Autour du cinéma de propagande : Le Cuirassé Potemkine de Sergueï Mikhaïlovitch Eisenstein (1925)

Paru le : 22.04.2021

Analyse filmique d’une séquence :

« Les escaliers d’Odessa »

Bruno Vermot-Gauchy, professeur de lettres et d’études cinématographiques honoraire en CPGE au lycée Carnot, Cannes

Résumé : Le Cuirassé Potemkine s’est vu offrir en 2018 une restauration exemplaire. Il demeure le modèle du film de propagande, en particulier grâce à la séquence des « escaliers d’Odessa ». L’analyse de cette séquence permet d’illustrer toutes les capacités du montage filmique, en particulier en ce qui concerne le traitement de l’espace, du temps et de la manipulation du spectateur.

Mots-clefs : Cinéma, communisme, éthique, film, manipulation, politique, propagande

Disciplines : Lettres – Histoire – Cinéma – Arts plastiques – Philosophie

Niveaux de classe concernés : Collège (3e) – Lycée – études supérieures

Version PDF : Autour du cinéma de propagande : Le Cuirassé Potemkine de Sergueï Mikhaïlovitch Eisenstein (1925)

 

Pourquoi revenir sur Le Cuirassé Potemkine ? Ce film a été maintes fois commenté, et de nombreux sites internet l’étudient. Il ne s’agit donc pas d’en livrer une analyse novatrice, mais d’offrir une synthèse pédagogique à partir d’une séquence et de fournir aux enseignants des outils pour décrypter la manipulation liée au montage filmique. En ce sens, cet article est une application pratique de la précédente publication « La propagande et le montage », consultable au sein de cette rubrique, à l’adresse suivante : https://www.memoires-en-jeu.com/pedagogie/la-propagande-filmique-et-le-montage/. Il se compose de trois parties : une mise au point sur les diverses éditions DVD du film, une présentation globale du film[1] et de ses enjeux, une analyse de la célèbre séquence des « escaliers d’Odessa » sous forme de questions essentiellement formelles et esthétiques.

Mises au point – quelles éditions pour Le Cuirassé Potemkine ?

Il est difficile aujourd’hui de trouver une copie réellement complète du film. En 2008, les éditions MK2 ont publié une « version définitive » (!), analysée ainsi par le magazine Première (n°379, septembre 2008, p. 115) :

Dès 1926, Le Cuirassé Potemkine a été acheté, négatifs compris, par une société allemande qui en a revu le montage avant que la censure locale ne s’en mêle. Or, c’est à partir de cette copie mutilée qu’ont été élaborées les versions suivantes : celle de 1950, très lacunaire, puis celle de 1976 (utilisée pour la précédente édition DVD française), qui retrouvait une grande partie des plans d’origine. La toute nouvelle version de 2005 (proposée par ce double DVD) rajoute en fait quinze plans, primordiaux pour l’histoire du cinéma mais difficiles à repérer car intégrés à des séquences déjà existantes[2]. Les deux grandes nouveautés sont le rétablissement en exergue du texte de Trotski (remplacé par une citation de Lénine quand son compère est tombé en disgrâce !) et la colorisation du drapeau rouge hissé sur le mât du Potemkine au troisième acte, comme lors de la première projection du film. Par ailleurs, cette restauration reprend la partition originale d’Edmund Meisel prévue pour l’accompagnement sonore. Elle permet d’autre part de voir les images du film dans leur format d’origine.

En 2018, une nouvelle édition voit le jour, en DVD et en Blu-ray :

Plusieurs fois interdit, censuré, remonté, disponible dans différentes versions de qualité technique lamentable, ce film a subi tant d’avanies au point qu’une certaine forme de tolérance s’impose. L’éditeur Potemkine (associé à MK2) propose ici la version restaurée en 2005 par la Cinémathèque allemande (déjà sortie en DVD) qui depuis fait référence pour être la plus complète possible. Le master du Blu-ray auquel nous avons affaire en 2018 prend cette base et semble avoir été nettoyé et traité au mieux pour satisfaire aux nécessités de la haute définition. Sans surprise, la copie est régulièrement parsemée de petites rayures et de points blancs et noirs mais tous ces scratchs paraissent comme atténués, permettant ainsi un vrai confort de visionnage (en fait, on parvient à ne plus y prêter attention la plupart du temps). Et si l’instabilité du cadre typique du cinéma muet[3] est amoindrie, elle a été légèrement conservée probablement pour des critères de fidélité. » – « Cette édition comporte trois pistes sonores : la bande-son originale écrite par Edmund Meisel pour la sortie allemande en 1926, la bande-son composée par Del Rey & The Sun Kings en 2007 et la bande-son composée par Zombie Zombie en 2009. La version de Meisel réorchestrée est propre et possède une belle dynamique, elle propose une spatialisation frontale bienvenue sur les trois enceintes avant grâce à un mixage multicanal. Les deux autres pistes sonores récentes présentent une qualité technique parfaite : elles sont d’une très grande limpidité, profondes, dynamiques et très bien étagées, et bénéficient d’un mixage stéréo assez immersif. La vision du film avec ces deux compositions modernes, qui mêlent instruments classiques et électroniques, apportent aux images d’Eisenstein un contrepoint très marqué et constituent avant tout une expérience audiovisuelle que chacun est libre d’apprécier. (Ronny Chester, site internet DVDClassik, 8 décembre 2018).

Cette longue mise au point était indispensable. Elle rappelle d’abord que, comme en littérature, il n’est pas toujours aisé de disposer du « texte intégral » d’une œuvre, ni d’une « édition définitive » (de 2005 à 2018, on a surtout procédé au « nettoyage » de l’image). Elle invite ensuite à se poser la question de l’analyse de la musique dans un film « muet » (on devrait plutôt dire « non sonorisé », car les personnages d’un film « muet » parlent bel et bien !). Enfin, elle rappelle à l’enseignant qu’il doit préciser à ses élèves quel support il utilise : la vigilance est ici de mise, car le film a subi de nombreuses censures.

