Faire découvrir les problématiques de l’écriture autochtone au Québec : lire Kukum de Michel Jean en classe d’Humanités, littérature et philosophie

Claire Tastetprofesseure de Lettres au lycée Jacques de Vaucanson, Tours
Paru le : 06.10.2023

Cette ressource propose une séquence qui a été menée en classe de première dans le cadre de l’enseignement de spécialité « Humanités, littérature et philosophie » autour du roman Kukum afin de sensibiliser les élèves à la difficile cohabitation des peuples au Québec, à la douloureuse histoire de l’assimilation des autochtones et au rôle de la littérature dans la transmission de ce passé.

Index géographique : Amérique du Nord

Discipline : Humanités, lettres et philosophie

Niveau de classe concerné : 1ère

Présentation du projet

Le projet que j’ai mené deux années consécutives autour de l’étude du roman Kukum[1] de Michel Jean s’inscrit dans le cadre de l’enseignement de spécialité « Humanités, littérature et philosophie » en classe de Première. En effet, le programme du deuxième semestre prévoit l’étude des « Représentations du monde » s’articulant autour de trois axes : « découverte du monde et pluralité des cultures », « décrire, figurer et imaginer », « l’homme et l’animal ».  Ce programme s’appuie sur un cadre chronologique : « de la Renaissance aux Lumières ». Cette période, on le sait, a été marquée par ce que l’on a appelé les « grandes découvertes ». Les récits des grands voyageurs (Jean de Léry, Jacques Cartier, Louis-Antoine de Bougainville), la rencontre de l’autre ont nourri la pensée des écrivains et des philosophes, de Montaigne à Diderot. Les manuels font la part belle à tous ces textes, mais quid de l’autre histoire ? S’interroger sur cette pluralité des cultures peut-il se faire sans les récits des « autres » ? Comme l’écrit Chimamanda Ngozi Adichie : « il n’y a jamais une histoire unique pour un lieu donné[2] » ; mais cette autre histoire, par qui est-elle écrite ?

Le roman de Michel Jean, auteur québécois d’origine innue, a été publié pour la première fois en France en 2019. Le journaliste et écrivain y relate l’histoire fictionnalisée de son arrière-grand-mère Almanda, jeune orpheline descendante de colons, partie vivre sa vie et son amour avec Thomas, un jeune Innu.  En épousant Thomas, Almanda épouse le nomadisme et la culture innue de son mari. Dans cette fresque se déroulant sur plus d’un demi-siècle, l’auteur nous fait assister à la difficile cohabitation des peuples au Québec et à la douloureuse histoire de l’assimilation : destruction du territoire, pensionnats autochtones, sédentarisation forcée et déculturation[3], tous les enjeux de la dépossession y sont minutieusement décrits dans une langue simple, épurée et belle.  J’ai trouvé dans ce récit la voix qui manquait à mon cours.

Déroulé de la séquence

Étape 1 – Au commencement étaient les textes des grands voyageurs

Le groupe constitué par les élèves de HLP est un groupe de bons lecteurs pour la plupart. Si certains peuvent éprouver des difficultés de compréhension ponctuelles ou d’analyse, ces élèves aiment lire et ne rechignent pas à la lecture d’un récit en autonomie.

Le roman de Michel Jean n’a donc pas fait l’objet d’une analyse telle qu’elle pourrait être menée en classe de français et ce, pour deux raisons :

– ce récit échappe au cadre chronologique défini par le programme : cette lecture a été proposée comme un contrepoint, c’est une lecture cursive proposée en écho avec ce qui a été fait en classe ;

– la lecture de ce roman a pour objectif de faire réfléchir à la question de la pluralité des cultures. Je ne voulais pas tarir le questionnement des élèves par une analyse trop précise de manière à préparer la réception du récit sans restreindre son appropriation.

