Texte de l’adaptation de Si c’est un homme, version française [extraits]

Paru le : 14.05.2025

Version dramatique de Si c’est un homme adaptation par Primo Levi et Pieralbero Marché

Personnages

L’auteur

Alberto

Aldo

Flesch

Docteur hongrois

Schlome

Adler

Jean

Nogalla

Piotr

Resnyk

018

Szanto

Elias

Wachsmann

Walter

Henri

Le Chanteur ambulant

Schmulek

Alex

Sigi

Docteur

Dr. Pannwitz

Sonnino

Goldner

Pietro

Kuhn

Stawinoga

1ère Femme allemande

2ième Femme Allemande

3ième Femme allemande

Samuelidis

Charles

Arthur

Askenazi

Schenk

Towarowski

Somogyi

1ère voix d’Allemand

2ième voix d’Allemand

3ième voix d’Allemand

Chœur (six Hommes, six Femmes)

Déportés, infirmiers, porteurs, etc.

PREMIER TEMPS

Au lever du rideau, la scène est plongée dans l’obscurité. Un faisceau de lumière éclaire le visage de l’auteur, au centre.

AUTEUR – À de nombreux individus, à de nombreux peuples, il peut arriver d’estimer plus ou moins sciemment, que « tout étranger est un ennemi ». Le plus souvent, cette conviction gît au fond des âmes comme une infection latente ; elle ne se manifeste que par intermittence, en certaines occasions, et n’engendre pas un système de pensée. Mais quand cela arrive, quand le dogme inexprimé devient le fondement d’un syllogisme, alors, au bout de la chaîne, c’est le Lager. Il est le produit d’une conception du monde amenée à ses conséquences avec une cohérence rigoureuse : tant que la conception subsiste, les conséquences nous menacent. L’histoire des camps de destruction devrait être comprise par tous comme un sinistre signal de danger.

La lumière s’efface du visage de l’auteur, tandis qu’une autre découvre peu à peu le chœur : six hommes et six femmes alignés hors de la scène, qui reste dans l’obscurité.

CHŒUR :

1ère FEMME     …Vous qui vivez en sécurité…

2ème FEMME    …dans vos maisons tièdes…

1er HOMME     …Vous qui trouvez, en rentrant, le soir…

2ème HOMME   …Un repas chaud et des visages amis…

3ème HOMME   …Réfléchissez : est-il un homme…

4ème HOMME   …Celui qui travaille dans la boue…

5ème HOMME   …Qui n’a pas de paix…

6ème HOMME   …Qui se bat pour un morceau de pain…

1er HOMME     …Qui meurt pour un oui ou pour un non…

3ème FEMME    …Réfléchissez : est-elle une femme…

4ème FEMME    …Celle qui n’a plus de cheveux, plus de nom…

5ème FEMME    …Plus la force de se souvenir…

6ème FEMME    …Les yeux vident, le sein froid…

1ère FEMME   …Comme une grenouille, en hiver…

2ème FEMME    …Méditez, cela s’est produit…

2ème HOMME   …Je vous livre ces paroles comme un ordre…

3ème HOMME   …Gravez-les dans votre cœur…

3ème FEMME    …Quand vous êtes chez vous, quand vous vous promenez…

4ème HOMME   …En vous couchant, en vous levant…

4ème FEMME    …Répétez-les à vos enfants…

5ème HOMME   …Sinon, que votre maison s’écroule…

5ème FEMME    …Que la maladie vous frappe…

6ème HOMME   …Que vos fils détournent de vous leur visage. 

La lumière s’éteint sur le chœur, tandis que s’éclaire peu à peu un camp de détention en Italie

1ère FEMME : …Où vont-ils nous envoyer ?

1er ALLEMAND – (Seule la voix sort d’un haut- parleur. Il n’est pas présent sur la scène) – À vous, interdit demander. Tous partir loin : être bien, mais pays froid. Emporter vêtements, fourrures. Emporter or, emporter beaucoup d’argent. Passt’mal auf, personne s’échapper. Versucht einer zu fliehen, werden zehn sofort erschossen : un s’échapper, dix kaput. Compris ?

1ère FEMME – Mais pourquoi ? Pourquoi les malades aussi, et les enfants ?

ALBERTO – Qui sait ? Ils nous emmènent peut-être tous dans un ghetto.

ALDO – Non, Alberto, inutile de se faire des illusions. J’ai parlé hier aux réfugiés de Zagreb : eux, ils savent ce que ça signifie, partir. 

La lumière disparaît sur la scène, elle éclaire le chœur

CHŒUR :

1er HOMME     …Ils le savaient bien …

2ème HOMME   …Les Allemands étaient entrés à Zagreb deux ans auparavant…

1ère FEMME     …Partir signifiait mourir…

3ème HOMME   …Et arriva la nuit du départ…

4ème HOMME   …Et ce fût une nuit telle…

5ème HOMME   …Qu’on sut que des yeux humains n’auraient pas dû y assister et survivre…

2ème FEMME    …Tous l’entendirent :…

6ème HOMME   …Aucun gardien n’eut le courage de venir voir…

1er HOMME     …Ce que font les hommes, quand ils savent qu’ils vont mourir…

2ème HOMME   …Chacun prit congé de la vie de la façon qui lui convenait le mieux…

3ème HOMME   …Quelques-uns priaient…

4ème FEMME    …D’autres burent plus que de raison…

5ème FEMME    …D’autres se saoulèrent une dernière fois d’une horrible passion…

3ème FEMME    …Mais les femmes de Tripoli s’occupèrent de préparer la nourriture pour le voyage…

4ème FEMME    …Et firent la toilette des enfants…

5ème FEMME    …Et les fils de fer barbelé étaient pleins de sous-vêtements d’enfants qui séchaient… 

La lumière éclaire peu à peu la scène. Le camp tout entier apparaît dans l’animation tendue qui précède le départ. Sur les fils de fer barbelé, le vent agite le linge des enfants. Les actions décrites par le chœur se déroulent dans un silence absolu.