Pour notre part, alors que le renvoi au Blu-ray nous semblait évident, nous allons recourir à un extrait disponible sur YouTube, avec tous les inconvénients que cela suppose (médiocrité des images, nécessité de ne pas tenir compte de l’accompagnement sonore, découpage de l’extrait assez discutable, absence de traduction des « cartons »), mais avec, à nos yeux, un élément de choix décisif : une référence commune et directement utilisable en classe. Voici le lien : https://www.youtube.com/watch?v=ucfzkOvUGqs

On trouvera par ailleurs le film complet à l’adresse suivante : la copie a été déposée en mars 2020 et présente des images d’excellente qualité (elle est issue de la Deutsche Kinemathek – durée : 1 h 11’37’’), mais les cartons ne sont pas sous-titrés :

https://www.youtube.com/watch?v=vVWHLVpbt7w

On s’amusera enfin à regarder les « réécritures » de la séquence des escaliers grâce au lien : https://www.youtube.com/watch?v=Qu9kx19FAHU

Ces réécritures pourraient constituer un prolongement pédagogique à l’étude de l’extrait.

Présentation du film Le Cuirassé Potemkine (1925 – Sergueï  Mikhaïlovitch  Eisenstsein – 1898-1948)

Ce film a été désigné par un jury d’historiens du cinéma de vingt-six nations, par 100 voix sur 117, comme « le meilleur film de tous les temps » (Bruxelles, 1958). Même si, aujourd’hui, il a été « déclassé », il reste un modèle en ce qui concerne l’esthétique du montage.

En 1925, Eisenstein a vingt-sept ans. C’est la commission, chargée par le Comité central du Parti communiste d’organiser le jubilé de la révolution manquée de 1905, et qui comprend dans ses rangs le commissaire du peuple à l’Instruction publique Lounatcharski [4] et le peintre Malevitch, qui a désigné le cinéaste pour réaliser un film commémoratif.

Le manuscrit L’Année 1905 prévoit un récit grandiose, qui commence à la fin de la guerre russo-japonaise et se termine par l’insurrection écrasée à Moscou. Des épisodes doivent se situer à Saint-Pétersbourg, Bakou, Odessa, Sébastopol, en Extrême-Orient et dans le Caucase…

Le tournage commence à Leningrad, par la reconstitution des grèves et des manifestations, mais le mauvais temps l’interrompt. Eisenstein part pour Odessa, puis décide brusquement de renoncer à L’Année 1905 pour se consacrer à ce qui a été prévu comme l’un des brefs épisodes de l’épopée : la célèbre mutinerie du cuirassé Potemkine.

Le synopsis du film est le suivant :

En 1905, alors que la guerre russo-japonaise en cours tourne à la débâcle pour l’Empire tsariste, ce dernier connaît des troubles importants sur son sol alors qu’une révolte sociale éclate en plusieurs endroits contre l’injustice et la brutalité du régime totalitaire russe. C’est le début de la révolution de 1905, qui sera matée dans le sang. Sur le navire de guerre Potemkine, qui appartient à la flotte impériale de la mer Noire, la rébellion gronde également en ce mois de juin. L’obligation faite aux marins par leurs officiers de manger de la viande avariée et la sentence de mort appliquée à tous ceux qui ont refusé cet ordre conduisent à une mutinerie. Les marins du Potemkine prennent vite le contrôle de leur bateau et se dirigent fièrement vers le port d’Odessa, où l’attend une foule immense d’hommes et de femmes de toutes classes sociales ayant pris fait et cause pour eux et pour la révolution en général. Mais l’armée tsariste fait irruption dans la ville pour massacrer cette population avec une détermination et une violence inouïes. » (Ronny Chester, site internet DVDClassik, 8 décembre 2018).

On notera cependant que la « sentence de mort » n’a pas été appliquée, mais prononcée. Un marin, toutefois, a trouvé la mort lors de la mutinerie.

Le film correspond donc à une page sur le manuscrit de L’Année 1905. On y trouve une esquisse en cinq « actes », qui forment, déjà, l’ossature du film :  

  • Des hommes et des vers
  • Drame sur la plage arrière (la mutinerie)
  • Le sang crie vengeance (le corps du marin exposé dans la ville)
  • L’escalier d’Odessa
  • Le passage à travers l’escadre

Jean Mitry compare cette progression à celle de la tragédie classique.

Pour le tournage, Eisenstein utilise un cuirassé du même type que le Potemkine : Le Douze Apôtres. Les acteurs, à quelques exceptions près, sont des non-professionnels. L’état d’esprit recherché par le cinéaste est celui d’« actualités reconstituées ». Le chef opérateur est Édouard Tissé (né en Lituanie – 1897-1962)

On trouve cependant dans le film certains éléments de fiction. Par exemple, l’épisode d’Odessa sur l’escalier n’a pas eu lieu. Cette scène résume la boucherie de Bakou, la journée sanglante du 9 janvier à Saint-Pétersbourg, ou le meeting du théâtre de Tomsk… « Il ne s’est rien passé, en 1905, sur les escaliers d’Odessa », affirme Barthélémy Amengual (S.M. Eisenstein, Premier plan, n°25, oct. 1962, p.24).

L’œuvre est interdite par toutes les censures du monde pour son contenu social révolutionnaire (elle le sera en France pendant vingt-sept ans, jusqu’en 1953 !).

Il semble intéressant de reproduire ici la description de l’épisode des « escaliers d’Odessa » par Jacques Sadoul. Ce texte ne constitue pas un découpage technique[5], mais une transcription finalement très littéraire, qui a le mérite de faire ressentir l’impact de la séquence. Il peut donner lieu à une lecture cursive en classe, en guise de récapitulation du visionnage, en fonction du temps dont disposera l’enseignant : soit elle permettra de voir si les élèves ont été attentifs à certains détails que Jacques Sadoul n’a pu relever, ou sur lesquels il a pu commettre des erreurs, soit, plus simplement, et de manière plus pertinente, elle reviendra sur la construction et la tension croissante de l’extrait, ainsi que sur le choix et la succession des personnages.

Notre récit, destiné à un large public, a suivi aussi fidèlement que possible le montage original sans toutefois pouvoir toujours retranscrire chaque plan du film. Ce « film raconté » ne prétend pas tenir lieu d’une analyse filmographique. » (Le Cuirassé Potemkine, Jacques Sadoul, L’Avant-scène cinéma, rééd. janvier 1962, p. 9).

ET SOUDAIN

Soudain, sur l’escalier parut un rang de soldats en képi et tunique blanche qui tenaient leurs baïonnettes en avant. Ils commencèrent à descendre les marches d’un pas régulier et mécanique, avec leurs culottes de drap sombre, leurs hautes bottes trop bien cirées, avec leurs tuniques blanches portant en bandoulière une couverture sombre roulée.

