Deuxième génération. Ce que je n’ai pas dit à mon père, Michel Kichka, Paris, Dargaud, 2012.
Compte rendu de lecture
Séverine Bourdieu, professeur de lettres en CPGE au lycée Déodat de Séverac de Toulouse
Né en Belgique en 1954, Michel Kichka est l’un des représentants les plus connus de la caricature politique israélienne et un fervent partisan de la paix au Proche-Orient, comme en témoigne son engagement, aux côtés de Plantu ou de Chappatte, dans le réseau international « Cartooning for peace » (Dessiner pour la paix). En 2012, à l’âge de cinquante-huit ans, il publie sa première bande dessinée, Deuxième génération. Ce que je n’ai pas dit à mon père, le récit autobiographique d’une enfance dans l’ombre de la Shoah et d’une libération par le dessin et par l’humour[1].
Michel Kichka est le fils d’un survivant de la Shoah, Henri Kichka. Adolescent, celui-ci a vu sa mère et ses sœurs partir sans retour pour Auschwitz, connu lui-même l’enfer des camps, survécu aux marches de la mort et vu son père épuisé mourir dans ses bras en avril 1945, juste après la libération du camp de Buchenwald. Ce n’est cependant pas cette histoire que raconte Deuxième génération. Le sujet de cette bande dessinée est le silence qui a pesé sur les enfants du survivant et façonné leur existence, générant en eux un sentiment de culpabilité qu’il leur a été difficile de mettre à distance et de comprendre. En quatre chapitres et un épilogue, Michel Kichka « retrace les instantanés décisifs[2] » d’une vie, évoque son enfance et sa jeunesse dans la Belgique des années soixante, son désir de s’émanciper en s’installant en Israël pour fonder une famille, puis le retour du refoulé et la nécessité de prendre la parole pour témoigner et se libérer enfin du passé. À travers une œuvre personnelle, il fait entendre la voix de toute une génération et montre combien les répercussions de la Shoah sont toujours actuelles.
L’enfance et le poids des images
Les deux premiers chapitres du récit, intitulés « Le non-dit » et « Une famille exemplaire », sont consacrés à la jeunesse de l’auteur en Belgique et font la part belle aux images, aux dépens des mots. La première planche est tout à fait exemplaire de ce déséquilibre : la première case montre l’enfant s’interrogeant sur le numéro que son père porte « sur les poils », sans oser formuler sa question à voix haute puisque « papa ne parlait pas ou très peu de sa famille » (p. 5[3]). La prégnance de ce passé disparu est alors exprimée par la reproduction sur la majeure partie de la page des trois photos d’avant-guerre que le père a conservées : deux photos d’identité des parents, Joseph et Hannah, puis un portrait de la famille au grand complet, où l’on voit les deux parents et les trois enfants marcher en souriant, élégamment vêtus dans les rues de Bruxelles. En contrebas, la première représentation de la famille que le narrateur forme avec ses parents, ses deux sœurs et son petit frère, confinée dans une cuisine étroite et une case rectangulaire tout en longueur, paraît bien anodine et insignifiante, comparée au grand portrait triomphant qui la surmonte. L’anecdote qu’elle met en scène donne le ton du livre, mêlant avec brio le comique et le sérieux : le père attablé devant sa soupe fait une blague sur Auschwitz qu’il conclut par un rot sonore, aussitôt imité par son fils amusé. Celui-ci est alors sèchement rabroué par sa mère : seul son père a le droit de roter, puisqu’« il a été dans les camps ». Et encore une fois, l’enfant s’interroge en pensée : « Mais c’est quoi, les camps ? » (p. 6). Certes, le jeune garçon sait que sa famille est « partie en cendres, emportée par le vent mauvais de l’histoire » (p. 9), que son père et son grand-père ont « eu les pieds gelés pendant la marche de la mort » (p. 19), mais ces formules figées, ressassées, qu’aucune affectivité ni aucune mémoire ne semblent plus habiter n’étanchent pas sa soif de comprendre. Il se plonge alors « en cachette » dans les livres d’histoire de la bibliothèque familiale et cherche en vain son père et les siens dans les photographies célèbres de la liquidation du ghetto de Varsovie ou de la libération de Buchenwald. Ces images hantent ses nuits, peuplant les cauchemars qu’il ne peut confier à son père puisque, lui, « ne racontait pas sa Shoah » (p. 10).