6ème FEMME    …N’en feriez-vous pas autant, vous tous ?…

1ère FEMME     …Si l’on devait vous tuer demain, avec votre enfant…

2ème FEMME    …Vous, vous ne lui donneriez pas à manger, aujourd’hui ?…

3ème FEMME    …Et quand tout fût prêt, alors elles se déchaussèrent…

4ème FEMME    …Elles dénouèrent leurs cheveux…

5ème FEMME    …Elles déposèrent sur le sol les chandelles funèbres, selon la coutume de leurs pères…

6ème FEMME    … Et elles s’assirent à terre pour la lamentation…

1ère FEMME     … Et toute la nuit, elles prièrent et pleurèrent.

Dans le haut- parleur, monte la prière du « Kaddish ». Pendant quelques instants crescendo, puis en fond sonore.

1er HOMME     Nous étions nombreux devant leur porte…

2ème HOMME   … Et il descendit dans notre âme…

3ème HOMME   … Nouvelle pour nous…

4ème HOMME   … La douleur antique du peuple qui n’a pas de terre…

5ème HOMME   … La douleur dénuée d’espérance…

6ème HOMME   … De l’exode qui se renouvelle à chaque siècle. 

Le « Kaddish » s’élève plus fort pendant quelques secondes, puis s’interrompt brusquement, au milieu de la phrase musicale. Un instant d’immobilité en scène, puis, déchirants, dans les haut- parleurs, les ordres des Allemands. 

1ère VOIX D’ALLEMAND (dans le haut-parleur) – Alle in die Reilhe ! In zwei Gliedern antreten!

2ème VOIX D’ALLEMAND (c. s. [come sopra : comme au-dessus]) – Vorbereiten für den Appell !

3ème VOIX D’ALLEMAND (traduisant c. s.) – En file par deux, et vite ! 

En scène, avec un certain désordre, les prisonniers se disposent dans l’ordre qui leur a été commandé.

6ème HOMME – L’aube nous surprit, comme une trahison.

La lumière sur la scène et les voix qui font l’appel commencent à diminuer après les deux premiers noms.

3ème VOIX D’ALLEMAND – (dans le haut-parleur) – Ancona Ernesto.

1er DEPORTE – Présent !

3ème VOIX D’ALLEMAND – Ascoli Guglielmo.

2ème DEPORTE – Présent !

3ème VOIX D’ALLEMAND – Ascoli Maria.

3ème DEPORTE – Présente !

3ème VOIX D’ALLEMAND – Ascoli Paulo.

ENFANT – Présent !

La lumière a disparu, et les voix se sont tues. La scène est dans l’obscurité, seul le chœur est toujours éclairé.

CHŒUR :

1er HOMME     …Avec l’absurde précision à laquelle nous devrions plus tard nous habituer…

2ème HOMME   …Les Allemands firent l’appel…

3ème HOMME   …À la fin :

1ère VOIX D’ALLEMAND (dans le haut-parleur) – Appell beendet, Herr Scharführer. Alles in Ordnung.

2ème VOIX D’ALLEMAND (c.s.) – Gut. Wieviel Stück?

1ère VOIX D’ALLEMAND – (c.s.) – Sechshundert und fünfzig Stück.

4ème HOMME   …Wieviel Stück? – demande le sergent…

5ème HOMME   …Et le caporal salua et répondit que tout était en ordre, et que les « pièces » étaient au nombre de 650.

6ème HOMME   …On nous emmena à la gare…

1er HOMME     …Où le train nous attendait.

3ème FEMME    …Voici donc, sous nos yeux…

4ème FEMME    …Sous nos pieds…

1er HOMME     …L’un de ces fameux convois allemands…

2ème HOMME   …Ceux qui ne reviennent plus.

5ème FEMME    …Wagons de marchandises, fermés de l’extérieur…

3ème HOMME   …Et dedans des hommes…

6ème FEMME    …Des femmes et des enfants…

4ème HOMME   …Entassés sans pitié…

5ème HOMME   …Comme des balles de marchandise…

1ère FEMME     …En voyage vers le néant…

6ème FEMME    …En voyage à rebours, vers le fond…

Une pause.

1er HOMME     …À la fin du quatrième jour, le convoi s’arrêta définitivement…

2ème FEMME    …En pleine nuit, au milieu d’une étendue sombre et silencieuse.

2ème HOMME   …Mort, le bruit des roues…

3ème FEMME    …Mort, tout bruit humain…

3ème HOMME   …Nous attendions qu’il se passe quelque chose…

[ I.L’arrivée et la Sélection] 

Dans le haut-parleur, le fracas des portières du train ouvertes avec violence. Sur un côté de la scène. S’allument des réflecteurs. Les voix des Allemands toujours dans les haut-parleurs, aucune présence sur la scène. Au cours des dialogues, les déportés s’adresseront chacun à un point, provenance hypothétique de la voix, déterminant la position de l’interlocuteur.

1ère VOIX D’ALLEMAND – Alle ’raus, ’raus, ’raus-Bewegung! Gepäk mitnehmen. Alle auf ’n Bahnsteig.