Sans sommation leurs fusils tirèrent une salve, à balles… Une femme tourna la tête et tomba en avant.

La panique saisit la foule. Le cul-de-jatte descendait les marches. Suivi (sic) d’un groupe affolé, la femme à l’ombrelle s’embarrassait en courant dans ses longues jupes. Le cul-de-jatte sautait de marche en marche, appuyé sur ses poignets. Les gens couraient en désordre, descendant vers le port.

En haut de l’escalier, devant la statue de Richelieu, drapée à la grecque, les tireurs continuaient d’avancer sur les gens qui fuyaient. Les bottes bien cirées descendaient les marches. Les jambes d’un homme mortellement frappé se plièrent.

Partout sur le grand escalier monumental c’était la panique. Les gens couraient çà et là. Près de l’homme mort, le petit garçon pleurait. Les gens, désarmés et affolés, fuyaient. Les soldats continuaient de descendre, de tirer, de tuer. Leurs bottes enjambaient des cadavres.

Pour échapper aux balles, quelques-uns s’étaient blottis auprès d’un bloc de pierre bordant l’escalier monumental. Un homme et une femme. Un lycéen. Une autre femme… Près d’eux tombèrent, frappés par les balles, un homme et une vieille femme…

Les bottes bien cirées descendaient les marches, enjambant cadavres et blessés.

Au milieu de l’escalier descendait en courant la mère aux épais cheveux noirs. Elle tenait solidement par la main son petit garçon, qui dévalait les marches derrière elle.

Une nouvelle salve fut tirée par les fusils. Une balle toucha le petit garçon. La femme, portée par la foule, continuait de courir en tenant la main de son enfant.

Soudain elle sentit que le petit corps était inerte. Elle se retourna. L’enfant avait reçu une balle dans la tête. La mère poussa un cri d’horreur. Brusquement arrêtée au milieu de la panique, elle se prit les tempes dans les mains. Sur les marches gisait son fils. Le sang coulait de son crâne aux cheveux coupés court.

La terreur avait envahi le visage de la mère. D’autres petits garçons descendaient l’escalier. Leurs culottes blanches et leurs mollets nus passaient près de l’enfant.

Dans la panique la mère, horrifiée, branlait la tête.

Elle s’agenouilla. Elle prit son petit dans ses bras. Elle se retourna face aux fusilleurs, à contre-courant de la panique…

Près de là, trois vieillards étaient blottis le long de l’escalier. Ils avaient perdu leurs chapeaux. Ils protégeaient avec leurs mains leurs crânes chauves. Près d’eux la vieille institutrice au lorgnon d’acier bruni avait vu l’enfant tomber. Elle se redressa.

La mère remontait l’escalier, son fils ensanglanté dans les bras.

« Allons leur demander grâce », cria la femme au lorgnon. Les soldats continuaient d’avancer mécaniquement et de tirer, parmi les cadavres. Plusieurs personnes effrayées entouraient la femme au lorgnon. Elle leur demandait de remonter les escaliers pour faire cesser la tuerie. Ils lui répondaient non de la tête.

La mécanique des bottes bien cirées descendait implacablement les marches. Son fils ensanglanté dans les bras, la mère remontait l’escalier. La femme au lorgnon d’acier continuait d’exhorter ses compagnons. Des dos courbés se redressèrent. Des hommes se levèrent. Sous la conduite de la vieille femme, un petit groupe commençait à remonter les marches.

Les soldats tiraient toujours sur la panique.

La mère continuait de remonter l’escalier.

Le petit groupe s’avançait, ses mains suppliantes implorant la pitié. Dans les bras de sa mère, le petit garçon ensanglanté remontait l’escalier.

« Ecoutez-nous ! Cessez de tirer », suppliait le petit groupe. Les fusils, baïonnette au canon, continuaient de descendre mécaniquement, parmi les morts et les blessés. La mère remontait les marches. Elle s’immobilisa dans la lumière de juin pour crier : « Mon petit garçon a été blessé. »

Les ombres des soldats et de leurs fusils s’étendirent sur le garçon ensanglanté et sur sa mère. Le petit groupe suppliait toujours.

Les soldats visèrent la mère et tirèrent. Elle tomba en avant, morte, sur le cadavre de son enfant.

Au pied du grand escalier, la police et les cosaques à cheval sabraient les fuyards. Les bottes bien cirées continuant de descendre les marches, passèrent près du cadavre de la mère. Des pieds affolés piétinèrent l’enfant mort. Près d’un cadavre un vieillard gémissait.

Derrière eux des gens enjambaient les clôtures pour fuir le massacre de l’escalier par les jardins voisins.

De nouveaux morts tombèrent autour d’une vieille femme. Les bottes descendaient toujours. Une nouvelle salve retentit. De nouveaux morts tombèrent.

Et toujours la sinistre mécanique des bottes bien cirées…

Sur un palier du grand escalier, déboucha d’une ruelle latérale, une jeune femme au beau visage régulier, presque grec, avec son nez droit et ses cheveux en bandeau que recouvrait une mantille noire. Elle était enceinte. Elle poussait devant elle une petite voiture en vannerie d’osier où était couché son jeune bébé.

Elle s’effraya en voyant soudain les victimes et la panique. Les soldats continuaient d’avancer. Elle étouffa un cri sous sa mantille. Les bottes bien cirées descendaient toujours. Les fusils tiraient toujours.

La femme se renversa, pour la protéger, sur la voiture d’enfant dont les roues étaient engagées sur la première marche. Blessée, la femme se mit soudain à hurler.

La panique continuait de dévaler les escaliers. Les mains de la jeune mère, gantées de filoselle blanche trouée, se glissèrent vers son ventre.

Au bas de l’escalier les cosaques chargeaient. La jeune mère se prit le ventre. Sous une ceinture d’argent aux motifs contournés le sang coulait. Les doigts de la femme se crispèrent. Elle chancela en avant. Les bottes bien cirées continuaient de descendre les marches. Les fusils continuaient de tirer mécaniquement.

La femme, morte, tomba en arrière. Sous son poids, les roues avant de la voiture s’ébranlèrent.

La panique dévalait les marches. En haut de l’escalier les soldats continuaient de tirer. Des vieillards s’étaient groupés autour d’un agonisant. Des fuyards avaient réussi à gagner les jardins.

En s’écroulant, le cadavre de la jeune mère avait donné le départ à la voiture de son enfant. Les roues franchirent les premières marches. La corbeille d’osier commença à rouler sur l’escalier. La femme au lorgnon, dépeignée, défaite, vit avec horreur la voiture descendant dans le massacre. Mais elle était trop loin pour pouvoir la retenir.

