Boris TASLITZKY, dessins et peintures de Buchenwald, d’après l’exposition du musée de La Piscine de Roubaix : « Boris Taslitzky, L’art en prise avec son temps »

Isabelle Lejaultprofesseur de lettres honoraire en CPGE, lycée Saint-Sernin, Toulouse
Paru le : 20.05.2023

Les références au catalogue de cette exposition se présentent ainsi : La Piscine, avec le n° de l’œuvre dans le catalogue Boris Taslitzky (1911-2005) L’art en prise avec son temps, Saint-Georges-d’Orques, éditions Anagraphis, 2022, 304 pages.

 

« Si je vais en enfer, j’y ferai des croquis. D’ailleurs, j’ai l’expérience, j’y suis allé, et j’y ai dessiné[1]. »

« Qu’on le prenne comme on pourra, jamais je n’eus autant et si fortement la révélation de la beauté qu’à l’instant où je pris contact avec la géhenne du camp de quarantaine et ce qui domina alors tous les autres sentiments ce fut l’impérieux besoin de dessiner, d’arracher à la réalité effroyable du spectacle permanent quelques-uns de ses aspects mouvants et sans cesse recréés comme si, ici, le sort qui nous y avait assemblés se complaisait à l’invention complexe d’un grandiose impossible, mal situé dans le temps, kaléidoscopé à l’infini[2]. »

Le 31 juillet 1944, les SS envahissent le camp de Saint-Sulpice-la-Pointe, dans le Tarn, et déportent les prisonniers au camp de Buchenwald. Parmi eux se trouve Boris Taslitzky.

Le peintre est né en 1911 à Paris de parents juifs immigrés de Russie. Son père, engagé volontaire, meurt à la guerre en 1915 ; sa mère se remarie avec Victor Rosenblum, d’une famille monarchiste et catholique. Boris Taslitzky, pris entre deux religions, s’en détourne et ne fait ni communion ni bar-mitzvah.

Quand il est déporté à Buchenwald, il a déjà derrière lui une vie et une carrière de militant. En février 1934, il adhère à l’AEAR (Association des écrivains et artistes révolutionnaires) où il rencontre Louis Aragon, Paul Éluard, Paul Vaillant-Couturier, Pablo Picasso, André Lhote, André Derain, Ernest Pignon, Jean Lurçat, Marcel Gromaire, Fernand Léger. Il participe aux manifestations de février contre le fascisme. En 1935, il adhère au Parti communiste français. Il fait des peintures et des dessins d’actualité : Les Asturies (La Piscine 42), Les Grèves de juin 1936 (La Piscine 47), Commémoration de la Commune au cimetière du Père-Lachaise en 1935 (La Piscine 48). Quand il apprend l’exécution de Federico García Lorca, il peint Le Télégramme (La Piscine 43), qu’il qualifie lui-même a posteriori de « nature morte à contenu social[3]. »

Mobilisé en août 1939, il fait la « drôle de guerre » ; emprisonné en 1940, il s’évade et rejoint à Aubusson, dans la Creuse, Jean Lurçat avec qui il continue à travailler pour la Résistance. Le 13 novembre 1941, il est arrêté et condamné à deux ans de prison pour avoir « effectué plusieurs dessins destinés à la propagande communiste[4] ». Il est envoyé à Riom, dans le Puy-de Dôme. C’est pendant son séjour à la Maison centrale de Riom que sa mère Anna est arrêtée en juillet 1942 au cours de la grande rafle du Vél’ d’Hiv’. Elle est transférée à Drancy puis à Auschwitz où elle sera assassinée par les nazis.