2ème VOIX D’ALLEMAND – Alle ’raus. In zwei Gliedern antreten.

FLESH (parlant avec un fort accent allemand) – Il dit descendre avec les bagages. Nous devons nous mettre en rangs par deux.

2ème VOIX D’ALLEMAND – Toi, âge combien ?

1er DEPORTE – Quarante ans.

2ème VOIX D’ALLEMAND – Par ici.

3ème VOIX D’ALLEMAND – Toi, âgé combien ?

2ème FEMME – … Trente-quatre.

3ème VOIX D’ALLEMAND – Fillette.

2ème FEMME – … Onze.

3ème VOIX D’ALLEMAND – Malade ?

2ème FEMME – … Qui ?

3ème VOIX D’ALLEMAND – Toi, toi, malade ?

2ème FEMME – … Oui, malade, très malade.

3ème VOIX D’ALLEMAND – De ce côté.

2ème FEMME – … (étreignant la petite fille) – Rosa !

3ème VOIX D’ALLEMAND – (ironique) – La fillette aussi de ce côté.

2ème VOIX D’ALLEMAND – Toi, âge combien ?

3ème DEPORTE – Cinquante-six ans.

2ème VOIX D’ALLEMAND – Malade ?

3ème DEPORTE – (presque étouffé par la toux) – Oui, malade.

2ème VOIX D’ALLEMAND – Gut. Alors autre côté.

3ème DEPORTE – Mes bagages, je pourrais avoir mes bagages ?

2ème VOIX D’ALLEMAND – Les bagages, après.

1ère VOIX D’ALLEMAND – Toi, par ici !

4ème DEPORTE – C’est ma femme !

1ère VOIX D’ALLEMAND – Ensemble après. Toi, maintenant, pas ici.

2ème VOIX D’ALLEMAND – Toi, de ce côté.

3ème FEMME – … Je ne peux pas abandonner l’enfant.

2ème VOIX D’ALLEMAND – Bon, Bon. Rester avec l’enfant mais de ce côté.

3ème VOIX D’ALLEMAND – Weiter, Weiter. Los, Los ! Hommes de ce côté, femmes de ce côté, vieux, malades, enfants, d’un autre côté. (Les déportés, se saluant confusément, commencent à se séparer. Un garçon et une jeune fille hésitent, s’étreignent).

3ème VOIX D’ALLEMAND (violemment) – Schwein, weg von da! (Ils se séparent) Weiter, weiter ! Los, los ! Femmes par ici.

2ème VOIX D’ALLEMAND – ’Raus, ’raus ! vieux et malades par ici !

1ère VOIX D’ALLEMAND – Hommes par ici. Schnell, schnell, aufgehen! Tempo, tempo!

Les déportés se partagent en trois groupes selon les ordres donnés. Une femme entraîne la jeune fille qui hésitait ; celle ci se laisse conduire comme un automate. D’un côté, entre un groupe de prisonniers portant la tenue caractéristique des Häftlinge. Ils font un large détour pour ne pas s’approcher des déportés qui viennent d’arriver ; en groupe de trois, ils vont s’occuper des bagages. Le groupe des hommes valides reste d’un côté, observant les deux autres groupes qui sortent par le fond. La lumière disparaît lentement sur la scène, et éclaire peu à peu le chœur, qui ne comprend plus que des hommes.

CHŒUR :

1er HOMME …Ils disparurent ainsi, en un instant…

2ème HOMME …Par surprise…

3ème HOMME …Nos femmes…

4ème HOMME …Nos parents…

5ème HOMME …Nos enfants…

6ème HOMME …Nous les vîmes, pendant quelques instants, comme une masse sombre, à l’autre extrémité du quai…

1er HOMME …Puis la nuit les engloutit…

2ème HOMME …Nous nous regardions, muets…

3ème HOMME …Tout était silencieux…

4ème HOMME …Comme dans un aquarium…

5ème HOMME …Comme dans certaines scènes de rêve…

6ème HOMME …À nouveau, l’obscurité retentit d’ordres donnés dans une langue étrangère…

1er HOMME …De ces aboiements barbares des Allemands quand ils commandent…

2ème HOMME …Qui semblent délivrer une rage vieille de plusieurs siècles…

3ème HOMME …Sans savoir comment, nous nous retrouvâmes chargés sur un camion…

4ème HOMME …Le camion partit dans la nuit, à toute vitesse…

5ème HOMME …Le voyage ne dura qu’une vingtaine de minutes…

6ème HOMME …Puis le camion s’est arrêté et on a vu une grande porte…

1er HOMME …Et au-dessus, une inscription vivement illuminée :

L’inscription apparaît sur le fond 

2ème HOMME …« Arbeit macht frei » …

3ème HOMME …« Le travail donne la liberté » …

L’inscription s’efface.

4ème HOMME …Nous sommes descendus…

5ème HOMME …On nous a fait entrer dans une pièce vaste et nue…

[…]

La lumière s’éteint sur le chœur : le haut-parleur diffuse une musique d’orchestre, Rosamonde. La lumière éclaire lentement la scène où les prisonniers qui viennent d’arriver sont déjà encadrés, en colonnes. D’autres arrivent, également encadrés, d’un pas étrange, dépourvu de naturel comme des fantoches rigides, tout en os ; ils suivent rigoureusement le rythme de la fanfare.

1ère VOIX D’ALLEMAND (dans haut-parleur) – Links, zwo, drei, vier, Links ! Abteilung… Halt!