Avec son enfant qui criait, la voiture roulait de plus en plus vite, au milieu des blessés et des mourants. Elle descendait vers le quai où les cosaques à cheval massacraient les fuyards.

Le cadavre de la jeune mère gisait sur le pavé. La voiture d’enfant roulait sur les escaliers. Figée sur place, la vieille dame au lorgnon d’acier la regardait descendre. Avec son petit enfant qui criait. Un jeune étudiant blond à lunettes fut épouvanté quand il aperçut la voiture. Les fusilleurs tiraient sur les gens tombés à terre.

L’étudiant, devant la course à la mort de la petite voiture, se mit à hurler. La vieille femme se dressa.

Un cosaque leva sa cravache et l’institutrice se mit à rugir de douleur. Son sang lui coulait sur la joue. Sous un verre brisé de son lorgnon d’acier bruni, la cravache du cosaque lui avait crevé l’œil droit.

Alors les canons du Potemkine répondirent à la sauvagerie des cosaques…

Les marins avaient chargé leurs pièces. Ils les braquèrent sur la ville, sur les toits du Grand Théâtre, tout fleuris de statues. C’est là que siégeait l’état-major.

Le canon tira. Sur les corniches de pierre des amours folâtraient immobiles, dans le soleil de juin. La grande grille d’honneur fut frappée par un obus de plein fouet. Puis par un autre. Ses pilastres et ses fers forgés chancelèrent.

Le vieux lion de pierre qui sommeillait, son mufle entre les pattes, le vieux lion, au bruit du canon, s’éveilla. Il se dressa sur ses pattes de devant. Puis il se mit à rugir…

La fumée du bombardement planait sur les édifices, sur les palais, sur les maisons des beaux quartiers. Les obus du Potemkine firent s’écrouler dans la poussière la grande grille qui défendait le repaire des bourreaux. (Ibid., p. 22-24)

Analyse de la séquence – Axes d’étude

Rappel du lien : https://www.youtube.com/watch?v=ucfzkOvUGqs

Il ne s’agit pas d’analyser la séquence de manière exhaustive : ce serait, au bout du compte, improductif en dehors du cadre d’un cours de spécialité cinématographique. On se contentera de souligner les points forts qui peuvent émailler un travail en classe de 3e comme en classe de Terminale – sachant par ailleurs que l’enseignant pourra aisément mettre en regard de nombreux ouvrages et de nombreux sites internet qui présentent des études approfondies.

Par ailleurs, le texte de Jacques Sadoul montre bien que le lien cité ci-dessus offre une séquence mal découpée : il en manque le début et la fin. Il nous a semblé, cependant, qu’elle était commode d’accès pour les enseignants. Si l’on veut travailler sur un extrait complet, on se référera à : https://www.youtube.com/watch?v=vVWHLVpbt7w (de 48’14’’ à 55’07’’).

Rappel – La question de la bande-son. La musique a été composée par Edmund Meisel, mais différentes partitions ont pu accompagner le film au fil du temps, et la version restaurée a nécessité un travail pour allonger la durée de la musique de Meisel. L’extrait présent sur YouTube est issu de la version sonorisée de Mosfilm (1950). La musique est de Nikolaï Krioukov. On fera donc ce qui est souvent accepté dans les concours où l’étude de films non sonorisés est au programme : on ne s’occupera pas de la musique (hélas !).

Voici par ailleurs la traduction des cartons :

– « Venez, on va les supplier ! » (02’21’’)

– « Écoutez-moi, ne tirez pas ! » (03’18’’)

– « Mon fils va très mal. » (03’38’’)

– « Les Cosaques ! » (03’58’’)

– Le cuirassé répondit aux atrocités du commandement militaire par le canon. (06’13’’)

On remarquera que la graphie des cartons avait de l’importance dans les films soviétiques : elle intensifiait la portée des propos ou des commentaires qu’ils rapportaient.

La première approche sera une approche d’observation. On répartira les élèves entre différents groupes chargés de relever ou d’examiner :

– le nombre de plans[6] de la séquence (laquelle dure 6’14’’)

– l’impression globale engendrée par l’extrait (qui sera confirmée ou infirmée par l’étude des points suivants)

– le choix et l’utilisation de l’espace

– le rythme et la sensation du temps que veut susciter Eisenstein

– le choix et l’utilisation des personnages

– les différentes incohérences ou invraisemblances de l’extrait.

Cette première approche aura sans doute nécessité deux projections. Une troisième vision de la séquence amènera à une étude plus fine (surtout en Terminale). On examinera :

– les points de montage essentiels (voir l’article déjà cité : « La propagande et le montage »)

– les lignes géométriques

– l’opposition entre les gros plans et les plans d’ensemble

– les ellipses et les répétitions

– les références religieuses

– la rhétorique,

ce qui débouchera sur l’idée que le film d’Eisenstein ne laisse aucune liberté de choix au spectateur, qui ne peut qu’adhérer, au bout du compte, à l’idéal bolchevique.

Voici quelques éléments pour les pistes évoquées ci-dessus, éléments qui, répétons-le, sont simplifiés à l’extrême :

La séquence comporte 153 plans, en comptant les cartons, pour une durée de 6’14’’. Ce qui donne une moyenne de 2’’44 par plan. Un tel calcul est absurde en lui-même, car il ne tient pas compte des accélérations et des ralentissements de l’action (pensons, par exemple, à l’instant « suspendu » où les fusils dominent la mère qui porte son enfant mort), mais il a le mérite de montrer que le rythme général de l’extrait est frénétique, ce qui en accentue la violence. On acceptera quelques écarts dans le décompte des plans, car de nombreuses sautes à l’image peuvent créer le doute : a-t-on, ici ou là, un seul plan où il manquerait des photogrammes (c’est-à-dire des images) ou deux plans ?

L’impression globale engendrée par l’extrait repose sur une opposition entre la « mécanique bien huilée » des bottes des soldats, pour reprendre la formule de Georges Sadoul, et la panique qui s’empare de la foule. Cette opposition débouche, chez le spectateur, sur ce qui caractérise la tragédie classique, à savoir « la terreur et la pitié », à la nuance près qu’en réalité, c’est l’horreur et le sentiment de révolte qui l’emportent, car la foule massacrée n’est pas coupable comme l’est au moins partiellement le personnage tragique, elle est innocente et sans défense.