En 1943 Taslitzky est transféré à la prison militaire de Mauzac, en Dordogne, où il fait une centaine de dessins, puis au camp de Saint-Sulpice-la-Pointe comme interné administratif, avec d’autres communistes. Il y reste huit mois et devient l’un des responsables de l’organisation clandestine du camp. Il dessine et décore les murs des baraques avec sept grandes fresques, d’inspiration révolutionnaire et patriotique, illustrant des vers d’Aragon, de Victor Hugo, des paroles de chansons. Dans un article publié dans la revue Regards de février 1945, Aragon écrit à propos du peintre qu’il ne veut pas nommer pour des raisons de sécurité : « Nous l’appellerons “le Maître de Saint-Sulpice” comme dans l’histoire de la peinture on disait des peintres connus seulement par leurs tableaux “le Maître de Moulins”, “le Maître à la Licorne[5]” ». À la Libération, ces fresques ont été démontées pour être transférées à Toulouse, mais elles ont disparu et ne sont connues que par des photographies de 1944, dont un jeu est conservé au musée de la Résistance nationale de Champigny-sur-Marne (La Piscine fig. 162 à 168)[6].

Taslitzky arrive à Buchenwald le 5 août 1944 ; il y restera neuf mois. Il devient l’un des responsables du triangle de direction du PCF et se lie à Jorge Semprun. Grâce à la protection de ses camarades, il réalise plus de deux cents dessins et quelques aquarelles. En 1945, il participe à l’insurrection du camp et à sa libération.

Revenu à Paris, il « crache » – selon ses propres termes – dans trois très grandes toiles ce qu’il a vu et vécu pendant la guerre : Le Petit Camp à Buchenwald, Le Wagon des déportés, La Pesée mensuelle à la prison centrale de Riom. En janvier 1946, Aragon fait publier un volume regroupant une partie importante des dessins faits à Buchenwald sous le titre : 111 dessins de Boris Taslitzky faits à Buchenwald.

L’exposition « Boris Taslitzky, L’art en prise avec son temps », présentée du 19 mars au 29 mai 2022 à La Piscine, musée d’Art et d’Industrie André-Diligent de Roubaix, prend en compte l’ensemble de l’œuvre du peintre, dont la présentation qui précède donne un aperçu. Cet article concerne seulement les tableaux inspirés par le séjour de Taslitzky à Buchenwald, complétés par les dessins réalisés dans le camp même. Les deux ouvrages de référence sont donc le catalogue du musée de La Piscine, Boris Taslitzky (1911-2005), L’art en prise avec son temps[7] et Boris Taslitzky, Dessins faits à Buchenwald[8], édité par le musée de la Résistance nationale de Champigny-sur-Marne.

Taslitzky a rapporté de Buchenwald deux cents croquis et cinq aquarelles. Les dessins ont été faits avec du papier et des bouts de crayons volés dans le « bureau d’études » des SS. « Et je me mets à crayonner, à dessiner. C’était quoi ces bouts de papier ? C’étaient des blancs coupés dans les circulaires des usines dans lesquelles les déportés travaillaient et qui encerclaient le camp. D’autres servaient au secrétaire du block pour faire les comptes rendus quotidiens – tant de rations de pain, tant de morts, etc. C’étaient du très mauvais papier et de très mauvais crayons… Mais peu importe, je dessinais[9] ! ». Les aquarelles ont été peintes dès que Taslitzky a pu récupérer, grâce à l’organisation clandestine communiste, sa boîte de couleurs qui lui avait été confisquée à son entrée dans le camp ; elles serviront d’esquisses préparatoires au grand tableau du Petit Camp. Certains dessins seront aussi repris dans ce tableau : le dessin 10, « Arrivants regardant passer un mort », qui est transposé à l’identique, et le petit gitan du dessin 29 figuré dans une attitude différente.