2ème VOIX D’ALLEMAND (dans haut-parleur) – Alle Kommandos… Halt ! (La musique s’arrête. Voix d’Allemands qui comptent rapidement : « Eins, zwei, etc. ; d’autres voix : « Stillstand ! », « Block Dreissig 210 Häftlinge, Stärke stimmt », « Aufgehen, aufbleiben ! » etc. Les prisonniers ont été disposés en colonnes et comptés. À la fin de l’opération, dans le haut-parleur) Appel beendet ! Absperre!

Différentes voix répètent, de près et de loin : « Absperre ». Les prisonniers rompent les rangs, mais maintenant, ils ne marchent plus rigides et gourmés comme avant ; ils se traînent, font un effort évident. Quelques réflecteurs illuminent violemment la scène. Murmures confus des prisonniers. Aldo et Alberto vont et viennent, perdus, à la recherche de quelques informations. Ils s’approchent de deux déportés qui discutent : quand Alberto s’apprête à leur adresser la parole, ils lui tournent le dos et s’éloignent.

ALBERTO – Il y en a bien un qui pourra nous dire où trouver de l’eau.

ALDO – Bah!

Ils s’approchent d’un déporté assis à terre, qui est occupé à se masser la cheville. Le déporté polonais continue, absorbé, sans faire attention à eux.

ALBERTO – Nous soif… très soif…

Le déporté polonais lève un regard indifférent sur eux interrompant son massage.

ALDO (insistant, et s’agenouillant pour lui parler de plus près) – Où est l’eau… Wasser… Water… Acqua ?

DEPORTE POLONAIS (recommençant à se masser) – Nie zrozumiałem, i Kpie sobie z tego.

Aldo se lève et se dirige d’un autre côté, suivi d’Alberto. 

ALBERTO – Qu’est ce qu’il a dit ?

ALDO – Je ne sais pas. Il n’a pas envie de répondre.

Un petit groupe de déportés a suivi la tentative d’Aldo et Alberto. Ils commentent avec animation, mais à voix basse, en yiddish.

(1er) DEPORTE YIDDISCH (dans un mauvais français entrecoupé de mots yiddish, appelant Aldo) – Du… dicker Mann…

ALDO (partagé entre le doute l’espoir) – Moi ?

(2e) DEPORTE YIDDISCH Ja… toi.. toi… (il lui fait signe de s’approcher) Kimm’mal aher ! Aldo et Alberto s’approchent.

1er et 2e YIDDISCH (ils lisent à haute voix en yiddish, l’un sur le bras d’Aldo, l’autre sur celui d’Alberto, les numéros tatoués) – Hindert vierunsebezig finefhindert siebezehn ; vie runverzig.

Tous commentent, amusés.

1er YIDDISH (à Aldo) – Tu veux très bien travail ?

ALDO (très soupçonneux) – Oui…

1er YIDDISH (poursuivant) – In Kartoffelschälkommando?

ALDO – Kartoffelschälkommando?

1er YIDDISH – Ja…Kommando éplucher pomme de terre…

ALDO (montrant Alberto) – Tous les deux ?

1er YIDDISH – Nein… nein… Une seule place. (Montrant un Kapo qui se tient un peu plus loin, de dos) Tu vas à ce Kapo… lui te donne bon travail.

Aldo reste un instant hésitant. Tous l’incitent en yiddish, se faisant comprendre par geste. Aldo, sans enthousiasme, y va.

ALBERTO – Nous très soif, pourquoi ils ne nous donnent pas à boire ?

1er YIDDISH (le regardant, puis avec un ricanement ironique) – Warum? Hier ist kein warum! Ici, pas de pourquoi.

Aldo, arrive près du Kapo qui est au fond de scène, lui dit une phrase incompréhensible. Le Kapo l’insulte en allemand, et le frappe avec violence ; il tombe à terre. Le groupe yiddish se disperse en riant. Alberto s’approche d’Aldo et l’aide à se lever, puis l’entraîne à l’écart, et le fait asseoir par terre, près de lui. 

SCHLOME (qui pendant toute la scène est resté assis dans un coin, suivant les événements avec attention, s’approche, et appelle à mi-voix) – Psst… (Aldo tourne la tête avec fatigue. Schlome s’asseyant près d’Aldo) Du bist ein Zugang, ja? wo kommst du her? Welche Bürger bist du?

ALDO – Je ne comprends pas. Qu’est-ce que tu dis ? (Schlome lui fait savoir par un geste que lui non plus n’a pas compris. Aldo, en mauvais allemand et avec peine) Was sagst du?

SCHLOME – Woher du Kommen?

ALDO – Italiener. Ebreo. Jude.

ALBERTO – Il est juif aussi ?

ALDO – Du auch Jude?

SCHLOME – Ja, ein polnischer. Poilen. Poilen.

ALDO (à Alberto) – Il dit qu’il est juif polonais. (A Schlome) Toi, depuis combien de temps ici ? (Schlome fait signe qu’il n’a pas compris) Wie Lange bist du hier? 

La lumière se dissipe tout autour d’eux. A la fin de la scène, seul leur petit groupe de trois est éclairé.

SCHLOME Drei Johr. Ich bin noch gewen ein Kind, als ich verhaftet wurde.

ALBERTO – Qu’est-ce qu’il dit ?

ALDO – Qu’il est ici depuis trois ans. Il était encore enfant quand on l’a arrêté. (A Schlome). Quel est ton travail ?

SCHLOME – Was trafail?

ALDO – Deine Arbeit.

SCHLOME – Ich, Schmiedt.

ALDO – Was ?

SCHLOME – Ich Schlosser. Eisen, Faier. Schlugen, mit Hammer… bum… bum… Schlosser.