L’espace est nettement délimité : c’est celui des escaliers d’Odessa. Ils ont été choisis par Eisenstein pour deux raisons. D’abord parce qu’ils sont dominés par une statue symbolisant le pouvoir étatique, et qu’ils sont bouchés, à leur base, par une église qui représente, elle, le pouvoir des religieux orthodoxes (la figure du pope est toujours très négative dans le cinéma soviétique, et se caractérise souvent par sa duplicité). Mais aussi parce qu’ils offraient au cinéaste une perspective très intéressante :

C’est un escalier monumental situé sur le côté mer de la ville et considéré comme l’entrée officielle d’Odessa pour celui qui vient de la mer. Odessa étant située sur un plateau surplombant la côte, la ville avait besoin d’un accès direct au port situé juste en dessous. Avant que les escaliers soient construits, des sentiers sinueux et escaliers en bois grossiers étaient le seul accès au port.

En 1837, fut décidée la construction d’un « escalier énorme ». L’architecte italien Francesco Boffo reçut la tâche de concevoir les escaliers et on confia la responsabilité de la construction des escaliers à un ingénieur anglais du nom de Upton. Les escaliers furent construits entre 1837 et 1841 avec de la roche de grès gris-verdâtre importée depuis le port autrichien de Trieste (aujourd’hui en Italie). L’escalier s’étend sur 142 mètres et s’élève à 27 mètres, et comprenait à l’origine 200 marches. L’escalier a été conçu de façon si précise qu’il crée une illusion d’optique de sorte que quelqu’un situé en haut ne voit qu’une série de paliers, tandis que quelqu’un situé en bas de l’escalier ne voit que les petites marches et seulement elles.

En 1933, les escaliers érodés ont été réparés et le grès a été remplacé par du granit rose-gris, et les paliers ont été recouverts d’asphalte. Les 8 marches les plus basses sont aujourd’hui perdues sous le sable lorsque le port a été élargi, ce qui réduit le nombre de marches à 192. (Site internet Génération voyage, article « Les 192 marches de l’Escalier du Potemkine sont riches d’histoire et le symbole de la ville d’Odessa en Ukraine », 2014).

Par ailleurs, les escaliers constituent un vrai piège pour la foule : en haut, les soldats du tsar avec leurs fusils, en bas, pire encore, les cosaques. Cette idée de piège se trouve renforcée par l’utilisation d’un cache, lequel forme un cercle entouré de noir pour mieux resserrer le cadre qui montre tout ensemble la statue, les soldats, l’église (00’06’’ – 00’39’’ – 00’58’’).

Nous reviendrons plus bas sur la recherche architecturale opérée par Eisenstein, mais aussi sur la question de la vraisemblance de la mise en scène.

Eisenstein joue sans cesse sur le rythme de la séquence. Si les plans sont pour la plupart fixes (on notera cependant les travellings – latéraux et en oblique – d’accompagnement de la foule (par exemple, à 00’42’’) et de la mère portant son enfant mort (par exemple, à 01’11’’)), ils sont caractérisés par la frénésie des déplacements qu’ils encadrent, mais aussi par les ruptures de rythme : nous avons relevé plus haut le « temps suspendu » des fusils surplombant la mère, nous pouvons encore souligner les mouvements ralentis des jambes qui ploient avant que les corps ne s’effondrent (00’23’’). Ces mouvements ralentis sont suivis par un curieux plan subjectif très rapide (00’25’’). Le tout crée, chez le spectateur, le sentiment d’un temps qui s’accélère ou/et s’étire à n’en plus finir : en témoignent les plans sur les roues du landau qui va basculer dans les escaliers, puis la course du même landau (de 04’25’’ à 06’04’’). Eisenstein illustre ici pleinement la notion de la durée bergsonienne. Les escaliers finissent par sembler interminables…

Les personnages sont nettement répartis en deux « camps » : il y a les « bons », il y a les « méchants ». Le manichéisme est de mise, il est revendiqué. Deux éléments sont à souligner avec les élèves : les soldats sont déshumanisés, en ce qu’ils agissent comme une mécanique, et en ce qu’ils sont montrés comme un groupe pratiquement sans visage. Il n’est alors pas possible pour le spectateur de s’identifier à eux un seul instant. Peut-être Stanley Kubrick s’est-il souvenu de cette séquence quand il a mis en scène les préliminaires de la bataille de Spartacus (1960), et qu’il y a opposé les légionnaires romains formant corps et les esclaves en haillons, terriblement humains. La foule, elle, est montrée tantôt comme un groupe affolé, tantôt sous la forme d’une « synecdoque », si l’on peut dire : tel ou tel individu est représentatif d’une classe sociale et/ou d’une tranche d’âge. Bazin parle de symbolisme à ce sujet. Faut-il rappeler qu’Eisenstein et les pionniers du cinéma soviétique refusaient de présenter un héros unique dans leurs films ? C’eût été reprendre les codes du cinéma bourgeois, et prétendre qu’un seul homme peut faire changer le cours du destin. Le héros, c’est le peuple. Mais comme il faut aussi que le spectateur s’attache à un visage, par identification, Eisenstein choisit tour à tour : la mère (issue de la classe ouvrière, sans doute[7]) portant son enfant mort, la « vieille institutrice » avec son lorgnon, pour reprendre l’idée de Jacques Sadoul, la jeune mère de famille enceinte avec un bébé dans son landau (et cette jeune mère appartient au moins à la bourgeoisie), l’étudiant avec ses lunettes, qui assiste impuissant et horrifié à la descente des marches par le landau. Quand un personnage meurt, l’identification du spectateur cesse, mais un autre personnage prend le relais, pour un moment. À ces « visages principaux » s’ajoutent des victimes moins longuement évoquées : des femmes qui remontent les escaliers sous l’impulsion de « l’institutrice » (dont une jeune fille tout de blanc vêtue), des vieillards, un cul-de-jatte ou un unijambiste, des enfants… Le sens du choix d’Eisenstein est clair : les soldats s’en prennent à des innocents, à des faibles, et, pire encore, au savoir et à la maternité (la jeune mère enceinte est touchée au ventre, et le bébé qu’elle porte est donc tué en même temps qu’elle), c’est-à-dire, à ce qui fait l’avenir d’une nation. Il faut noter qu’Eisenstein, à de rares exceptions près, faisait appel à des acteurs non professionnels, qu’il recrutait parmi des gens qu’il remarquait dans la rue : il demandait à ces « acteurs » non pas de jouer, mais de prendre des poses significatives, en d’autres termes, il leur demandait d’être des types, et non des personnes. Dans la bibliothèque d’Eisenstein se trouvait un recueil des caricatures de Daumier, auquel le cinéaste attachait beaucoup de prix : les dessins l’inspiraient dans ses représentations de bourgeois ou de militaires, généralement vieux, édentés, bedonnants, corrompus, dégénérés – tout le contraire de l’idéal de la jeunesse soviétique. On fera remarquer aux élèves que ce choix de la foule, au détriment du héros classique, ne plaisait pas du tout à Staline : quand celui-ci prendra le pouvoir, à partir de 1929-1930, ce sera le « réalisme socialiste » qui s’imposera, avec le retour d’un cinéma traditionnel, bien plus banal, et la disgrâce de tous les expérimentateurs, accusés de faire un cinéma trop intellectualisant, et, par là, d’être des « petits bourgeois » loin des préoccupations du peuple ! Paradoxalement, c’est Staline qui fera réapparaître la figure du héros, et avec lui, le culte de la personnalité, que Lénine avait toujours refusé.