Les dessins de Buchenwald sont pris sur le vif : « des scènes, des personnages croqués sur le vif – sur le vif de la mort, bien entendu », selon les mots de Jorge Semprun[10]. Taslitzky ne les retouche pas : ce sont des témoignages de la vie dans le camp, mais aussi de la difficulté de restituer ces témoignages. Les sujets représentés sont à cet égard explicites : on y voit des moments de répit – tout relatif : sommeil, repas, attentes, conversations, séances de vaccination. Quelques croquis réalisés à la hâte montrent aussi le travail des détenus, mais, comme le peintre le dit lui-même, « ce sont surtout des croquis faits à l’intérieur des blocks ; il y en a que j’ai faits sur les chantiers, mais ça n’était pas raisonnable, parce qu’il y avait la surveillance SS. Je les ai faits en forme de provocation : “Ça, tu vas le faire !” En m’assurant bien que le SS ne regardait pas dans ma direction – mais pas souvent, et pas beaucoup. Parce que là, j’aurais mis en danger non seulement ma peau mais aussi celle des autres[11]. » Le dessin 101 porte à cet égard un titre explicite : « Le travail pendant que le SS regarde ailleurs ». Les titres ont été ajoutés après coup : avant la défaite des nazis, Taslitzky, par prudence, n’avait pas signé ses dessins et ne leur avait donné ni titre ni légende. Ces titres souvent longs et précis montrent que le dessinateur voulait transmettre une mémoire du camp, de la façon la plus fidèle possible.

Les conditions de réalisation des dessins apparaissent clairement quand on parcourt le catalogue du musée de la Résistance : un grand nombre représente des scènes de groupe, plus ou moins détaillées et finies. Certaines sont des vues d’ensemble, comme la « Vue du petit camp » (1) ou le « Rassemblement pour la soupe » (7), où les personnages sont tout juste esquissés. Parfois, le dessin est resté inachevé, comme la « Conversation aux barbelés, entre ceux du grand et du petit camp » (2) ou le « Groupe de Juifs hongrois » (9). Certains croquis se présentent sous forme d’études : « Groupe de Français » (8), « La soupe » (61) ou encore les très explicites « Silhouettes et portraits » (71), « Visages » (73), « Esquisse d’un groupe » (153). D’autres dessins sont au contraire soignés, en particulier les portraits individuels, dont certains figurent dans le catalogue du musée de La Piscine. On y voit des anonymes, des jeunes Français (30 à 32), des Espagnols (59, 85), des petits gitans (28, 29) ; d’autres sont identifiés, et ce sont les plus finis : portraits d’amis du peintre, dont certains étaient eux-mêmes artistes (170 à 181). L’un d’entre eux, Roman Jefimenko, a dessiné un « Portrait de Boris Taslitzky au block 34 de Buchenwald, 7 avril 1945 » (p. 8 du catalogue du musée de la Résistance). On comprend que ces dessins ont pour but de fixer les traits, les attitudes, les vêtements de ceux qui sont peut-être voués à une mort prochaine, dans un acte de résistance mémorielle face à une entreprise de destruction programmée.

Les sujets sont saisis dans des moments de pause pendant lesquels ils sont immobiles, debout en train d’attendre – on sait à quel point les attentes étaient longues et fréquentes dans les camps – ou de discuter, assis pour manger ou se reposer, voire se laisser aller au désespoir, couchés pour dormir. Plusieurs croquis sont intitulés « La soupe » (53, 61 à 64, 138 à 140), d’autres témoignent de l’usure physique et morale des détenus : « Camarades fatigués attendant l’appel » (80), « Fatigue » (84), « Dépression » (48), « Cafard » (81), « Attitude d’un camarade dont le moral baisse » (83). On y voit des scènes d’intérieur du block 34 où les prisonniers se livrent à des activités diverses : couture (54), évocation de Paris (55), sommeil dans les box (34, 35, 36). Une série de croquis est consacrée à la quarantaine, à la maladie, aux visites médicales. Le petit camp, en effet, regroupait les nouveaux venus mis en quarantaine et les infirmes. Plusieurs dessins montrent des silhouettes squelettiques de malades ou la charrette qui transportait les morts (158 à 167). Deux d’entre eux (164 et 165) ont pour sujet le professeur Maurice Halbwachs qui mourra à Buchenwald. Jorge Semprun, qui le connaissait pour avoir suivi ses cours à la Sorbonne, parle longuement de ses derniers jours dans L’Écriture ou la vie[12].