ALDO – Il dit qu’il est forgeron. (A schlome). Ich Chemiker… Je suis chimiste.

SCHLOME – Chemiker? Git. Hier chemische Fabrik.

ALDO – Warum?

SCHLOME – Geschwollen.

ALDO – Geschwlollen?

SCHLOME – Du trinken Wosser, du kaputt. Warten bis heute Abend. Heute Abend ist Suppe.

ALBERTO – Qu’est-ce qu’il dit? Pourquoi ne peut-on pas boire l’eau ?

ALDO – Il dit que l’eau est mauvaise. Qu’elle fait gonfler ; il dit qu’on attend ce soir, quand ils donneront la soupe.

SCHLOME – Ich Schlome. Mein Name : Schlome. Du ? wie heißt du ? Und dein Havèr? Dein Freund ?

ALDO (à Alberto) – Il s’appelle Schlome. Il veut savoir nos noms. (A Schlome) Ich Aldo. Er Alberto.

SCHLOME – Alberto. Aldo. Gut. Aldo, Wo deine Mame?

ALBERTO – Qu’est-ce qu’il dit ?

ALDO – Il demande où est ma mère. (A Schlome) Meine Mutter ist in Italien.

SCHLOME (étonné) – A Yidin in Italien ?

ALDO – Ja… cachée… ver… versteckt.

SCHLOME – Oh ! … Gut, gut, Aldo ! … Mutter versteck ! Cachée ! (Il étreint timidement Aldo, se lève et s’éloigne dans l’obscurité environnante).

Aldo et Alberto le regardent disparaître tandis que la lumière s’éteint lentement.

ALEX (hors de scène, dans le noir. En marmonnant, de mauvaise humeur, à peine compréhensible) – Vorige Woche warst du noch zu Hause. Ja? Hier ist es anders. Los. Komm vor, du Dickbauch. Komm, verstehst du? Oder nicht? Was bist du, ein Franzose? (La lumière découvre lentement un coin de l’intérieur d’une baraque, contenant deux assemblages de trois couchettes chacun, disposés longitudinalement, et parallèle l’un à l’autre. Les six couchettes sont occupées, certaines par deux prisonniers la plus haute du groupe de droite est occupée seulement par Adler. Alex, entrant en scène, s’adressant à Aldo qui est encore dehors) Na, komm, Rekrut! (Il fait un signe de la main. Aldo entre et s’arrête. Indiquant la couchette d’Adler) Dort oben! (Et il sort).

Aldo, qui n’a pas compris, hésite.

ADLER (faisant signe à Aldo) – Ein Zugang, Ja? Komm hier auf.

ALDO – Comment ?

ADLER (avec un accent allemand) – Viens ici. C’est ta place.

ALDO (il monte et Adler recule pour lui faire de la place. Aldo se couche. Au bout d’un moment) – J’ai faim.

ADLER – Ici, tout le monde toujours faim.

ALDO – Quand distribueront-ils la soupe ? Demain ?

ADLER – Matin, avant travail.

ALDO – Comment vais-je la manger, sans cuillère ?

ADLER – Acheter, avec pain.

VOIX (provenant des autres couchettes) – Ruhe ! Ruhe !

ADLER (baissant la voix) – Ils disent pas parler. Temps de dormir. Dormir important.

ALDO (après une pause) – Quand vont-ils m’envoyer au travail ?

ADLER – Chaque jour. Ausrücken… Einrücken… sortir… rentrer… travailler… dormir… tombé malade… guérir ou mourir.

ALDO – Et jusqu’à quand ?

ADLER – Quand ? Quand pas important. Aujourd’hui mangé un peu. Combien tu manges demain important.

ALDO (après une autre pause) – Ces chaussures me font mal.

ADLER – Attention chaussures… Mort vient des chaussures… Pieds gonfler… alors malade… hôpital. Hôpital très dangereux.

VOIX (toujours provenant des autres couchettes) – Ruhe! Ruhe! Ruhe!

La lumière commence à se dissiper.

ALDO (d’un ton plus soumis) – Pourquoi hôpital dangereux ?

ADLER (terminant, avec une certaine hésitation) – Nach Hause durch den Kamin. (Il fait un geste vers le ciel...) À la maison par la cheminée.

ALDO (perplexe, comme se parlant à lui-même) – Cheminée ?

Obscurité. En sourdine, Rosamonde, mêlé aux pas cadencés des Kommandos qui marchent au travail : effet de vent. Les voix des kapos, certaines proches, d’autres lointaines… scandent le pas de la façon habituelle : « Links, links, links, zwo drei vier links ». D’autres ordres en allemand, indistincts. Sur ces effets sonores, la lumière augmente progressivement, effet d’aube. Il neige. Sur le fond, au centre, une baraque de bois dont l’intérieur est visible, avec un banc, un poêle, le récipient pour la soupe, les gamelles des déportés, et des outils. Sur le mur du fond une fenêtre aux vitres closes. On accède à la baraque par une porte sur un des côtés. Toujours au fond de la scène, mais de côté, soulevé au moyen de coin et de poulies, un gros parallélépipède de métal grisâtre. De l’autre côté, un tas de poutres en bois, de celles qu’on utilise communément dans la construction des chemins de fer. Près des poutres, quelques rouleaux de fer sur le panorama (en projection) on entrevoit, envahissante, dans l’air froid de la journée d’hiver, les contours de la tour à carbure : elle est très haute, son sommet se perd dans le gris du ciel. Entrent en scène, encadrés et conduits par Alex : Resnyck, Jean, Aldo, Elias, Adler, Piotr, 018, Wachsmann, Szanto, Kuhn ; Alex, salue militairement Nogalla qui attendait en scène, et sort.