Le travail sur le temps et sur l’espace débouche sur des incohérences, voire des invraisemblances – totalement assumées par le cinéaste. Une première remarque s’impose : les escaliers sont un piège pour la foule, certes, mais pourquoi s’obstine-t-elle à les descendre, au lieu de chercher à se sauver par les jardins, sur les côtés ? Peu nombreux parmi les fuyards sont ceux qui y songent. Autre invraisemblance : les cadavres s’entassent sur les marches… mais ils laissent un espace bien dégagé et bien éclairé pour permettre à la mère portant son enfant de remonter les escaliers afin de supplier les soldats (03’14’’). Et si l’on observe cette scène de plus près, un peu auparavant, on remarquera que la mère remonte d’abord vers son enfant… avant de redescendre vers lui (01’43’’). Que dire encore des nombreuses supplications de la « vieille institutrice » qui sont suivies de mouvements réitérés du groupe auquel elle s’adresse, comme en un perpétuel recommencement ? Plus précisément, ce qui donne l’impression que ces mouvements sont réitérés, c’est le fait que les points de montage, d’un plan à l’autre, reprennent parfois légèrement l’action en arrière, et/ou qu’ils créent systématiquement des faux raccords, ce qui occasionne une gêne pour l’œil du spectateur mais aussi une accentuation de son émotion (02’09’’ – 02’21’’ – 02’30’’ – 02’47’’). Enfin, on sait bien que le landau devrait rapidement basculer dans les escaliers. Or, il n’en est rien : la chute de la jeune mère touchée à mort s’effectue en plusieurs plans, qui reviennent en arrière, et les roues du landau « hésitent » véritablement avant de descendre les marches (de 04’45’’ à 05’31’’). Mais le chemin, paradoxalement, lui est largement ouvert. Ce qui compte, c’est l’émotion du spectateur, à qui les regards de l’institutrice et de l’étudiant servent de relais à l’écran. On comprend bien que les incohérences et les invraisemblances ne sont dues ni au hasard, ni à la négligence : elles forment des effets, sur lesquels nous allons revenir.

Les éléments que les élèves auront été amenés à relever doivent donc déboucher sur une analyse plus fine.

Les points de montage n’ont rien à voir avec ceux du montage classique, du montage « narratif », qui cherche à se faire oublier pour que le spectateur entre pleinement dans la « diégèse », dans l’univers du film, sans prendre de recul face à ce qu’il voit, et finalement, sans prendre le temps de réfléchir. Ici, au contraire, il s’agit de créer un choc visuel et émotionnel violent entre les plans, de créer un montage du « conflit », en d’autres termes, un montage « expressif »[8]. Nous nous permettons de rappeler que : « Le montage expressif est fondé sur des juxtapositions de plans afin de produire un effet précis par le choc de deux images : le montage vise alors à exprimer par lui-même un sentiment ou une idée. Il crée émotion et réflexion, il vise à éveiller le spectateur, en brisant la fascination que le film exerce sur lui, et en l’invitant à prendre conscience de ce qu’on veut lui prouver ou lui faire ressentir. Le montage devient une fin au service d’une idée ou d’une cause que l’on défend. ». Selon les époques et les écrits, Eisenstein, qui n’a cessé de revenir sur son œuvre pour l’expliquer – et par là-même l’enrichir – a d’abord parlé de « montage des attractions », en faisant référence aux spectacles théâtraux qu’il mettait en scène, et dans lesquels tout était bon pour faire réagir le spectateur, quitte à mettre des pétards sous son siège : les « attractions » ont finalement une origine circassienne. Puis le cinéaste aura recours au montage « intellectuel », lequel doit amener le spectateur au « pathos » et à l’« extase », à la « sortie » de lui-même. Ce terme d’« extase », d’origine paradoxalement religieuse, signifie que le spectateur, après avoir éprouvé la violence du sentiment (le « pathos »), « sort de lui », prend du recul, et adhère intellectuellement aux valeurs socialistes soviétiques, car il n’y a pas d’autre possibilité pour lui.

Concrètement, on fera essentiellement sentir aux élèves que :