Les scènes se succèdent. À travers un dessin joyeux et inventif, tout en rondeurs et en beaux contrastes de noir et blanc, égayés par de fréquents clins d’œil à l’histoire de la bande dessinée, on perçoit ce que fut le quotidien gris de quatre enfants envoyés trop tôt en pension « loin les uns des autres » (p. 27) et sommés de venger leur père d’Hitler en étant « premier de classe ». Sur toutes les photos, la fratrie sourit à l’unisson – à l’exception de Charly, le petit frère – pour correspondre à l’image de la famille idéale que le père a voulu reconstituer en donnant à ses enfants les prénoms de ses disparus. Mais le narrateur restitue dans des bulles les pensées qui se cachent derrière les sourires de façade. On comprend alors que dans cette famille, il faut se taire car seule la souffrance du père est légitime : les enfants dissimulent leur malaise, leurs angoisses, leurs interrogations. Ils censurent même leurs mouvements de révolte adolescente contre l’autorité parentale afin de protéger leur père et ne pas réveiller ses ulcères ni ses idées noires : « La règle à la maison était la suivante : papa avait toujours raison et, s’il avait tort ou si l’on n’était pas d’accord, on le gardait pour soi ! » (p. 30). L’histoire de la mère est également passée sous silence parce que, durant l’Occupation, sa famille s’est réfugiée en Suisse et qu’elle n’a « pas souffert autant que papa » (p. 28). Même adultes, Michel et sa sœur vont consulter un psychanalyste après le suicide de leur frère, non pour eux mais pour leur père, car ils craignent qu’il ne mette lui aussi fin à ses jours.
La situation familiale décrite dans Deuxième génération illustre ainsi parfaitement la théorie de la psychanalyste israélienne Dina Wardi, selon laquelle les survivants de la Shoah transmettent inconsciemment à leurs enfants une partie de leur propre traumatisme et de leur propre culpabilité, en les investissant de leurs souvenirs et de leurs espoirs : ceux-ci deviennent alors des « bougies commémoratives » rappelant la mémoire de ceux qui n’ont pas survécu. Toute leur vie, ils cherchent à égaler un mort magnifié par le souvenir et se sentent responsables du bonheur et de la vie de leur parent, ce qui a des conséquences évidentes sur la construction de leur identité et leur estime de soi[4].
La longue conquête de la parole et de l’âge adulte
Le chapitre central du livre, sobrement intitulé « Charly », raconte justement la déflagration qui frappe la famille au moment du suicide du jeune frère du narrateur, surnommé « Haïm » (« vie » en hébreu). Le premier soir de la Shiva (semaine de deuil), après la cérémonie au cimetière, alors que les proches sont réunis dans le salon de l’appartement familial pour partager leurs souvenirs et rendre un dernier hommage au défunt, soudain, le père se met à raconter en détail son long calvaire des années de guerre. Le choc de cette mort libère donc la parole de l’ancien déporté et va lui permettre de passer du statut de victime invisible et honteuse à celle de témoin reconnu et admiré. En effet, cette parole qui est d’abord privée devient rapidement publique, comme le raconte le quatrième chapitre : il publie ses mémoires[5], reçoit plusieurs décorations et devient un passeur d’histoire en intervenant dans les écoles et en accompagnant trois fois par an des lycéens à Auschwitz. Mais loin de se réjouir de cette libération, Michel Kichka avoue sa réticence, son ressentiment. Il en veut tout d’abord à son père d’avoir détourné en sa faveur la Shiva de son frère ; son récit lui paraît intempestif voire indécent, au point qu’il refuse de l’écouter : « Je pensais qu’on s’était réunis pour parler de Charly. J’avais besoin de faire son deuil. Papa parle de lui-même et je suis incapable de l’écouter. Alors que je devrais être content qu’il parle enfin. Quel timing merdique ! » (p. 55). Néanmoins, il ne se contente pas d’exprimer ce qui le met mal à l’aise chez son père, il tente aussi de le comprendre et d’avoir un regard empathique : il s’efforce ainsi de se mettre à sa place et finit par penser que sa logorrhée de la Shiva procédait d’un télescopage des traumatismes, la vue du cadavre de son fils ayant « fait resurgir d’un seul coup toutes les images des morts qu’il était parvenu à refouler tant bien que mal. » (p. 56). Ce flot de paroles, emplissant la pièce de souvenirs atroces mais quelque peu neutralisés par le passage des ans, aurait été un moyen d’éluder une réalité présente insupportable, celle de la mort d’un fils.
