Charlotte : l’épure au service de l’émotion ?

Estelle Provostprofesseure de lettres, Toulouse
Paru le : 18.11.2022

Un film d’Éric Warin et Tahir Rana. Scénario : Erik Rutherford et David Bezmozgis. Sortie en salle le 9 novembre 2022

Sur l’affiche du film, un simple prénom, Charlotte, dont on comprend immédiatement qu’il est celui de cette jeune femme dont le regard bleu, quittant un instant la toile sur laquelle elle travaille, s’adresse résolument à nous. Cette jeune fille, c’est Charlotte Salomon, à laquelle David Foenkinos avait déjà consacré un roman, lui-même titré Charlotte, en 2014[1]. Inspirés par l’œuvre graphique de cette dernière, intitulée Leben ? oder theater[2] (Vie ? Ou théâtre ?[3]), le roman comme le film, entendent restituer, dans toute son intensité, la brève existence de la peintre juive d’origine berlinoise morte à Auschwitz à vingt-six ans, condamnée dès son arrivée car elle était alors enceinte de cinq mois.

Le parti-pris des réalisateurs, Éric Warin et Tahir Rana, est celui du film d’animation. Ce choix peut paraître surprenant voire périlleux tant, en outre, la réalisation, ici en 2D, par son apparente naïveté et sa simplicité affichée, semble inadaptée à la complexité de la réalité évoquée et surtout inapte à rendre compte de la puissance évocatoire des gouaches de Charlotte Salomon marquées par l’association parfois brutale de couleurs très contrastées. Or c’est bien du caractère singulier de la démarche artistique de cette dernière, qui va se rapprocher de l’expressionnisme abstrait, que se sont inspirés les deux réalisateurs pour proposer une mise en dessins de la vie de l’artiste dont le cheminement n’est pas sans faire écho à celui d’Anne Frank.

Moins connue que le Journal d’Anne Frank, l’œuvre de Charlotte Salomon, fondée sur la mise en images d’une existence tragiquement entrée en résonance avec l’Histoire, peut constituer, pour les élèves de troisième, en particulier, une entrée aussi riche que suggestive dans la réflexion sur l’art de « se représenter, se raconter » en lien avec le programme d’Histoire (Étude du XXe : « L’Europe, un théâtre majeur des guerres totales ») et les Arts plastiques. Car le film est bien à la croisée des chemins, entre plongée dans l’histoire familiale de Charlotte, marquée par une série de tragédies, restitution réaliste d’une époque historique synonyme d’antisémitisme et de violence et constitution d’une œuvre singulière mêlant gouaches, calques comportant des textes qui s’y superposent et indications musicales, le tout formant un véritable ovni que l’artiste qualifiait elle-même d’opéra-bouffe. Nathalie Hazan-Brunet, conservatrice honoraire de la collection moderne et contemporaine du Musée d’art et d’histoire du judaïsme et commissaire de l’exposition Charlotte Salomon en 2006, évoque en ces termes son parcours artistique : « Vie ? ou Théâtre ? , c’est l’histoire d’une jeune femme qui a grandi dans une maison de suicidés, étudié sous un régime fasciste et qui a passé les années les plus fécondes de sa vie en exil sous la menace d’une fin imminente. C’est une longue conversation entre une jeune fille et la mort, ce couple est indissociable de son œuvre[4]. »

Or, le film est construit comme une boucle, laquelle ne laisse justement jamais oublier cet horizon mortifère. Il s’ouvre sur une scène entre Charlotte Salomon et son ami le docteur Moridis auquel, dans une forme d’urgence, quelques mois avant sa déportation, elle confie ses créations, toutes réalisées entre 1940 et 1942, en accompagnant cette cession d’une injonction : « Prenez-en soin, c’est toute ma vie. » On est à Villefranche-sur-Mer, où elle a trouvé refuge après sa fuite de Berlin. Le film, de manière assez classique, adopte alors une démarche rétrospective pour retracer la courte existence de Charlotte avant de revenir sur son lieu d’exil, au moment de son arrestation, sur dénonciation, en septembre 1943. La réalisation préfère alors le hors champ, insinuant, plus qu’elle ne la montre, la violence de ce qui attend l’artiste et son mari, Alexander Nagler. Tout passe alors par les seuls sons : injonctions verbales et bruit des coups.

Si l’on revient au début, immédiatement après la scène d’ouverture qui suggère la crainte d’une tragédie imminente, le film nous plonge dans l’enfance de Charlotte et plus précisément en 1926. La fillette pénètre dans la chambre de sa mère qui semble étrangement absente, en proie à un mutisme qui la coupe du monde et prive la petite fille de tout échange avec celle dont elle prend délicatement la main avant que le personnage maternel ne s’estompe pour finalement disparaître. Le film suggère alors ce qui relève, à ce stade, de l’indicible : le suicide de la mère de Charlotte dont on comprend progressivement qu’il est la manifestation d’un atavisme morbide touchant successivement les membres de sa famille maternelle depuis des générations.