  • les gros plans succèdent aux plans d’ensemble. Les gros plans – voire les très gros plans – sur le visage de la mère qui voit son enfant blessé, avec un mouvement de celle-ci vers la caméra, mouvement qui finit par la rendre floue (01’38’’), créent une empathie profonde chez le spectateur. La bouche démesurément ouverte (01’27’’) évoque le tableau du peintre norvégien Edvard Munch, Le Cri (on connaît cinq versions différentes de cette œuvre, réalisées entre 1893 et 1917). Eisenstein, par ailleurs, a parfaitement compris qu’on peut faire entendre un bruit ou un cri simplement en montrant la source dont ils sont issus. Sans le son, l’effet est peut-être plus fort. Dans son pastiche de la scène des escaliers d’Odessa, Brian De Palma (Les Incorruptibles – The Untouchables, 1987) reprendra ce plan sur un « cri muet ». On peut sourire du jeu théâtral de l’« actrice », mais il ne faut pas oublier que les débuts du cinéma sont marqués par cette théâtralité, qui est ici volontairement accentuée. L’empathie pour la souffrance de la mère, mais aussi la révolte qu’elle suscite, sont renforcées par les regards et les paroles qu’elle lance à la caméra, donc au spectateur : le cinéaste n’hésite pas à rompre l’illusion filmique pour prendre à témoin – et pour prendre à parti – celui qui est tranquillement assis dans son fauteuil (02’40’’ – 02’59’’ – 03’07’’)
  • les plans s’entrechoquent : pas de fondus enchaînés, pas de raccords dans l’axe ni dans le mouvement, et, au contraire, abondance de « faux raccords » (voir ci-dessus l’analyse des mouvements réitérés et des points de montage)
  • le montage est surtout destiné à faire grandir la tension, par l’alternance de moments frénétiques et de moments « suspendus » ou « étirés », et par le choix de la gradation : les victimes sont de plus en plus innocentes, et la violence va croissant. On notera une certaine cruauté chez le cinéaste, qui se plaisait à martyriser ses héros, et ne rechignait pas à montrer le sang couler : voir la blessure à la tête de l’enfant (01’25’’), la main au ventre de la jeune mère enceinte (05’00’’), l’œil crevé de la « vieille institutrice » (06’07’’)
  • les lignes géométriques montrent le talent d’architecte d’Eisenstein. Le choix des escaliers d’Odessa lui permet de creuser la perspective en plongée (voir le plan unissant la statue et l’église), mais surtout de créer des lignes planes ou obliques, sur lesquelles viennent s’inscrire les fusils ou les ombres portées (03’35’’), et les silhouettes verticales des soldats ou des fuyards. Le « conflit » est alors à l’intérieur même de l’image, et pas seulement entre les plans. Certains éléments sont plus subtils : par exemple, on peut voir un écho de la figure du cercle, entre les roues du landau et le binocle de l’institutrice…

On a remarqué plus haut que la plupart des plans sont fixes. Le cadre fixe, héritier du cadre pictural, permet de composer l’image, et surtout, pour Eisenstein, d’y inscrire le mouvement – et ici de renforcer, pour le spectateur, l’impression que les fuyards sont pris au piège : la ligne d’horizon ne se profile pas dans le cadre. Les travellings d’accompagnement de la foule se font en plongée et en oblique, ce qui écrase davantage les malheureux pris de panique (par exemple, à 00’42’’). Et celui qui montre la séparation entre la mère et l’enfant touché à la tête, toujours en plongée, se fait en arrière, de façon à ce que l’enfant sorte du cadre avant que la mère ne s’aperçoive qu’il a lâché sa main (01’18’’) : image de la rupture définitive qui vient de s’opérer par la mort de l’enfant (on notera ici que la description de la séquence par Jacques Sadoul est légèrement erronée, car il n’a pas relevé ce mouvement de séparation)

La question de l’alternance des gros plans et des plans d’ensemble a déjà été abordée. Concrètement, on fera ressentir aux élèves qu’Eisenstein voulait ainsi rapprocher les destins individuels et le destin collectif du peuple russe, mais qu’il voulait aussi opposer l’anonymat des soldats « robotisés » et l’humanité des victimes.

La recherche de l’effet conduit Eisenstein à refuser les points de montage traditionnels. On a évoqué plus haut les plans répétés de « l’institutrice » qui supplie les femmes qui l’entourent de remonter les marches, et ceux qui montrent leur hésitation. À l’inverse, le plan qui présente l’œil crevé (06’07’’) est précédé de celui qui montre le bras levé du cosaque qui va frapper. L’ellipse (on ne voit pas l’impact) renforce la violence des images, à la fois parce qu’elle raccourcit le temps et parce qu’elle surprend le spectateur. Et cette violence n’est en que plus révoltante.

Les références religieuses peuvent étonner. Il faut comprendre que, si Eisenstein attaque violemment la religion orthodoxe et les popes, il connaît le fort impact de l’imagerie chrétienne. La position de l’enfant mort porté par sa mère est pour le moins étrange, et nullement naturelle. Sauf si l’on considère qu’Eisenstein fait référence à une Pietà, une Vierge de Pitié tenant le Christ mort dans ses bras. L’enfant est donc le Christ recrucifié. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si le réalisateur a voulu créer une sorte de chemin baigné de lumière entre la femme et les soldats. Intervient alors une image qui sous-tend tout l’extrait, celle du martyre et des martyrs. La femme elle-même tombe en arrière (et non en avant, contrairement à ce qu’écrit Jacques Sadoul), les bras en croix (03’56’’). Le communisme, nouvelle religion ? Non, pour Eisenstein, dans la mesure où il veut éveiller les consciences, mais on comprend que la nuance est peut-être ténue.

La séquence est donc pleinement rhétorique. Elle cherche, paradoxalement, à « plaire », non pas à créer du plaisir au sens propre, mais à provoquer une émotion esthétique très forte, et, surtout, univoque. En ce sens, certes, la conviction l’emporte chez le spectateur, mais aussi et surtout la persuasion. Il n’y a pas d’autre choix pour ce dernier que d’adhérer à l’idéal socialiste soviétique. Rappelons qu’Eisenstein voulait « fendre le crâne[9] » du spectateur, et que, pour Roland Barthes, « Eisenstein foudroie l’ambiguïté[10] », en ne laissant planer aucun doute sur sa pensée et son engagement. Synecdoques, symboles, amplifications…, tout est destiné à renforcer le propos du réalisateur. On est donc ici dans une forme d’argumentation qui s’adresse davantage à un public déjà conquis qu’à un public qu’il faut gagner à sa cause en faisant appel à sa raison – même si la force du film est d’une redoutable efficacité, comme l’ont senti tous les censeurs.

