Aller à la rencontre de Robert Bober

Marie-Laure LepetitI.G. Lettres-cinéma
Sandrine RaffinLycée Bellevue, Toulouse
Paru le : 28.07.2021

Pour lire en classe Par instants, la vie n’est pas sûre

 

Résumé

Cette ressource propose, sous forme de lettre à Rober Bober, un compte rendu de lecture de son dernier ouvrage, suivi de trois propositions de parcours pédagogiques pour faire découvrir à des élèves de 3e et de Terminale l’œuvre de Bober, leur faire lire Par instants, la vie n’est pas sûre et leur montrer ce que sa démarche doit à Georges Perec.

Index géographique : Paris

Disciplines : français ; humanités, littérature et philosophie

Niveaux : 3e, Tle.

Corpus de textes : Bober – corpus de textes VF

 

Cher Robert Bober,

Nous commencerons notre article pédagogique consacré à votre dernier ouvrage par une lettre que nous souhaitons vous écrire. Pour nos lecteurs, elle sera comme une introduction, une manière d’entrer dans votre texte.

Toutes deux lectrices boulimiques – nous avons fait de cette passion notre métier –, nous avons eu ensemble une immense envie d’écrire sur votre dernier récit, Par instants, la vie n’est pas sûre, que vous nous avez offert à l’automne chez P.O.L votre éditeur, afin de partager notre découverte avec les lecteurs de la rubrique « pédagogie » de la revue en ligne Mémoires en jeu[1]. Parce que ce texte profondément humain nous a donné la sensation de rencontrer un ami, vous, l’auteur de ce livre. Parce qu’il a fait naître en nous, au fil de l’eau, un profond désir de relire les textes qui le traversent – ce que d’ailleurs nous avons fait en nous replongeant, notamment, dans les œuvres de Georges Perec, W et Récits dEllis Island, dans l’autobiographie de Pierre Dumayet et l’essai de Danielle Sallenave, une fois votre livre refermé.

Cette lettre-récit, conversation continuée et imaginaire avec votre ami Dumayet[2], l’est également avec nous, lecteurs, avec qui vous établissez un véritable rapport de connivence, de familiarité. Elle se caractérise par sa capacité à accueillir l’autre, les autres, leurs œuvres et à dialoguer avec eux, exactement à l’image du portrait qui se dessine de vous en creux. Au fil des pages, elle fait entendre leur voix, leur langue – on pense au yiddish, celui de votre grand-père, celui de Rachel Ertel avec laquelle nous avons le plaisir de travailler – mais aussi leur silence, celui, intense, de Duras, par exemple. Mais c’est aussi votre voix, Robert Bober, d’une incomparable douceur, d’une grande sérénité, que le lecteur, qui aurait été bercé par la voix off de Vienne avant la nuit et l’aurait dans l’oreille, entend.

Les rencontres littéraires que nous faisons au cours de la lecture de Par instants, la vie n’est pas sûre, rencontres[3] avec des œuvres et avec leurs auteurs, toutes des figures amies qui vous sont chères et qui deviennent, comme par enchantement – celui que rend possible la lecture –, nos amies, les amies de vos lecteurs, redéfinissent le geste de lecture – tout autant que de l’écriture – et, par là même, le rapport à la littérature. Car ce que nous fait comprendre votre histoire, votre histoire avec les livres, c’est que la lecture est comme la rencontre avec un ami, une rencontre-plaisir, qui donne et redonne le goût des êtres et des textes.

Votre lettre à Dumayet c’est aussi la rencontre avec des histoires, ce qui lui confère des accents hassidiques. Les histoires ouvrent et ferment votre livre : l’histoire juive du cordonnier parisien (p. 13-14), les histoires que vous voulez absolument raconter à votre petite-fille qui vient de naître : « J’aimerais qu’on me donne un peu plus qu’une parcelle de temps pour la prendre dans mes bras, […] et que je lui raconte des histoires, ces histoires que les petits enfants aiment entendre avant de s’endormir. » (p. 341), l’histoire de votre promenade à la Butte-aux-cailles, avec votre petit-fils Joachim à qui vous racontez l’histoire de votre enfance.