Il y a aussi des scènes de chantier au moment des arrêts du travail, mais très peu de scènes de détenus en action car il était impossible de dessiner dans ces moments-là ; on trouve seulement une esquisse intitulée « Mouvement d’un gars au travail » (93). Le seul croquis qui représente directement l’épuisement dû aux travaux forcés est le dessin 43, « Retour des camarades russes et polonais, après un mois du kommando “S, 3” (construction d’une usine souterraine) », figurant un groupe compact d’hommes émaciés, hâves, accablés de fatigue. La figure humaine est primordiale dans tous ces dessins : même ceux qui représentent des vues générales du camp ou du chantier mettent toujours en scène des hommes, parfois seulement esquissés comme dans « Nos outils » (127) où l’on voit sur le côté gauche le croquis d’un visage. Il semble que pour le dessinateur l’essentiel était de représenter les occupants des lieux, des hommes en groupes – même si quelques portraits individuels se détachent – comme si la fraternité de la souffrance et de la résistance à cette souffrance était le véritable sujet de tous ces croquis. « Pas d’art valable », écrit Taslitzky dans son carnet en 1944, « si chaque trait n’est une affirmation de solidarité humaine[13]. »

Certains de ces groupes sont constitués d’individus réunis dans une même activité ou une même attente, mais conservant leur individualité propre grâce à un espace de respiration qui leur permet de se distinguer les uns des autres, d’exister à part entière sans être fondus dans la masse : c’est le cas, par exemple, des dessins 4, 12, 13, 14, 16, 31, 39, 101. D’autres au contraire sont des groupes compacts, des blocs d’individus pris dans une masse souffrante dont ils ne peuvent se dégager : le dessin 43 (cf. supra), dit à la fois la solidarité – comme le montre le terme « camarades » du titre – et l’épuisement total des détenus qui semblent ne tenir debout que parce qu’ils sont soudés les uns aux autres ; la promiscuité des camps est traduite aussi par les scènes de nuit, les corps entassés dans les box des dessins 34, 35 et 36. Cet entassement se retrouve dans le dessin 169, « Le wagon », qui sera repris dans le tableau du Wagon des déportés.

Lionel Richard écrit dans la postface aux Dessins faits à Buchenwald que « Taslitzky a souvent confié qu’il s’était senti investi d’une mission : celle de “mémoriser” l’expérience concentrationnaire. Il a éprouvé le sentiment d’être le porteur et le garant d’un sort collectif[14] ». C’est ainsi que ses dessins disent non seulement la solitude, le désespoir, mais aussi la solidarité des camps. Lui-même n’a pu dessiner, à Buchenwald, qu’avec le concours d’autres détenus qui ont pris des risques pour le lui permettre, comme il le reconnaît : « Si je suis celui qui a ramené le plus de dessins, c’est parce que j’ai été encouragé à dessiner par mes camarades malgré les risques qu’ils ont encourus. Ils m’ont aidé à le faire, à cacher les dessins, à les ramener en France. J’ai toujours considéré que mes dessins de Buchenwald ont été le produit d’une décision collective[15]. » C’est pourquoi les scènes de groupe ont une telle importance dans ses dessins : comme le dit Jorge Semprun dans L’Écriture ou la vie, « nous aurons vécu l’expérience de la mort comme une expérience collective, fraternelle de surcroît, fondant notre être-ensemble[16]… ». Il fallait que les « revenants », selon le terme employé par Semprun, portent témoignage de cette traversée partagée du « Mal radical[17] ».