Avant de terminer cette approche, il convient de noter que la séquence complète offre des éléments intéressants que nous avons été amenés à négliger. Signalons que :

  • avant le début de notre extrait, un autre personnage important est présenté : celui d’une femme d’origine bourgeoise, qui est de blanc vêtue, et qui fait écho au personnage de la jeune mère enceinte, elle vêtue de noir. Toutes les couches de la société fraternisent donc avec les mutinés du Potemkine. Si la jeune femme en noir est prise dans le massacre, c’est par un hasard cruel. La femme en blanc est là de son plein gré. Puis, quand le carton « Soudain » s’inscrit à l’écran, le parapluie de cette dernière vient boucher l’écran, comme s’il devait cacher l’horreur en train de se produire. On peut supposer qu’Alfred Hitchcock s’est souvenu de cette image pour la mise en scène de son film en pseudo-plan unique, La Corde (The Rope, 1948). Mais cette remarque nous entraîne un peu loin. Signalons toutefois que le parapluie est visible dans les escaliers dans la suite de la séquence, preuve que la femme en blanc n’a pas survécu. Steven Spielberg s’est-il inspiré de ce détail quand il a voulu nous faire comprendre, dans La Liste de Schindler (Schindler’s List, 1993), que la petite fille au manteau rouge n’a pas échappé à la mort puisqu’il nous montre le manteau sur un tas de vêtements ?
  • après notre extrait, Eisenstein filme la riposte des canons du Potemkine. Et, à ce moment-là, des images fixes présentent un lion de pierre situé près du « Grand Théâtre » où siège l’état-major. La succession de ces images crée une sensation de mouvement, comme dans un dessin animé : le lion semble sortir de sa torpeur et se lever. Mais que signifie cet éveil ? On a d’abord dit que c’était le symbole de l’état-major brutalement touché par la révolte des marins. Mais on a jugé ensuite que le lion représentait l’éveil du peuple russe. Pour une fois, le spectateur peut douter. Et choisir !

L’extraordinaire richesse de cet extrait fait comprendre pourquoi tant de réalisateurs se réfèrent sans cesse à Eisenstein. Elle nous fait comprendre aussi pourquoi, aux yeux de Lénine, « de tous les arts, le plus important pour nous, c’est le cinéma[11]. » Le cinéma est un puissant véhicule pour éveiller la conscience politique des foules, mais aussi pour les manipuler, pour faire de la propagande – en toute honnêteté, en toute bonne foi (!). Car il ne faut pas oublier un point essentiel : l’épisode des « escaliers d’Odessa » a un curieux rapport à l’Histoire. Il est devenu emblématique de la révolution bolchevique. Il ne repose sur aucun fait historique, mais prétend opérer une synthèse d’événements réels, pour créer la « geste » révolutionnaire. Une fois encore, la légende surpasse l’Histoire.

 

Notes

[1] André Bazin en fait l’éloge dans Qu’est-ce que le cinéma ?, Paris, éd. du Cerf, 1976, p. 269 : « Si le Potemkine a pu bouleverser le cinéma, ce n’est pas seulement à cause de son message politique, pas même parce qu’il remplaçait le staff des studios par des décors réels et la star par la foule anonyme, mais parce qu’Eisenstein était le plus grand théoricien du montage de son temps, parce qu’il travaillait avec Tissé, le meilleur chef opérateur du monde, parce que la Russie était le centre de la pensée cinématographique, en un mot parce que les films « réalistes » qu’elle produisait recelaient plus de science esthétique que les décors, les éclairages et l’interprétation des œuvres les plus artificielles de l’expressionnisme allemand ». Merci à Anne Faurie-Herbert pour avoir rappelé ce passage d’André Bazin.

[2] Voir sur ce point le site Ciné-club de Caen : https://www.cineclubdecaen.com/realisat/eisenstein/potemkine.htm

et le site 1895, Revue de l’association française de recherche sur l’histoire du cinéma : https://journals.openedition.org/1895/326

[3] Cette instabilité peut avoir plusieurs causes : elle peut, par exemple, être liée aux conditions de tournage, ou à l’usure des perforations de la (des) pellicule(s) que l’on utilise pour la restauration.

[4] Voir dans cette même rubrique l’article « La propagande filmique et ses moyens » consultable à l’adresse suivante : https://www.memoires-en-jeu.com/pedagogie/la-propagande-filmique-et-le-montage/

[5]Avant le tournage, le découpage technique désigne la dernière version du scénario, et consiste à fragmenter celui-ci en plans (durée /grosseur/ angles de prises de vues / point de vue / effets de lumière), avec précision des mouvements de caméra, des liaisons, des dialogues, parfois avec les intonations, les bruits, l’ambiance sonore, la présence de la musique…  Pour l’analyste, pour l’enseignant, il constitue le préalable méthodique à l’analyse filmique : il décrit la structure du film, une fois qu’il a été réalisé (segmentation en grandes unités, séquences, plans).

[6] La notion de « plan » est polysémique. Ici, le plan est l’unité de film comprise entre deux collures (à ne pas confondre avec le mot « image » ou « photogramme » : il y a plusieurs images dans un même plan). La durée d’un plan peut être très courte… ou s’étendre, aujourd’hui, à tout le film. Chez Eisenstein, les plans sont généralement très brefs.

[7] On peut penser ici au roman de Maxime Gorki, La Mère, 1907.

[8] Nous renvoyons sur ce point à l’article « La propagande filmique et le montage » : https://www.memoires-en-jeu.com/pedagogie/la-propagande-filmique-et-le-montage/

[9] S’opposant à la « contemplation » de Dziga Vertov, Eisenstein s’exclame : « Il ne faut pas un “ciné-œil” mais un “ciné-poing”. Le cinéma soviétique doit fendre les crânes […] Fendre les crânes avec un ciné-poing, y pénétrer jusqu’à la victoire finale et maintenant devant la menace de contamination de la révolution par l’esprit « quotidien » et petit-bourgeois, fendre plus que jamais. Vive le ciné-poing ». (S.M Eisenstein : Sur la question d’une approche matérialiste de la forme, 1925 – cité, entre autres, par Pascal Bauchard, http://www.pascalbauchard.fr/wordpress/?p=330).

[10] « Par quoi l’on voit que l’”art” de S.M. Eisenstein n’est pas polysémique : il choisit le sens, l’impose, l’assomme […] ; le sens eisensteinien foudroie l’ambiguïté. », Roland Barthes, « Le troisième sens. Notes de recherche sur quelques photogrammes de S. M. Eisenstein » (Cahiers du cinéma, n°222, juillet 1970) in L’Obvie et l’obtus, éd. É. Marty, Œuvres complètes, III, Paris, Le Seuil, 2002, p. 489.

[11] Anatoli Lounatcharski. Souvenirs rédigés à la demande de Grigori Boltianski pour servir de préface à son livre Lénine et le cinéma (1925), repris en français dans Éric Schmulevitch, Une décennie de cinéma soviétique en textes (1919-1930), le système derrière la fable, Paris, L’Harmattan, coll. « Champs visuels », 1997. On retrouvera en partie le texte cité dans Sovietskoïé Kino (Le Cinéma soviétique), n°1-2, 1933, p. 10 (note en bas de page) – https://www.marxists.org/francais/lenin/works/1922/01/vil19220117.pdf