Le ressentiment éprouvé à l’égard du nouveau statut et du nouveau discours de son père a également une autre explication : il lui en veut d’avoir offert à d’autres ce dont il s’est toujours senti privé, si bien qu’il retarde longuement la lecture de ses mémoires puis temporise sans cesse lorsque celui-ci lui demande avec insistance de l’accompagner à Auschwitz. En vérité, il refuse de prendre place parmi un public d’étrangers admiratifs pour entendre un discours formaté et préférerait partager avec son père un moment d’authentique dialogue (« juste lui et moi », p. 87). Michel Kichka est en effet conscient que son père n’a pas tout dit dans son livre (comme il le lui rétorque chaque fois qu’il lui pose une question) et il voudrait devenir l’interlocuteur privilégié, celui auquel son père confierait « ce qu’il n’a pas pu écrire » (p. 88). Il imagine ainsi – privilège de cet art de l’image qu’est la bande dessinée – un pèlerinage où il l’accompagnerait non à Auschwitz mais à Buchenwald, « là où mourut son père et d’où il fut libéré » (p. 90). Pour lui, le témoignage de son père masquerait donc un traumatisme plus profond, un vide indicible, qui n’a pas trouvé à s’exprimer dans ce livre. Peut-être considère-t-il que les mémoires d’Henri Kichka correspondent à ce qu’Aharon Appelfeld désigne comme des « refoulements visant à ranger les événements en bon ordre chronologique. Rien là d’une introspection mais bien plutôt la trame serrée de nombreux faits extérieurs, de manière à cacher la vérité intérieure[6] ». Il a ainsi la sensation que « son témoignage s’est substitué à sa mémoire » (p. 88) et se demande : « Alors, que vaut-il mieux, le silence ou la parole ? » (p. 78).
Un article écrit par les psychiatres Dori Laub et Daniel Podell, intitulé « Art et trauma », fournit des clés d’interprétation qui me paraissent ici pertinentes[7]. Selon eux, « les sentiments d’absence, de rupture, et de perte de représentation qui constituent l’essentiel de l’expérience traumatique, proviennent tous d’une faillite réelle de la dyade empathique au moment de la traumatisation, et aussi de l’échec qui en résulte de préserver un lien empathique, même avec soi[8] ». Le bourreau n’a pas reconnu l’adresse empathique de la victime et l’a donc nié en tant qu’humain et en tant qu’interlocuteur possible, ce qui empêche désormais le sujet de dialoguer avec son trauma, avec lui-même comme avec les autres. C’est par l’art qu’il peut sortir de ce blocage, en élaborant une forme dialogique qui non seulement interroge le trauma (au lieu d’en rester captif) mais encore requiert du lecteur ou du spectateur un engagement, une activité herméneutique. Ce n’est pas dans cette voie/voix-là que s’est engagé Henri Kichka en écrivant Une adolescence perdue dans la nuit des camps. Ce livre ne lui permet d’entrer en dialogue ni avec son fils, ni avec les autres témoins : il refuse ainsi de lire les témoignages philosophiques et littéraires que ce dernier lui offre parce qu’ils l’ont touché et qu’il aimerait en discuter avec lui. La planche de la page 81, dans laquelle l’absence de dialogue entre le père et le fils – chacun enfermé dans sa case et tourné vers son livre – est traitée de façon à la fois pathétique et humoristique, me paraît particulièrement réussie à ce sujet : le lecteur est touché par la peine du fils, rendue visible et sensible par l’ombre portée des piles d’autobiographie du père, qui envahissent littéralement l’espace de la page et plongent leur dialogue de sourds dans l’obscurité ; mais il sourit aussi du contraste entre, d’une part, l’hypersensibilité du fils, « bouleversé par la lecture de Primo Levi » ou du « génial » Spiegelman, lequel lui donne « envie de raconter sa propre histoire en BD », et, d’autre part, le désintérêt condescendant du père, qui évalue la qualité littéraire d’un témoignage au nombre d’années passées dans le camp (« C’est bien écrit, mais il n’a passé qu’une année à Buna ») et qui reste focalisé sur la préparation de son café (« Tu m’as mis une petite sucrette ? »). Deuxième génération entre ainsi dans la catégorie des œuvres dialogiques, qui tentent d’offrir une représentation indirecte et symbolique du sentiment de vide et d’absence, qui ménagent une distance créative avec leur sujet et convoquent le lecteur pour partager avec lui des interrogations et des affects.