Mais lire c’est surtout se rencontrer soi-même, expliquez-vous. Comme Madame Saclier, paysanne lisant Madame Bovary de Flaubert pour l’émission Lire c’est vivre : « En soulignant ce passage du livre, elle n’était pas seulement du côté d’Emma : elle se rencontrait. » (p. 21). Quant à vous, vous trouvez chez Erri de Luca une phrase qui semble avoir été écrite pour vous (cf. p. 28) et vous vous rencontrez en lisant, soulignant, vous appropriant le livre. Votre goût pour la lecture vient de là : « en lisant des livres dans lesquels – comme Mme Saclier, la paysanne qui avait été saisie – je me rencontrais. » (p. 24).

À côté du mot rencontre[4], vous mettez celui de relation[5], parce qu’il implique la réciprocité et autorise le dialogue : « Aussi faut-il accepter ce fait : ce que l’on montre n’est jamais l’exacte vérité mais la vérité transformée par notre présence.

Et c’est là qu’intervient un phénomène précieux : celui de la RELATION.

La relation devient alors une activité essentielle, car elle permet seule ce MOUVEMENT RECIPROQUE d’où naît le véritable dialogue fait de mots, de regards, de silences. » (p. 61).

La relation à autrui, comme la lecture, est ce qui permet de se découvrir ou se re-découvrir, de se rencontrer soi-même. Ainsi du Grand Rabbin Chouchena suite à l’entretien qu’il eut avec Pierre Dumayet : « je me suis entendu dire des choses que je ne savais pas encore. » (p. 31)

Le rapport tout à fait étonnant que vous entretenez avec la littérature contribue également à comprendre pourquoi vous ressentez la lecture comme une rencontre que l’on fait avec celui qui deviendra un ami. Et il pourrait être riche d’enseignements pour nos élèves et étudiants et ce, à plus d’un titre. D’une part, vous qui n’avez pas fait d’études secondaires, vous êtes arrivé très tardivement à la littérature et entretenez avec elle un rapport très particulier. Sans érudition encombrante, sans faux-semblants savants, ce rapport est fait de simplicité, de modestie, d’honnêteté, d’amitié, de plaisir, d’humanité et surtout de liberté. Vous lisez le livre, vous vous l’appropriez en annotant, en citant, en recopiant. Et ce faisant, vous invitez à faire de même. C’est ce rapport simple, facile, comme une évidence, qui suscite chez le lecteur l’envie d’aller lire ou relire un Perec, une Duras, les contes hassidiques, et vos romans aussi. D’autre part, dans un monde où tout est régenté par la vitesse et l’accélération, le rapport que vous avez avec la littérature, un rapport fait de lenteur, d’attente, nous pousse à ralentir nous-mêmes – prendre notre temps pour lire, relire et laisser « mijoter » (p. 17). Et l’effet suscité sur le lecteur – cette envie d’aller lire ou relire – provient aussi d’un mijotage : c’est grâce à la répétition des motifs, des souvenirs, des personnes, des œuvres, à force de les voir et les revoir dans votre récit, que l’on a envie d’aller les retrouver « livre en main ». Car ces rencontres se font en circularité, en un texte construit comme une spirale – comment ne pas penser alors au dernier ouvrage de Daniel Mendelsohn, Les trois anneaux ? – : en une véritable promenade, vous venez, revenez et revenez encore sur une figure. Et cette circularité se lit également dans l’éternel présent que met en scène votre lettre car, à travers ceux qui ne sont plus, vous parlez de vous tout en offrant à ces morts, vos morts, une éternelle présence – comment, ici, ne pas penser au rapport que les Juifs entretiennent avec l’Histoire, tel que nous l’expose dans son Zakhor Yerushalmi ?