Les textes étudiés en classe ont permis de préparer la lecture cursive du roman. Tout d’abord, ceux des grands voyageurs : Jean de Léry, Jacques Cartier, Louis-Antoine de Bougainville, André Thevet. Autant de « découvreurs » qui racontent avec leurs yeux d’hommes du passé, qui se positionnent par rapport aux autres explorateurs, aventuriers mais aussi colons au service d’une couronne que l’expansionnisme guide avant tout. On s’est attaché à la pluralité de ces voix tout au long du cours, voix qui sont loin d’être unanimes dans le rapport qu’elles tissent aux autres. Ainsi, Jean de Léry observe les coutumes des Tupinambas avec curiosité, étonnement, répulsion, fascination mais sans jamais porter de jugement moral. Vivant avec ce peuple, il se comporte en hôte reconnaissant. Au contraire, c’est en colon que Jacques Cartier débarque au Canada et le récit de son premier contact avec les autochtones est celui d’un rejet et d’une peur manifeste de l’autre. Les analyses minutieuses des textes du corpus, enrichies par la rencontre avec de multiples œuvres d’art (notamment les gravures de Théodore de Bry) et par la lecture d’écrits de philosophes et de penseurs – Montaigne et Diderot pour ne citer qu’eux – ont permis de montrer que comprendre l’autre est chose complexe, que le réduire est chose politique.

Étape 2 – Lire une œuvre autochtone francophone contemporaine en autonomie

C’est donc dans ce contexte que j’ai demandé à mes élèves de lire Kukum, en un temps limité (trois semaines) sans prendre aucune note. Cela pourra, peut-être, paraître étonnant, voire peu pédagogique pour un cours de Lettres, mais il m’a paru opportun, pour s’imprégner de l’œuvre, d’en faire une lecture  sans contrainte : se laisser emporter par l’histoire d’Almanda, arpenter les grandes forêts avec les deux héros, franchir les « passes dangereuses », contempler la beauté de la nature et l’écouter avec eux, vivre au rythme de Pekuakami avant d’affronter l’horreur de la destruction : la forêt défrichée et les troncs charriés par la rivière sont en effet les prémices d’une tentative de destruction des autochtones. Cette immersion m’a semblé signifiante : puisque nous ne sommes pas des explorateurs, autant laisser l’illusion romanesque fonctionner pour nous faire vivre une expérience que la réalité nous refuse.

Avant la lecture, j’ai néanmoins présenté l’auteur afin que les élèves comprennent qu’ils étaient en possession d’un livre contemporain écrit par un québécois autochtone dont la renommée de journaliste est grande dans son pays. C’était très important de contextualiser car cela nous a amenés à nous interroger sur la présence du français au Québec (rappelons que nous avions étudié un long extrait du récit de Jacques Cartier) mais aussi sur le mot « autochtone » qui n’est pas familier aux élèves français. Une rapide recherche en classe dans la presse québécoise a permis de voir à quel point ces questions étaient des questions d’actualité pour les Canadiens. En effet, très vite, les élève ont trouvé des articles sur les pensionnats autochtones, l’exhumation de charniers, mais aussi sur des faits divers dramatiques comme la mort de Joyce Echaquan, une femme atikamewk morte à l’hôpital après avoir enregistré les insultes racistes dont elle était victime par le personnel soignant. L’éclairage du contexte géopolitique a permis de voir comment l’ancrage du passé a des répercussions fortes dans le présent.

Étape 3 – Construire à partir de l’œuvre lue : vers un travail de restitution collaboratif et créatif

J’ai mené ce projet deux années consécutives et le travail que j’ai demandé n’a pas été le même chaque année.

La première année, j’ai choisi de demander à mes élèves de réaliser une lecture sensible du texte de Michel Jean, à savoir une lecture expressive d’un extrait choisi librement (enregistrée à la maison) accompagnée d’une illustration graphique ou d’une justification verbale de leur choix. L’enthousiasme des élèves se lit dans leurs productions. Commencé en « Humanités, littérature et philosophie », le projet a gagné leurs camarades de la classe de français qui ont tous voulu participer à cette création. Cette approche, qui a favorisé la discussion sur l’œuvre a posteriori, a permis à chacun de trouver sa place et d’inclure totalement les élèves de l’ULIS[4]. Elle a également favorisé le travail en semi-hybridation rendu obligatoire en raison de la pandémie de COVID. Un livre numérique a réuni et partagé ces lectures sensibles[5].