Michel Kichka montre aussi comment le temps apaise les tensions et comment la troisième génération peut jouer un rôle dans la transmission mémorielle et dans l’éclosion du dialogue. Le quatrième chapitre, « Seul au monde », est aussi celui où se construit peu à peu un nouvel espace de parole entre le père et ses descendants : il se termine sur une scène de repas hilarante à Jérusalem, où Henri, Annie (la grande sœur qui vit dans un kibboutz), Michel et ses trois enfants pleurent de rire en rivalisant d’humour sur la Shoah, comparant les kapos à des G.O. et les tatouages sur l’avant-bras des prisonniers à des « numéros de téléphone déportable » (p. 95). Le contraste avec la scène inaugurale, où seul l’humour du père avait droit de cité, est patent.
Écrire pour dire, enfin
L’épilogue résume les dix années durant lesquelles le narrateur a composé son récit dans sa tête, sans parvenir à le mettre en mots et en images, puis le moment où ce blocage s’est dissipé et où il s’est mis à écrire et à dessiner comme on saute d’un avion en parachute (faut-il voir ici une référence à Georges Perec[9] ?). Si le titre de l’œuvre a une portée générationnelle évidente, son sous-titre est plus personnel et témoigne encore d’un apaisement de ses relations avec son père : plutôt que de reprocher à celui-ci de ne pas lui avoir raconté son histoire (ce que son père ne lui a pas dit), il préfère mettre l’accent sur son propre silence et sur la possibilité que lui offre cette œuvre d’y remédier. Publier ce texte, c’est offrir à son père la possibilité de se mettre à sa place et de comprendre enfin son mal-être enfantin, son ressentiment après la mort de Charly, les raisons pour lesquelles il n’a pas voulu l’accompagner à Auschwitz. C’est aussi une manière de partager avec lui la lettre que Charly lui a envoyée le jour de sa mort et de briser ainsi la tradition du non-dit, qui a empoisonné leur vie familiale. Publier ce texte, c’est également mettre en lumière ce qu’il a hérité de son père : le goût du dessin et un certain humour. C’est peut-être ce que symbolise l’image de couverture, où l’on voit Michel Kichka, son carton à dessins sous le bras, suivre la ligne grise du calot de déporté de son père, comme s’il mettait ses pas dans les siens pour continuer le chemin commencé. D’ailleurs, sur son site internet, il raconte qu’il a enfin rejoint son père à Auschwitz, accompagné de deux de ses fils et conclut : « Le livre nous a rapprochés car nous nous sommes compris à travers lui. Il est notre victoire sur l’Histoire. Mieux, la victoire de la vie sur la mort[10]. »
NOTES
[1] Cette bande dessinée fera également l’objet d’une ressource comparatiste qui explorera la figure du père dans plusieurs œuvres consacrées au témoignage de deuxième génération.
[2] Quatrième de couverture.
[3] Les références de pages entre parenthèses renvoient à la première édition Dargaud, 2012.
[4] Dina Wardi, Memorial Candles, Children of the Holocaust, New York, Routledge, 1992.
[5] Henri Kichka, Une adolescence perdue dans la nuit des camps, Waterloo, éditions Luc Pire, « Les territoires de la mémoire », 2005 ; réédité en 2007 avec une préface de Serge Klarsfeld dans la collection « Voix personnelles » de La Renaissance du livre.
[6] Aharon Appelfeld, Beyond Despair [1994], traduit de l’anglais par Michel Gribinski, L’Héritage nu, Paris, Seuil, 2006, p. 38. Cette « trame serrée » qui fait écran au ressenti et au traumatisme du père, est littéralement mise en image et en texte page 57 lorsque Michel Kichka, abandonnant son lettrage arrondi habituel, remplit la bulle de son père d’une typographie serrée et justifiée qui souligne qu’il parle comme un livre.
[7] Dori Laub & Daniel Podell, « Art et Trauma », Le Coq-héron, n° 221 (La Vie des morts parmi les vivants), 2015, p. 35-51.
[8] Ibid, p. 36.
[9] Georges Perec, « Le saut en parachute », 10 janvier 1959, in Je suis né, Paris, Seuil « La librairie du XXIe siècle », 1990.
[10] Michel Kichka, « Auschwitch 2015 », Kichka. Mon blog-note : https://fr.kichka.com/2015/04/16/auschwitz-2015/ (24/11/2020).