Enfin (car il faut bien s’arrêter un jour), Par instants, la vie n’est pas sûre est un dispositif de résurrection – ce qui, peut-être (car cela n’est pas sûr), est ce qui nous a le plus touchées. Il opérait déjà dans votre livre Berg et Beck auquel vous faites régulièrement référence et dont nous parlerons dans l’article pédagogique qui va suivre : plus que de parler de, vous parlez à – « Si j’ai choisi de t’écrire, Pierre, c’est que j’ai préféré te parler plutôt que de parler de toi. Il m’a semblé ainsi réduire, effacer même par instants, la distance qui sépare la vie de la mort. » (p. 337) – ou plus exactement vous parlez de en parlant à. Aussi citez-vous Jankélévitch : « Le passé, comme les morts, a besoin de nous. Nous parlerons donc de ces morts afin qu’ils ne soient pas anéantis. » (p. 138) Comme tant de poèmes yiddish du Khurbn, votre texte, qui porte en lui vos morts, permet leur re-vivance, comme le dirait Camille Toledo dont vous avez peut-être lu le dernier récit, Thésée – et si tel n’est pas le cas, peut-être que ce clin d’œil vous donnera l’envie, comme vous l’avez fait pour nous avec les œuvres qui parcourent votre lettre, d’aller vous y plonger…

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Propositions pédagogiques

 

Les éditions de référence des deux œuvres de Robert Bober sur lesquelles s’appuieront ces propositions pédagogiques sont Par instants, la vie n’est pas sûre, P.O.L, Paris, 2020 et Berg et Beck, Folio Gallimard, n° 3496, Paris, 2001. Les extraits sont mis à disposition dans le document en PDF que nos lecteurs peuvent télécharger.

 

Des liens qui nous lient – Parcours de découverte pour une classe de 3e

 Ce parcours, fondé sur des extraits de Par instants, la vie n’est pas sûre, a pour objectif de faire découvrir une des facettes de l’écrivain et cinéaste Robert Bober – peut-être l’une des plus émouvantes et l’une de celle qui fera le plus écho pour des élèves de collège –, son rapport à l’enfance et aux enfants, en particulier à ses propres petits-enfants. Il permet également de travailler l’une des problématiques centrales de ce récit : la relation, le lien à l’autre.

On pourra débuter par la lecture d’un premier extrait de Par instants, la vie n’est pas sûre, l’excipit du récit, p. 341 (de « Faire des choses simples » à « … s’endormir »), un texte assez court (16 lignes) à propos de sa propre figure de grand-père. On construira avec les élèves la problématique en leur demandant, par exemple, quelle image ils se font de cet homme à travers ces lignes.

La figure du grand-père, au cœur de ce passage, amènera la lecture du deuxième extrait, plus long, le récit d’un instantané : la promenade à la Butte-aux-Cailles avec son petit-fils Joachim, p. 90 à 93 (de « À Joachim, j’ai dit… » à « … cet éclat de rire. »). Cette promenade fait émerger un autre récit, celui des souvenirs d’enfance de l’auteur, au temps de la guerre, et de son amitié d’écolier avec Henri Beck, jeune Juif déporté lors de la rafle du Vel’ d’Hiv. C’est le visage de son petit-fils, approximativement du même âge que Beck à l’époque, qui permet la réapparition de celui de l’ami d’enfance : « Cette vision, que j’avais crue un moment passagère, était maintenant tenace. Elle n’avait pas traversé toutes ces années. Elle les avait annulées. » (p. 92) Les temporalités en viennent à se confondre, de manière très cinématographique – occasion d’évoquer avec les élèves la longue carrière de réalisateur de Robert Bober. Le souvenir, qui abolit l’écart temporel entre passé et présent, permet de faire revivre cette époque et son ami.

Ce récit est un entrelacement d’émotions, entre larmes et rires – c’est sur un « éclat de rire » que se clôt l’extrait. Le rire désamorce le chagrin de la perte d’Henri, cet ami cher. Cette évocation sera aussi l’occasion de revenir avec les élèves sur l’événement historique qui lui sert de cadre : la traque des Juifs, les rafles et en particulier celle des 16-17 juillet 1942. La transmission de ce souvenir au petit Joachim, sur les lieux mêmes de cette amitié ancienne, construit aussi la relation entre un grand-père et son petit-fils.