La seconde année, j’ai procédé différemment. Une séance de discussion a d’abord fait apparaître les grandes problématiques. Parmi elles, deux ont particulièrement suscité l’échange : la différence entre la notion de « territoire » des peuples nomades et celle de propriété privée des peuples sédentaires ; le rapport à la nature et aux animaux[6] des Innus. Ainsi, le territoire se caractérise par un espace vaste qui est parcouru. Les Innus voyagent à l’intérieur de ce territoire avec lequel ils forment un tout connecté. Des lieux précis organisent les déplacements. S’il n’est pas propriété privée dans la mesure où il est espace partagé, le territoire est néanmoins constitutif de l’identité innue. Tout en se faisant avec d’autres groupes humains, le partage du territoire se fait aussi avec les plantes et les animaux : c’est un espace en quelque sorte co-habité. Cela a des répercussions sur la chasse ou la cueillette : seul ce qui est nécessaire à la survie est prélevé dans une forme d’échange qui induit des rituels. J’ai par la suite proposé aux élèves de procéder à un travail créatif par groupe, entièrement mené en classe sur deux heures en leur demandant de créer le musée imaginaire d’Almanda car nous avions réfléchi sur le thème de la collection. Nous avions en effet travaillé sur les enjeux des cabinets de curiosité dans le cadre de la problématique « décrire, figurer, imaginer ». Le récit de Michel Jean, à la manière d’un musée, tente de laisser une trace, de conserver une culture qui a été menacée. Chaque groupe a dû trouver un objet signifiant qui apparaissait dans le roman, le décrire à la manière d’une notice muséographique, le représenter (beaucoup ont eu recours au dessin) et bien entendu, illustrer son importance par un extrait lu et enregistré.  L’ensemble des travaux a ensuite été déposé sur un Genially donnant l’illusion du musée[7].

Même si ma préférence en matière de pédagogie va au deuxième projet en raison du lien plus fort qu’il tisse avec les problématiques du programme, force est de constater que dans les deux cas, l’approche immersive de l’œuvre a donné de bons résultats : c’est avec enthousiasme que les élèves se sont emparés du texte de Michel Jean et le travail réalisé a suscité une réflexion profonde sur la capacité des récits à témoigner de cette autre histoire, invisibilisée par la voix de ceux qui ont conquis le territoire à leur arrivée. Dans les deux cas, enfin, la réalisation des élèves a été envoyée à Michel Jean et a suscité une réponse inattendue de sa part : l’envie de venir à notre rencontre.

Mémoires à l’œuvre ou quand la littérature rapproche : de la rencontre virtuelle à la rencontre réelle

Dans un article publié en avril 2021, Michel Jean a commenté ainsi la réception du livre numérique conçu par les élèves : « Je pleurais quand je regardais ça, surtout le garçon qui s’exprimait en langage des signes. J’ai eu un coup de cœur pour ce groupe[8] ». De manière inattendue, le journaliste et écrivain (avec lequel j’étais en contact par les réseaux sociaux) m’a proposé de venir à la rencontre des élèves au moyen d’une visio. Nous avons donc préparé l’échange qui s’est déroulé sur une heure. Il a été riche car les élèves avaient principalement axé leurs questions sur deux plans : le travail de mémoire et la pratique de l’écriture. Cela a permis à Michel Jean d’évoquer un angle mort de l’étude du roman telle que nous l’avions menée : la pratique de l’écriture comme réappropriation. En effet, l’écrivain a raconté aux élèves comment il avait dû se réapproprier l’histoire de son peuple pour écrire par une ample documentation, par des enquêtes sur le terrain que son métier de journaliste a facilitées, mais aussi et surtout par la discussion avec des membres de sa famille, et ainsi, déconstruire l’assimilation qui fait taire l’histoire au sein même des familles. Le récit est à la fois la trace de cette réappropriation en même temps qu’il permet de fixer à tout jamais une histoire tue, de la révéler, de la transmettre[9].

« L’année prochaine, je me déplacerai, je viendrai vous voir dans votre lycée », tel est le souhait que Michel Jean avait émis à la suite de notre rencontre à distance. Il a tenu parole et les élèves de l’année suivante, celles et ceux qui ont constitué le musée, ont pu rencontrer un Michel Jean en chair et en os[10].  Nous avons également rencontré son éditeur français, Amaury Levillayer, qui a pu évoquer son métier. La maison d’édition qu’il a créée, d’abord destinée aux ouvrages anthropologiques, s’est rapidement dotée d’une collection littéraire, « Talisman », qui s’est spécialisée dans les écrits autochtones d’Amérique du Nord. De l’avis de l’éditeur lui-même, c’est la fiction qui permet le mieux de diffuser ces voix autochtones et de toucher un plus grand lectorat. Le nom de la maison d’édition indique clairement cette volonté de faire un pas de côté, de permettre au lecteur de se décentrer.