NOGALLA (expliquant, peu à peu, avec des gestes. Les prisonniers, raidis de froid, l’écoutant en silence) – Dieser Behälter muss nach Buna geschafft werden. Hier mit den Schwellen ein Gleis machen, damit er mit Hebeln und Walzen abgeschoben wird. Los, los! Alle Bohlen holen!

Les prisonniers, en y mettant le plus de temps possible, s’approchent du tas de poutres, les poussant du pied. Chacun essaie de se mettre avec le compagnon qui lui convient. Aldo s’approche de Flesh. 

FLESH – Non, Aldo, tu es trop petit.

Aldo s’adresse à Piotr.

PIOTR – Niet, niet. (Il se met avec Elias).

NOGALLA – Schnell, schnell ! Alle an die Arbeit!

RESNYCK (s’approchant d’Aldo) – viens avec moi.

Jean avec Adler, Szanto avec 018, Flesch avec Wachsmann, Elias avec Piotr, Aldo avec Resnyck commencent le transport des poutres, les posant à terre devant le récipient de métal, dans la disposition indiquée auparavant par Nogalla. Chaque couple, en hissant la poutre sur ses épaules et en la posant à terre, scande rythmiquement le tempo. Les poutres sont portées par un sur l’épaule droite, et par l’autre sur l’épaule gauche, pour que le poids soit équilibré. À mesure qu’ils posent les poutres, devant le réservoir, ils perdent le plus de temps possible, sous prétexte de corriger la disposition, afin qu’elles soient placées très exactement : ils se remettent en marche vers le tas, toujours talonnés par Nogalla qui crie ses habituels : « Los, los, schnell,schnell », etc…

JEAN (arrivant près du réservoir avec Adler) – Attend… (Ils déchargent en cadence) J’en ai assez…

Adler, haletant, hésite en posant la poutre par terre. Quand Nogalla, intervient, tous les deux repartent. 018, avec un grondement, décharge violemment la poutre et retourne immédiatement vers le tas. Szanto à juste le temps de s’écarter pour éviter d’être frappé par la chute de la poutre. Il ne dit rien et repart aussitôt. Elias arrive avec Piotr, ils déchargent en rythmant leurs efforts, posent la poutre par terre avec difficultés. 

NOGALLA – Schnell, schnell…

Elias et Piotr repartent. Imprécation en russe de Piotr. Wachsmann arrive avec Flesch, ils s’indiquent le rythme, déchargent et corrigent la position de la poutre à terre.

ELIAS (près du tas de poutres, discute avec 018) – Ote-toi de là.

NOGALLA (accourt et les rappelle à l’ordre) – Was ist hier los? Ordnung! Bewegung! Flesh repart avec Wachsmann. Aldo arrive avec Resnyck. Ils déchargent en mesure. Aldo reste quelques instants immobiles, reprend haleine, anéanti par l’effort.

RESNYCK (après avoir installé la poutre déchargée, pose sa main sur l’épaule d’Aldo) – Allons-y…

ALDO (la respiration courte) – Je n’en peux plus…

RESNYCK – Courage, tâche d’éviter les coups, allons… Aldo, se traînant avec peine, repart. Chaque pair dans l’ordre précédent, répète le voyage et l’installation des poutres, de sorte que le rail est formé devant le réservoir, transversalement d’un côté à l’autre de la scène. 

NOGALLA (à Elias et 018) – Ihr da, bringt mal ein paar Walzen her; alle andern in die Barakke und Hebel holen. (Les prisonniers exécutent avec la plus grande lenteur. À Aldo, Flesch et Jean, en les plaçant avec les leviers d’un côté du réservoir). Du hier, du hier und du hierher.

Wachsmann, Adler et Resnyck, en les plaçant de l’autre côté). Du hier, du hier und du hierher. (À Szanto et Piotr, leur indiquant le côté postérieur du réservoir). Ihr beiden hinten ran. (À Elias et à 018) Nehmt mal eine Walze und schiebt sie runter.

Elias et 018 prennent le rouleau et le posent sur les poutres, devant le réservoir, de la façon que celui-ci, quand on le pousse, puisse glisser dessus 

ALDO (indiquant la tour à carbure que l’on voit au fond) – Qu’est-ce que c’est que çà ?

WACHSMANN – Tour, Babel…

ALDO – Quoi ?

NOGALLA – Jetzt los mit den Hebeln und ihr zwei haltet die Walze fest. (Donnant le rythme). Hau ruck! (Le réservoir commence à glisser en avant). Hau ruck ! (Le réservoir glisse encore). Die andere Walze. Elias et 018 s’exécutent.

WACHSMANN (à Aldo) – Babel, Babelturm…

JEAN – As-tu compris à Aldo ?

FLESH – Wachsmann est un poète. C’est la tour à carbure, mais pour lui, c’est la tour de Babel…

NOGALLA – Ruhe, ruhe ! Weitermachen! Hau ruck! (018 glisse, interrompant le rythme du travail).

NOGALLA (le soulevant brutalement) – Verdammter Idiot, muss du gleich umfallen! (puis il passe derrière le réservoir) Bring die Walzen nach vorn!

Elias et 018 s’exécutent.

WACHSMANN (excité, presque prophétique) – Ja, ja… Tour de Babel.

NOGALLA – Hau ruck ! Hau ruck ! Hau ruck ! (Le réservoir continue à glisser) Walze nach vorne ! 

Elias et 018 s’exécutent encore.