Le personnage du jeune Henri Beck, évoqué lors de la promenade parisienne, conduira à la lecture d’un corpus de trois lettres que Joseph Berg, double de l’auteur, écrit à Beck dans Berg et Beck (1999), un roman plus ancien de Robert Bober. Ces lettres sont insérées de façon régulière dans le roman, p. 73-77, p. 117-121 et p. 163-168. Comme elles sont relativement courtes, il est possible de les lire et de les étudier entièrement indépendamment mais peut-être, mieux, en les lisant de manière comparée pour repérer les évolutions dans la relation entre Berg et Beck qu’elles expriment. On pourra, le cas échéant, n’en choisir qu’une seule[6] pour la mettre en relation avec les deux extraits de Par instants, la vie n’est pas sûre.

Les lettres de Berg et Beck permettent à Berg de retrouver le lien avec son camarade de classe et de jeux parti trop tôt, de rejouer la relation, de mettre en suspens le temps pour faire revivre leurs « onze ans » (p. 120), de revenir dans le décor du théâtre de leur enfance pour constater que bien des lieux n’ont pas changé. Ces lieux semblent atemporels comme la mémoire même, comme la relation d’amitié entre les enfants. Ils en deviennent la métaphore : « Souvenirs de lieux qui sont aussi des liens qui me lient à toi » (p. 164, troisième lettre). La troisième lettre se termine par deux mots riches de sens : « familier » et « fraternel ». Ils qualifient ce « quelque chose » qui subsiste dans la rue de leur enfance : « Cette rue où je reste un instant encore à essayer de retrouver, dans la douceur de ce début d’avril, quelque chose de familier, de fraternel… » (p. 168). Le lieu, le souvenir et la relation elle-même s’entremêlent alors.

On pourra faire lire ces trois lettres selon « la méthode Dumayet » qu’expose Robert Bober à deux reprises dans Par instants la vie n’est pas sûre (p. 20 et p. 176), une méthode fondée sur trois principes : d’abord l’appropriation du texte par le soulignement « à la première lecture » des phrases qui ont plu ou déplu (p. 20), reflétant l’écho que celui-ci a avec sa propre vie, ensuite l’« attention scrupuleuse » pour « scruter le texte »(p. 176) et l’analyse  précise, curieuse, fonctionnant par questionnements et analogies. Tout cela devient « un passionnant exercice de déchiffrage. « (p. 176). L’écrivain applique cette méthode à lui-même comme on le voit dans son documentaire Vienne avant la nuit (Cf. à partir 00:41) .

Ce parcours pourra être prolongé par la lecture cursive de Berg et Beck, récit dans lequel l’écrivain raconte son expérience de jeune éducateur dans les maisons recueillant les orphelins de la Shoah – occasion de faire découvrir une réalité d’après-guerre que les élèves ignorent souvent.

Il pourra s’achever par l’écriture collective d’une lettre à Robert Bober.

L’écriture des souvenirs – Lecture suivie d’un chapitre entier pour une classe de 3e

 

La lecture du chapitre s’étendant des pages 43 à 56 donne l’occasion de travailler une autre notion clé de cette lettre-récit de Robert Bober à Pierre Dumayet, le collaborateur et surtout l’ami à qui le livre est « adressé[7] » : la place que cet homme, aujourd’hui âgé de 90 ans, accorde aux souvenirs. Le premier paragraphe est à ce propos particulièrement révélateur des multiples aspects que prend le souvenir et de ses nombreuses façons d’apparaître (le visage-souvenir, les souvenirs arrivant en vrac, disposés partout, des souvenirs personnifiés avec lesquels l’auteur dialogue et crée du lien).

Il sera intéressant, avant la lecture de ce chapitre avec les élèves, de leur lire à voix haute, sans aucune contextualisation préalable, les deux phrases suivantes extraites du tout début : « Et comme s’ils n’attendaient que ça, ils affluent en vrac, se donnant la main. Je les accueille sans savoir où ils vont me conduire, ni ce qu’ils vont produire. » (p. 43) et de leur demander ce que désigne, selon eux, ce « ils ». Leurs hypothèses, que l’on croisera avec la signification que le pronom a réellement dans le texte, seront sans aucun doute génératrices de sens : Robert Bober parle de ses souvenirs comme il parlerait de personnes qui lui sont proches – et l’on pourra se demander pourquoi.

