raison, ils peuvent ressentir. Si l’on aborde le système colonial de l’Algérie comme une colonie de peuplement qui ne laissait pas d’autre choix, vis-à-vis des colons, que de maintenir un pouvoir inégalitaire reposant sur une discrimination raciale à la fois constitutive de cette société et nécessaire à leur existence en tant que minorité, on met en évidence que l’issue ne pouvait être que violente, extrêmement violente, au-delà des individus. La surdétermination est alors structurelle et c’est à l’historien de la mettre au jour. L’histoire est apaisante au sens où elle présente un déroulement qui ne met pas en cause les individus, sauf ceux évidemment qui ont commis des crimes en toute conscience. C’est une tentative de compréhension générale qui ne montre pas les individus du doigt.

Œuvres citées

Audin, Michèle, 2013, Une Vie brève, Paris, Gallimard.

Deniau, Jean-Charles, 2014, La Vérité sur la mort de Maurice Audin, Paris, Des Equateurs.

Einaudi, Jean-Luc, 1991, La Bataille de Paris. 17 octobre 1961, Paris, Seuil.

Thénault, Sylvie, 2004 [2001], Une drôle de justice : Les Magistrats dans la guerre d’Algérie, préface de Jean-Jacques Becker, postface de Pierre Vidal-Naquet, Paris, La Découverte, « Découverte/Poche : Sciences humaines et sociales ».

Thénault, Sylvie, 2012, Violence ordinaire dans l’Algérie coloniale : Camps, internements, assignations à résidence, Paris, Odile Jacob.

Vidal-Naquet, Pierre, 2012 [1958], L’Affaire Audin, Paris, Minuit.

 

1 Voir dans ce numéro l’article de Malika Rahal & Fabrice Riceputti, p. 31-35.