WACHSMANN (indiquant la tour) – Cette… blasphème de pierre… Cette offense de Dieu.

NOGALLA – Hau ruck ! Hau ruck ! (le réservoir glisse encore) Die Walzen ! Elias et 018 s’exécutent.

WACHSMANN (profitant de la nouvelle courte interruption) – celle-là aussi… (montrant encore la tour) comme l’autre, kaput!

NOGALLA – Hau ruck ! Hau ruck ! Hau ruck ! (Adler glisse. Nogalla, en jurant, le frappe de son bâton. Alder se remet sur pied. Nogalla, revenu derrière le réservoir) Hau ruck ! Hau ruck !

JEAN – C’est vrai… c’est la tour de Babel, bâtie avec la souffrance des esclaves… et sur la confusion des langages…

Resnyck et Adler acquiescent, d’un mouvement affirmatif de la tête. Elias les regarde avec commisération.

NOGALLA – Walze !

Elias et 018 vont, comme les fois précédentes, prendre le rouleau qui s’est dégagé du parcours et le portent devant le réservoir.

ELIAS (tandis qu’ils disposent le rouleau sur les poutres) – Babel ? (riant) Vos otros todos locos… (il se frappe le front, pour montrer que les autres sont fous) Eso es la torre de la locura !

NOGALLA – Ruhe! Ruhe! An die Arbeit!! Hau ruck ! Hau ruck !

Le réservoir est presque arrivé au bout de la scène.

ELIAS – Quando se come aqui? Eso es muy importante !

NOGALLA – Hau ruck ! Hau ruck ! Walze! (Elias et 018 transportent à nouveau le rouleau) Hau ruck ! Hau ruck ! (Le réservoir est maintenant presque complètement hors de scène) Hau ruck ! (Dans un haut-parleur, le sifflement de la sirène qui annonce midi. Szanto et Piotr, les deux seuls qui soient encore en scène, occupés à pousser le réservoir par derrière, abandonnent immédiatement le travail, laissant tomber les leviers qu’ils ont à la main. Les autres rentrent aussi. Nogalla, montrant Jean et Elias) Los, zwei Mann, essenholen. Du und du. 

Jean et Elias prennent, à l’intérieur de la baraque, la marmite de soupe, la portent dehors et la pose à terre, devant la porte de la baraque. En même temps, les prisonniers se sont dépêchés de récupérer dans la baraque leur gamelle, dans la confusion, les bourrades, les cris. Tous se mettent en file, chacun essayant de se placer à la fin. Aldo reste le premier et 018 le second. Jean et Elias, quand ils ont déposé la marmite, prennent les dernières places : Elias l’avant dernier et Jean le dernier, avec deux gamelles à la main : l’une de taille normale, la sienne, et l’autre plus grande, celle de Nogalla.

RESNYCK  (tirant Aldo par le bras et le plaçant devant lui, pour laisser 018 le premier) – Ne te place jamais le premier. Tu ne sais pas encore ? La soupe, il ne la remue jamais, parce que le fond, le plus épais, c’est pour lui. Les premiers n’ont que de l’eau.

NOGALLA (commençant la distribution) – Essen empfangen, los! Na, mal langsam, langsam, ihr Dreckschweine! Wollt ihr ja alles umkippen? Ordnung! 

À mesure que les prisonniers ont reçu leur ration, ils entrent dans la baraque. Enfin, Jean tend les deux gamelles : la première remplie est la sienne, l’autre, la plus grosse, est celle de Nogalla, et il la lui donne. Nogalla, sa gamelle à la main, sort de la scène, disparaissant derrière la baraque. Les prisonniers, assis sur le banc près du poêle, mangent avidement, évitant de perdre la moindre parcelle de nourriture. Ils s’attardent à racler méticuleusement le fond de leur gamelle, avec leur cuillère. 018, Aldo, Szanto, Piotr, terminent les premiers. Piotr tire de sa poche une boîte de sardines, et un morceau de papier journal, et avec des gestes attentifs et délicats, roule une cigarette qu’il allume au poêle, en se servant d’une brindille. 018, Aldo, Kuhn et Szantos’endorment, vacillant d’avant en arrière. Les autres ont également fini de manger ; Jean, se déplaçant sur la pointe des pieds, évitant de faire du bruit, passe ramasser toutes les gamelles qu’il replace dans un coin de la baraque, puis revient s’asseoir et s’endort lui aussi, comme tous les autres. Pendant quelques secondes, commentaire musical – le thème de Rosamonde déformé, des accords faux qui se mêlent au sifflement du vent. Parmi les prisonniers, l’un ronfle, un ou deux claquent des mâchoires comme s’ils rêvaient de manger. Adler gémit. Le commentaire musical reparaît ; puis, au lointain, dans le haut-parleur, la voix de Nogalla…

VOIX DE NOGALLA (s’approchant progressivement, toujours sur un ton très discret, mais obsédant).

Es wird gleich Ein Uhr sein…

Es wird gleich Ein Uhr sein…

Es wird gleich Ein Uhr sein…

Es wird gleich Ein Uhr sein…

Es wird gleich Ein Uhr sein…

Es wird…

Quelques coups frappés résolument contre le mur du fond de la baraque interrompent nettement l’effet de voix et de musique dans le haut-parleur. Par le carreau de la fenêtre de la paroi du fond, apparaît le visage de Nogalla qui montre son bracelet-montre.