 

Boris Taslitzky a été déporté à Buchenwald en tant que résistant, et il ne perd jamais de vue que ses dessins et ses peintures sont des armes et préparent à d’autres combats. « Moi, j’ai craché immédiatement la déportation, en me disant qu’il était bien possible que la mémoire, la sensation, le côté tactile des choses s’amenuise. Il fallait que je m’en débarrasse tout de suite pour pouvoir penser à d’autres choses, à d’autres luttes[18]. »

Les tableaux peints en 1945, dès le retour de Buchenwald, reprennent, dans la représentation des groupes, les caractéristiques que l’on a pu remarquer dans les dessins.

Il y en a qui « crachent » l’horreur, comme Le Petit Camp à Buchenwald (La Piscine 93), image terrible de corps squelettiques entassés sur des charrettes, jetés à terre, dont seules les parties génitales exhibées crûment semblent encore vivantes, dans une débauche de couleurs violentes, de contraste entre les cadavres verdâtres, les vêtements rouges, le ciel jaune. La tenue rayée des déportés semble reproduire les côtes apparentes des squelettes, faisant d’eux des morts en sursis. Dans ce nouveau Triomphe de la Mort[19] tout n’est que violence, souffrance et destruction. Les aquarelles préparatoires de ce tableau, réalisées à Buchenwald, sont commentées par Julien Cain[20] dans la préface aux Dessins faits à Buchenwald :

Il s’agit de représenter l’enlèvement des cadavres. Il faut bien comprendre ce que cette opération signifie. Un seul chiffre y suffira : pendant les trois mois qui s’écoulèrent du 1er janvier au 5 avril 1945, les services du camp de Buchenwald ont dénombré 15 400 morts. Dans certains blocks du petit camp, vivants et morts étaient mêlés. Plusieurs fois par jour, des équipes d’hommes spécialisés venaient accomplir leur besogne ; rapidement, sans formalités superflues, ils chargeaient les cadavres sur des chariots et les menaient vers le crématoire dont la fumée rougeoyante ne cessait, la nuit, d’illuminer le ciel ou – lorsque les fours étaient occupés ou qu’à la fin le charbon manqua – vers des fosses creusées par d’autres camarades de misère. C’est ce moment précis que l’artiste a voulu saisir[21].

Les prisonniers de Buchenwald furent particulièrement impressionnés par l’état épouvantable des juifs évacués d’Auschwitz qui, à partir de février 1945, sont parqués dans le petit camp. Dans L’Écriture ou la vie Jorge Semprun parle des « toiles d’un atroce réalisme où [Boris] essayait sans doute d’exorciser les images qui le hantaient » ; il dit aussi que le peintre avait « un sens aigu de l’expérience vécue : mort parcourue jusqu’à l’extrême limite aveuglante[22]. »

Le Wagon des déportés (La Piscine 90) montre aussi un groupe compact, confiné dans l’étroitesse d’un lieu clos éclairé seulement par une ouverture située en haut du tableau, le point de vue en contre-plongée accentuant la sensation d’étouffement. Mais le groupe humain, même s’il souffre, est aussi solidaire ; aux gestes de désespoir répondent des gestes de réconfort, des bras passés autour du cou, des attitudes protectrices qui atténuent l’horreur de la scène.

La Pesée mensuelle à la prison centrale de Riom (La Piscine 87), qui témoigne d’un épisode antérieur à la déportation à Buchenwald, reprend ce thème de la solitude et du groupe : un des prisonniers est seul, face au spectateur, alors que trois autres, dont l’un est à demi-vêtu, semblent s’entraider. Ce groupe d’hommes squelettiques, véritables morts-vivants, exprime dans une sorte de parodie tragique des Trois Grâces la beauté de l’horreur dont parle Taslitzky dans la citation mise en exergue de cet article.

D’autres tableaux réalisés plus tard reprennent la thématique du groupe, de la lutte et de l’entraide.