La lecture de ce chapitre conduira à réfléchir également à l’écriture du « souvenir imaginaire » : on peut lire, p. 53 à 56, un souvenir inventé par Bober enfant – la rencontre avec un soldat américain dans une rue de Paris avec lequel il est revenu chez lui pour le présenter à ses parents – dont on n’apprend qu’à la toute fin qu’il l’a été. Ce souvenir imaginaire se mêle aux souvenirs familiaux et individuels que l’on suppose réels, les lectures, en particulier les poèmes de Pierre Reverdy, faisant écho aux événements de sa vie, la perte de l’ami d’enfance, les oiseaux que possédait sa famille, liés au traumatisme de la guerre et devenus une thématique récurrente de son œuvre, la rafle du Vel’ d’Hiv, à laquelle l’auteur échappe, enfin la libération de Paris. C’est dans ces dernières circonstances que prend place le souvenir imaginaire, qui vient compléter les souvenirs réels. Cette chute surprenante du chapitre pose de nombreuses questions, d’ordre littéraire et d’ordre mémoriel. Écrire ses souvenirs, est-ce toujours aussi les récrire ? Quelle est la part de recomposition ? D’invention ? Et pourquoi ? Qu’est-ce que l’invention de ce souvenir imaginaire nous dit de l’enfant Robert Bober ? Autant de questions qui peuvent conduire à faire découvrir aux élèves, sans pour autant étudier l’œuvre, le travail de Perec dans W ou le souvenir d’enfance – manière d’approcher avec eux la notion d’intertextualité et l’intérêt de l’histoire littéraire (cf. la proposition de séquence ci-dessous).

On s’interrogera sur l’effet qu’a pu produire ce passage sur les élèves-lecteurs qui pourront, à leur tour, écrire, à la manière de Bober, un souvenir imaginaire.

Les souvenirs de l’écrivain racontés dans ce chapitre amènent également les élèves à découvrir, à travers le regard de l’enfant, l’Histoire de la Seconde Guerre mondiale et deux de ses épisodes parisiens cruciaux. Il peut donc être un « support » pour construire une séance interdisciplinaire.

La rencontre entre Bober et Perec : construire sa judéité – Séquence pédagogique pour une classe de Terminale dans le cadre de l’enseignement de spécialité Humanités, Littérature et Philosophie

La problématique de cette séquence sera donnée par Robert Bober lui-même. Lors de son dialogue avec la philosophe Léa Veinstein au Mémorial de la Shoah le 11 mars[8] (à partir de 32’22), que l’on pourra visionner en classe, l’écrivain raconte sa rencontre avec Georges Perec et l’aventure du documentaire qu’ils consacrèrent à Ellis Island – lieu sur lequel il conviendra de revenir avec les élèves –. Concernant leur identité juive, il y définit ce qui les différencie : Perec « était juif par absence », « par le fait que tout lui avait été enlevé, que rien ne lui avait été transmis » quand Bober est juif « par transmission », sa judéité s’inscrivant « dans une continuité », notamment celle de la langue yiddish – une idée que reprend la voix off de Perec dans le documentaire en question quand il parle de la « permanence de son histoire » et que cite Bober dans Par instant, la vie n’est pas sûre (p. 154-155). On pourra faire lire l’ensemble de l’extrait dans Ellis Island de Perec (P.O.L, 1995, p. 57-61).

Toutefois, si l’on se reporte à Par instants, la vie n’est pas sûre, cette question de l’identité juive de Bober est plus complexe que ce qui vient d’en être dit. En effet, il écrit en parlant du documentaire Vienne avant la nuit qu’il réalisa en 2016 sur son arrière-grand-père ashkénaze qu’il n’a pas connu : « rien de ce qui va être montré, de ce qui va m’être donné à voir, n’appartient à ma mémoire, mais va, je crois, porter les traces de ce qui m’a été transmis » (p. 154). C’est sur l’expression « les traces de ce qui m’a été transmis » qu’il conviendra d’attirer l’attention des élèves : s’il y a transmission, il y a aussi transposition. On pourra alors projeter en classe quelques extraits de Vienne avant la nuit, par exemple, les séquences 00:03 – 00:05 et 00:09 – 00:12 où, pour définir précisément cette notion de « traces », l’on repérera l’emploi, très pérecquien, de modalisateurs, vraisemblablement, peut-être, et des expressions comme je ne sais pas exactement, je ne sais pas encore, ainsi que la description que Bober fait du cimetière et celle qu’il fait des souvenirs.