L’urgence de peindre répond donc chez Charlotte à un impératif : se lancer dans un projet insensé pour échapper à la folie, aussi bien celle de sa famille que celle du monde. Et c’est dans l’entrelacement de ces deux perspectives – l’histoire intime et l’histoire collective – que le film parvient peut-être le mieux à restituer toute la dimension tragique d’une existence symboliquement placée sous le signe d’un inéluctable qui prendra in fine la forme de la barbarie nazie ; l’effet de boucle que nous avons évoqué trouvant ici pleinement son sens, ce qu’il peut être intéressant d’analyser avec les élèves.

En outre,  prendre le parti de donner autant de place « au démon de la dépression », comme le dit Charlotte elle-même, c’est certes expliquer l’exécution compulsive des toiles qui a rythmé son existence durant dix-huit mois, mais c’est aussi et surtout traduire la pulsion de vie qui l’animait, sa capacité à exister, littéralement à sortir de soi, à manifester sa présence au monde, à se tenir debout envers et contre tous et tout, sa lutte contre son démon intérieur devenant, dans le même mouvement, lutte contre sa propre négation par le régime nazi. L’un ne va pas sans l’autre, comme semble bien l’affirmer le montage qui alterne les moments de tension intime et ceux où se donnent à voir la montée en puissance du fascisme et son déploiement tentaculaire qui bientôt n’épargne plus le havre de paix de Villefranche-sur-Mer.

De ce point de vue, le traitement chromatique est à prendre en considération. Ainsi Berlin, sous la férule nazie, devient progressivement une ville grise et sombre jusqu’à la nuit de Cristal, le 9 novembre 1938, marquée par la fureur et les flammes[5]. Il s’agit alors de faire écho aux créations de Charlotte qui, sans jamais mobiliser la teinte noire, traduit cette obscurité grandissante en utilisant des coloris vert-brun. La gamme chromatique s’inverse dès que le film se concentre sur la vie de la jeune peintre dans le sud de la France ; là encore, il s’agit de rester en accord avec ses gouaches. Dominent les teintes fortes sur la base des trois couleurs primaires (bleu, jaune, rouge) et le film intègre certaines de ses toiles, donnant ainsi à la mise en abyme sa puissance de représentation car, même dans ce cadre idyllique, l’urgence de vivre et de peindre ne se laisse jamais oublier.

D’ailleurs, il est aussi intéressant de focaliser sur les moments où, sortant d’une épure assumée (pour mieux laisser place à l’histoire ? à l’épaisseur biographique elle-même ?), les réalisateurs prennent le parti d’animer les œuvres de Charlotte Salomon comme pour mieux redoubler la dimension vitale dont elles sont porteuses. Analyser cette démarche avec les élèves peut être l’occasion de revenir avec eux, plus généralement, sur l’esthétique adoptée et sur l’option de l’animation. Qu’est-ce qui, selon eux, au terme du parcours, le justifie ? Ce choix leur semble-t-il porteur, et particulièrement pour traiter de la vie d’une artiste ? Peuvent-ils faire le lien avec d’autres œuvres cinématographiques[6]?

S’emparer de la proposition d’Éric Warin et de de Tahir Rana, c’est analyser la façon dont l’animation travaille ici presque à s’éclipser en faisant le pari d’une simplicité et d’une épure dont la radicalité peut être non seulement interrogée mais aussi mise en relation, pour des élèves de troisième, avec le roman de David Foenkinos qui, en 2014, avait déjà fait le choix du minimalisme stylistique (une simple phrase par ligne, avec ou sans verbe). La sobriété permet-elle vraiment de nourrir une émotion qui ne soit pas frelatée ?

[1] David Foenkinos, Charlotte, Paris, Gallimard, 2014.

[2] L’intégralité de Leben ? or theater est conservée au Musée d’histoire juive d’Amsterdam.

[3] Charlotte Salomon, Vie ? ou théâtre ? [1940-1941], traduit de l’allemand par Anne Hélène Hoog, Michel Boubinet et Chantal Philippe, Paris, Le Tripode, 2015.

[4] Conférence donnée à l’Institut français du Portugal, février 2019.

[5] On peut découvrir une évocation de son travail de représentation de la nuit de Cristal sur le site de l’Institut international pour la mémoire de la Shoah : https://www.yadvashem.org/fr/blog/la-nuit-de-cristal-charlotte-salomon.html.

[6] On peut bien sûr ici penser au Tombeau des lucioles d’Isaho Takahata (1998) ou à Valse avec Bachir d’Ari Folman (2008).