NOGALLA – Ein Uhr. An die Arbeit. Alle heraus… (tous se réveillent, se lèvent de mauvais gré, s’étirent. Sifflement du vent. En sortant de la baraque, les prisonniers, relevant le col de leur veste et frissonnant, cherchent à se protéger du froid du mieux qu’ils peuvent. Nogalla, qui les attend dehors, d’une voix soumise, presque pitoyable) Alle « raus…alle » raus…

ADLER (resté le dernier dans la baraque) – Même un chien, on ne le mettrait pas dehors… (Il sort aussi).

NOGALLA (montrant les poutres qui sont restées à terre et ont formé le tronçon de rail sur lequel, auparavant, glissait le réservoir) – Die Schwellen vor den Behälter. Los schnell, Keine Zeit verlieren. Alle Bohlen holen. (Les couples se reforment comme avant. Remarquant Aldo avec Resnyck ) mit dem. (Il montre Szanto qui est grand lui aussi, et qui se met maintenant avecResnyck) Und du bist klein (montrant Aldo) mit dem (indiquant 018 qui se met maintenant avec Aldo). 

Astucieusement, Jean et Adler, Flesh et Wachmann, changent les poutres les plus proches du réservoir, qui nécessitent un transport plus rapide, et s’en vont. Nogalla sort de scène pour aller contrôler le transport. Szanto et Resnyck changent la poutre suivante et s’en vont. Piotr et Elias vont changer la poutre suivante. 018 et Aldo doivent prendre l’autre, qui est plus loin. Elias s’arrête brusquement et regarde fixement comme un chien qui pointe sa proie, en direction du tas de poutres. Une violente discussion naît entre Elias et Piotr, accompagné de gestes furtifs, car ils ne veulent pas se faire remarquer. Piotr essaye de retenir Elias, lui faisant comprendre que les autres peuvent s’en apercevoir. Elias, d’un geste impatient, tire du tas un sac de ciment vide, le secoue.

De la couture de son pantalon, il sort un couteau, caché le long de son mollet. Il pratique rapidement des trous dans le sac : un au centre du fond pour la tête et deux sur les côtés pour les bras. Il retire sa veste, sous laquelle il porte une chemise en lambeaux ; en frissonnant il enfile le sac, qu’il rentre dans son pantalon, puis remet sa veste. Le tout avec des gestes très vifs, presque simiesques, et le plus rapidement possible. Dès que l’opération est terminée il retourne près de Piotr qui, pendant ce temps, a continué à jurer de façon incompressible. Il charge la poutre. Le volume du sac est bien visible sous la veste. Aldo et 018 en profitent pour ralentir le travail, en l’absence de Nogalla. Ils chargent eux aussi la poutre. Nogalla, revenant en scène, remarque avec suspicion l’étrange silhouette d’Elias. Il s’approche de lui et, lui tâtant une épaule, s’aperçoit de la présence du sac ; il ouvre sa veste et déchire le papier, puis, du geste allemand classique, le menace) Was hast du gemacht, du verfluchter Bandit ? Ein Sack hast du gestohlen, ja ? (Furieux, il donne un coup de pied à Elias, puis, s’adressant à tous) Alle Banditen hier ! Wegen euch soll ich mir Scherereien machen, ihre Arschlöcher! (Il trouve Aldo devant lui, qui arrive, portant sa poutre avec 018. Il le frappe de son poing à l’estomac. Aldo perd l’équilibre et la poutre tombe, le blessant au pied. 018 reste debout, d’un air absent. Aldo tombe, serrant son pied blessé. Nogalla, de plus en plus furieux, invective Aldo). Verdammter Idiot, du blöde Sau du ! (voyant 018 immobile, il le frappe et l’insulte ) Was schaust du so dumm an ! (018 reste impassible, tandis que Nogalla le giffle. Nogalla, sortant de scène, toujours furibond) Ihr Schweinehunde ! Ihr verfluchte Trottel… 018, toujours impassible, porte la main à son nez pour étancher le sang, puis regarde avec indifférence sa main ensanglantée. Aldo, toujours à terre, tient serré dans ses mains son pied douloureux. La lumière baisse, puis disparaît. Puis elle découvre, au fond de la scène, une baraque dont l’intérieur est visible. On y accède par une porte latérale gardée par un Häftling dans une guérite. Il fait retirer leurs chaussures aux malades, qui ne peuvent entrer que déchaussés. Le Häftling portier, au moment du dépôt de chaussures, remet un ticket. Devant la porte, une longue file indienne de malades ; quelques-uns ont des bandes à demi-déroulées qui leur pendent des jambes. À mesure que leur tour d’entrer approche, les malades s’efforcent de détacher les liens de fortune et les fils de fer qui tiennent leurs chaussures attachées, en gardant leur équilibre du mieux qu’ils peuvent. Pas trop tôt, pour ne pas rester pieds nus dans la boue, pas trop tard, pour ne pas perdre leur tour. Tous portent leur gamelle, et ils retirent à mesure tous les objets qu’ils portent, ainsi que leur béret, avant d’entrer dans la baraque. À l’intérieur, la queue continue. Les malades se déshabillent progressivement, pour arriver torse nu devant le banc qui se trouve au milieu. Là, ils s’assoient, au coude à coude. Quand ils sont arrivés au banc, un infirmier leur tend un thermomètre. Tous tiennent le petit tas de leurs misérables objets personnels. Au bout du banc, se tient le médecin, qui passe debout et très sommairement la visite des malades. Après la visite, les malades sont envoyés dans trois directions différentes : quelques-uns sortent par le fond, d’autres de côté. Et d’autres encore en coulisse, très en avant vers la fosse, où se trouvent deux infirmiers Polonais qui fument et bavardent de façon incompréhensible. Aldo est maintenant près du banc.