Un bilan

Le bilan de ces deux projets menés sur deux années consécutives est très positif.  Les élèves ont été marqués par ce livre, ce travail, cette rencontre. Ils en ont témoigné dans le bilan de leur année, exercice que je fais faire dans le but d’améliorer mon cours l’année suivante. Ainsi Emma a « adoré la rencontre avec Michel Jean » et l’activité favorite de Rose a été « celle où nous avions fait la carte d’identité d’un objet présent dans le livre Kukum. » Elle affirme même : « Ce livre a été une belle découverte pour moi et m’a fait lire de plus en plus ». Fanny va plus loin en remettant l’œuvre dans son contexte : « J’ai beaucoup aimé le chapitre sur les Autochtones, l’ampleur qu’a eue la colonisation. Les rencontres et les deux livres, Kukum et Maikan, m’ont touchée et passionnée ; j’ai découvert un monde dont j’ignorais l’existence ». Ce fut aussi le point fort de l’année pour Gabriel qui a aimé « le travail autour de Kukum qui s’est conclu par deux rencontres enrichissantes. La dynamique dans laquelle nous avons étudié l’œuvre était agréable grâce à la polyvalence des formats ». Les autres livres de Michel Jean, notamment Maikan[11], ont circulé dans la classe. Il est intéressant de constater que si pour beaucoup d’élèves les problématiques abordées étaient nouvelles, pour certains, elles n’étaient pas inconnues. En effet, lors des deux années où j’ai mené ce projet, quelques élèves ont fait spontanément le lien avec le cours d’anglais où le sujet des pensionnats avait été évoqué[12]. Ce lien interdisciplinaire montre à quel point le monde anglophone a été pionnier dans le domaine des études postcoloniales mais aussi que ces thèmes suscitent suffisamment d’intérêt chez nos élèves pour être retenus.

 

[1] Michel Jean, Kukum, éditions Dépaysage, 2019. Le roman a connu un tel succès qu’il est désormais publié en poche aux éditions Point-Seuil.

[2] Chimamanda Ngozi Adichie, Le danger de l’histoire unique, traduit de l’anglais (Nigeria) par Mona de Pracontal, Paris, éditions Gallimard, Folio, 2020.

[3] Pour approfondir ces questions, on pourra visionner l’entretien avec Maurizio Gatti, spécialiste des littératures autochtones, disponible sur le site « Mémoires en jeu » : https://www.memoires-en-jeu.com/video/5034/

 

[4] Ce groupe d’élèves incluait deux élèves malentendants dans une Unité Localisée pour l’Inclusion Scolaire.  Le livre numérique créé débute par une traduction de l’incipit du roman en Langue des signes française par l’un de ces élèves.

[5] On peut voir le travail des élèves ici : https://read.bookcreator.com/n0FrYrMW2rNY5Ht2gETmPsvJxKL2/XQkxEsRlRcaj1q9inEHb0Q

[6] « L’homme et l’animal » est une des problématiques du programme.

[7] On peut voir ce travail ici : https://view.genial.ly/624b3b88776db2001a8a1680/guide-le-musee-imaginaire-dalmanda

[8] « Kukum de Michel Jean étudié dans une école en France », article de Cécile Gladel, paru sur Radio-Canada: https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1785390/kukum-michel-jean-classe-france-programme

 

[9] « Mes frères et moi avons grandi en ville. Nous n’avons pas appris l’innu-aimun.  Ils ont blanchi nos mœurs, mais qui peut oublier qui il est vraiment ? Pas moi. », Kukum, Mot de l’auteur, p.297.

[10] On peut voir des images et des vidéos de cette rencontre ici :

https://read.bookcreator.com/n0FrYrMW2rNY5Ht2gETmPsvJxKL2/A8NrEU7NSGyF7J3q7VedZw

[11] Publié aux éditions Dépaysage, Maikan évoque plus particulièrement les pensionnats autochtones.

[12] Certains élèves ont évoqué alors le récit de l’autrice aborigène Doris Pilkington Garimara, Follow the Rabbit-Proof Fence, 1996.