La Mort de Danielle Casanova (La Piscine 95), peint en 1949, est un hommage à la résistante morte à Auschwitz. S’inspirant d’un tableau de Zurbarán, L’Exposition du corps de saint Bonaventure (1629), Taslitzky représente dans un baraquement semblable à ceux de Buchenwald un groupe de femmes qui entourent la dépouille de Danielle Casanova. Celles-ci traduisent par leurs attitudes tous les sentiments possibles face à la mort de leur camarade : désespoir, vénération, sollicitude, affection, communion dans la douleur. Même si la représentation est moins morbide que celle du Petit Camp, les corps squelettiques, les tenues rayées, les châlits de bois, les signes de détresse ou de folie disent l’horreur du moment et la dureté des conditions de détention.

Dans le groupe de femmes Taslitky a représenté, penchée sur le visage de la morte, sa mère Anna Rosenblum, morte à Auschwitz elle aussi, et rajoutée, selon lui, « pour les besoins de la composition[23]. » Il l’évoque dans un discours prononcé à Ajaccio le 11 mai 1951 : « Le jour où à Auschwitz, au travers de la fenêtre couverte de barbelés, Danielle regardait […] celles des arrivantes qui allaient mourir immédiatement malgré tout ce qu’elle avait fait pour les sauver – peut-être […] que le dernier des visages qu’elle ait distingués dans l’ombre de la baraque atroce, peut-être fut le visage de ma mère assassinée là-bas[24] ».

Riposte (La Piscine 116), réalisé en 1951, dépeint la violence policière exercée contre les dockers de Port-de-Bouc qui refusent de charger les navires de guerre à destination de l’Indochine. C’est un tableau de circonstance répondant à un fait d’actualité, mais l’entassement des corps, les chiens policiers tous crocs dehors, les matraques levées, les silhouettes noires et casquées renvoient aussi à d’autres temps obscurs, à d’autres formes d’oppression et de répression. Le tableau figurait au Salon d’automne de 1951, jusqu’à ce que les autorités envoient la maréchaussée décrocher cette œuvre qui portait « atteinte au sentiment national[25]. »

En 1960, dans Le Bon Samaritain (La Piscine 148), Taslitzky reprend un motif de l’iconographie chrétienne mais transpose la parabole du Nouveau Testament dans le contexte de la Seconde Guerre mondiale : si la présence du cheval est conforme à la tradition iconographique, la scène n’est pas située de façon précise et le Samaritain porte secours à un homme qui est revêtu de la tenue des déportés et dont le visage creusé rappelle les dessins et les peintures des camps.

Quant à l’Insurrection à Buchenwald 11 avril 1945 (La Piscine fig. 53), peinte en 1964, elle donne toute la place au combat collectif ; l’espace du camp disparaît au profit du groupe d’insurgés dont les vêtements disparates – seul l’un d’entre eux porte la tenue des déportés – renvoie à toutes les révoltes dont Taslitzky se fait l’écho. En effet il n’y a pas en lui de séparation entre l’artiste et le résistant, entre l’œuvre et l’engagement politique. C’est le sens des vers que son ami le poète Jacques Gaucheron a composés en son honneur :

Nul ne pourra passer la lame

Entre le peintre et l’homme

Il n’a cessé, il n’a de cesse

D’être de résistance

Lucidité d’éveil

À la fraternité possible des regards[26]