Du côté de Perec, on lira l’extrait de Par instants, la vie n’est pas sûre p. 191-195 (« Quelques semaines après… remercier. »), construit comme une poupée russe, dans lequel s’imbriquent deux récits : celui d’une jeune femme qui raconte à Bober que, ses parents ayant été déportés quand elle était enfant, les silences et les pleurs ont scandé sa vie, un récit qui lui rappelle La Disparition de Perec, et plus particulièrement ce que ce dernier lui avait raconté au sujet de Nadeau, son éditeur, qui n’avait pas remarqué à la lecture l’absence de la lettre E : « il avait à la lecture ressenti quelques chose de particulier, mais sans percevoir en quoi consistait cette particularité » (p 194)[9]. Le récit de la jeune femme, fait au téléphone, insiste sur le manque des parents et d’une enfance « normale ». Il permet aussi à Bober de comprendre comment Perec a, à sa manière, tenté de rendre cette « judéité par absence », par absence de souvenirs.

On pourra compléter cette découverte de La Disparition en invitant les élèves à aller à la rencontre de W ou le souvenir d’enfance. Ce récit donnerait l’occasion de voir avec eux comment Perec y comble ce « trou » de mémoire, cette lacune, cette absence, ce qui aboutirait à une réflexion sur la place de la fiction et de la littérature, et tout particulièrement sur l’intertextualité, très présente voire structurante, chez Perec[10]. En guise de conclusion à ce travail sur Perec et le souvenir, on pourra choisir de lire le chapitre II de cette œuvre.

[1] https://www.memoires-en-jeu.com/

[2] « Au début, je ne pensais pas écrire à Pierre Dumayet, et pourtant, j’aurais dû me poser la question, puisque des lettres à des morts, il y en avait dans mon précédent livre. Dans mes livres, il y a toujours des lettres, pourtant adolescent, je n’écrivais jamais. J’avais envie de parler de certaines choses comme l’écoute, le regard, car ma principale activité a été de faire des films. Mais, faire des démonstrations, ce n’est pas mon truc, j’avais besoin de m’adresser à quelqu’un, et naturellement, je me suis adressé à Pierre Dumayet. », Robert Bober entretien, France Culture, émission « Par les temps qui courent » le 23/02/2021, https://www.franceculture.fr/emissions/par-les-temps-qui-courent/robert-bober-devient-mieux-ce-quon-est-dans-la-relation-a-lautre

[3] « S’il y a un terme qu’il faut conserver de ce livre c’est : les rencontres. », ibid.

[4] « On ne peut rien bâtir sans rencontres. Et il faut une vie pour en prendre pleinement conscience. Je repense à Gaston Bachelard et j’écris une fois encore ce qu’il avait dit dans sa préface de Je et Tu de Martin Buber : « Il dirait ce qu’il est, avant de dire ce que, par la rencontre, il est devenu. » (p. 332)

[5] « Un jour, [Dumayet] m’a demandé de lui conseiller un livre juif, et je lui ai conseillé, après hésitation, Les Récits hassidiques de Martin Buber, auteur chez qui j’ai relevé la phrase essentielle : “au commencement est la relation”. Voilà comment cela a commencé. », ibid.

[6] Parce qu’elle parle d’un souvenir de lecture et de littérature, on se permet de conseiller la première lettre, qui évoque Les Aventures de Tom Sawyer. Elle joue également un rôle majeur en enclenchant la correspondance entre les amis.

[7] Hors pagination (explication du titre du récit, emprunté précisément à Pierre Dumayet).

[8] L’émission (durée 48’31) est consultable à l’adresse suivante : https://www.youtube.com/watch?v=cTDvSIZaSdg

[9] Nous disposons d’articles de l’époque qui ne mentionnent pas cette disparition.

[10] Cf. Raoul Delemazure, Une vie dans les mots des autres – Le geste intertextuel dans l’œuvre de Georges Perec, Paris, Classiques Garnier, 2019.