Plus tard Taslitzky peint des toiles sur les insurgés chiliens : Chili, septembre 1973, 1973 (La Piscine fig. 55), sur la guerre du Vietnam : Tas de cadavres (charnier), 1982 (La Piscine fig. 54) ; le traitement des sujets, qui rappelle encore l’évocation des camps, montre que les stigmates de la déportation se mêlent à l’horreur éprouvée devant d’autres massacres. À la fin du XXe siècle, cette mémoire douloureuse se double pour les anciens déportés de la crainte que l’opinion publique oublie les événements de la Seconde Guerre mondiale, inquiétude qui pousse les artistes à exprimer le traumatisme de façon plus personnelle. À cette période se multiplient dans l’œuvre de Taslitzky des tableaux qu’aucun détail matériel ne relie à la déportation mais qui sont habités par un sentiment d’angoisse. Sarajevo (La Piscine fig. 78), peint en 1994, retrouve l’exaspération des couleurs du Petit camp de Buchenwald, les jaunes et les verts du flamboiement et de la putréfaction, dans une composition circulaire sur fond d’incendie qui annonce La Chute (La Piscine fig. 66). C’est à ce registre en effet qu’appartient aussi ce tondo[27] peint en 1999, que l’artiste présente ainsi dans un entretien : « Sur un tabouret de l’atelier trône une toile circulaire, entrelacements humains de rouges et d’ocres pour dire que “lorsque tout est fini, tout recommence. On ne ferme jamais sa gueule au fascisme”. Antifasciste et peintre, peintre et antifasciste, depuis si longtemps[28]. » Ce tableau montre des corps nus et contorsionnés qui s’entremêlent dans une ronde désordonnée, emportés par une force qui les précipite vers le bas de la toile ou qui semble les aspirer dans le centre du cercle. Le décor est un espace imaginaire, saturé de corps humains derrière lesquels s’élèvent d’immenses flammes. Tout n’est qu’incendie, rouges et jaunes orangés sur fond terreux, à l’image de l’enfer. On peut penser aux brasiers des camps nazis, aux flammes et aux fumées des fours crématoires, mais ici tout n’est qu’abstraction, évocation sans limite de tous les enfers humains.

Les œuvres de Taslitzky sont une réponse à l’incertitude exprimée par Jorge Semprun dans les premières pages de L’Écriture ou la vie :

Pourtant un doute me vient sur la possibilité de raconter. Non pas que l’expérience vécue soit indicible. Elle a été invivable, ce qui est tout autre chose, on le comprendra aisément. Autre chose qui ne concerne pas la forme d’un récit possible, mais sa substance. Non pas son articulation, mais sa densité. Ne parviendront à cette substance, à cette densité transparente que ceux qui sauront faire de leur témoignage un objet artistique, un espace de création. Ou de recréation[29].

Taslitzky a réussi à « recréer » Buchenwald, il a rendu visible l’invivable, il a démontré par ses dessins, par ses tableaux à quel point est vraie l’affirmation d’Aharon Appelfeld : « Je pensais, et je pense toujours, que seul l’art a le pouvoir de sortir la souffrance de l’abîme[30]. »

Pour conclure, voici le témoignage de Jorge Semprun, dans la préface aux Dessins faits à Buchenwald :

[…] Mon souvenir préféré, celui que j’évoque ou que je convoque volontiers, à toute sorte de moments de mon existence, c’est celui de Boris Taslitzky, dans la salle du block 34, un dimanche, en train de donner forme définitive aux croquis hâtifs où il saisissait la réalité angoissante de la vie du camp, de sa perpétuelle agonie.

 

Une incroyable sérénité se dégageait alors de la silhouette de Boris penchée sur son dessin. Une sorte de joie inondait son visage. Ses yeux et sa bouche exprimaient alors une allégresse ironique. Bon Dieu, quel bon tour suis-je en train de jouer à la mort ! avait-il l’air de se dire et de me dire. […]

 

Dans l’admirable série de dessins et gravures, qui, de Jacques Callot à Zoran Music, en passant par Goya, bien entendu, ont déroulé au long des siècles une vision poétique et critique des misères et des désastres de la guerre, des ravages du mal absolu, les dessins de Buchenwald de Boris Taslitzky trouvent leur place d’emblée, dans leur sombre lumière.

 

Yo lo he visto, je l’ai vu moi-même, pourrait écrire Boris en légende de ses dessins, ainsi que Francisco Goya l’écrivit, sous l’une des gravures des Désastres.

 

Je l’ai vu ! Regardez maintenant, « Frères humains qui après nous vivez[31] » !

[1] Christophe Cognet, L’Atelier de Boris, film, 2004.

[2] Boris Taslitzky, Tambour battant, Paris, Les Éditeurs français réunis, 1961.

[3] Christophe Cognet, ibid.

[4] Cité par Évelyne Taslitzky, « Biographie », in Boris Taslitzky (1911-2005) L’art en prise avec son temps, op. cit., p.280.

[5] Louis Aragon, « Le Maître de Saint-Sulpice », revue Regards, n° 2, février 1945.

[6] Le blog de Jacky Tronel, spécialiste des prisons, propose des reproductions et des commentaires de ces fresques : http://prisons-cherche-midi-mauzac.com/des-camps/les-fresques-de-boris-taslitzky-au-camp-de-saint-sulpice-la-pointe-3272.

[7] Saint-Georges-d’Orques, Éditions Anagraphis, 2022.

[8] Paris, Biro éditeur, 2009.

[9] Christophe Cognet, « Les yeux ouverts sur la réalité », in Boris Taslitzky, Dessins faits à Buchenwald, Paris, Biro éditeur, 2009, p.239.

[10] Jorge Semprun, Préface à Boris Taslitzky, Dessins faits à Buchenwald, op. cit., p.7.

[11] Christophe Cognet, op. cit., p.241.

[12] Jorge Semprun, L’Écriture ou la vie, Paris, Gallimard folio, 1997, p.30-39 et p.60-63.

[13] Archives du musée de la Résistance nationale de Champigny-sur-Marne, cité dans « Carnet de Buchenwald de Boris Taslitzky – Extraits, 5 août 1944 », in Boris Taslitzky, Dessins faits à Buchenwald, op. cit,, p.214.

[14] Lionel Richard, « Soumission et insoumission au réel », in Boris Taslitzky, Dessins faits à Buchenwald, ibid., p.234.

[15] Irène Michine, « Boris Taslitzky », in Le Patriote résistant, janvier 2006, n° 796.

[16] Jorge Semprun, ibid., p.121.

[17] Ibid., p.120.

[18] Françoise Bourvis et Véronique Sartre, Silences, FR3 Lyon, 1996.

[19] Tableau de Brueghel (1562).

[20] Compagnon de captivité de Boris Taslitzky à Buchenwald, Julien Cain – qui est le sujet du dessin 172 – était administrateur de la Bibliothèque nationale.

[21] Julien Cain, Préface à Boris Taslitzky, Dessins faits à Buchenwald, op. cit., p.18-19.

[22] Jorge Semprun, op. cit., p.238.

[23] Cité par Nathalie Hazan-Brunet dans « Une légende moderne ; La Mort de Danielle Casanova », in Boris Taslitzky (1911-2005) L’art en prise avec son temps, op. cit., p.189.

[24] Discours prononcé à Ajaccio le 11 mai 1951 à l’occasion de l’hommage de l’Union des jeunes filles de France à Danielle Casanova, Archives Boris Taslitzky, cité par Nathalie Hazan-Brunet, ibid. p.189.

[25] Cité par Gérard Denizeau dans « Contre les ténèbres, Riposte… » in Boris Taslitzky (1911-2005) L’art en prise avec son temps, op. cit., p.217.

[26] Cité par Christophe Cognet dans « Les yeux ouverts sur la réalité », in Boris Taslitzky, Dessins faits à Buchenwald, op. cit., p. 247.

[27] Œuvre peinte sur un support de forme ronde.

[28] Dominique Wiedemann, « Un peintre en sa maison », L’Humanité, 8 septembre 2001.

[29] Jorge Semprun, op. cit., p.25-26.

[30] Aharon Appelfeld, L’Héritage nu, traduit de l’anglais par Michel Gribinski, Paris, éditions de l’Olivier, 2022, p.19-20.

[31] Jorge Semprun, Préface à Boris Taslitzky, Dessins faits à Buchenwald, ibid., p.7-8.