L’expérience de l’enfer au féminin : une parole réparatrice

Lysis BraganceFormatrice académique et professeure de lettres, académie de Toulouse
Anne Faurie-HerbertIA-IPR, Lettre, académie de Toulouse
Paru le : 09.04.2020

L’expérience de l’enfer au féminin : une parole réparatrice

Anne Faurie-Herbert, IA-IPR Lettre – Académie de Toulouse

Lysis Bragance, formatrice académique et professeure de lettres, académie de Toulouse

Résumé : Cette ressource vise à sensibiliser les élèves à la variété et la richesse des témoignages sur la déportation, d’en saisir la spécificité et la complémentarité. Elle propose à partir de deux corpus d’extraits variés de tisser échos et liens entre la parole des témoins diffusée sur le site « Mémoires des déportations », des écrits autobiographiques ou fictifs, et des extraits de documentaire. Le parti pris est de donner la parole aux femmes qui ont vécu et relaté leur expérience de l’enfer des camps de concentration, des centres d’assassinat. Ce choix d’accorder à leur parole une place privilégiée relève d’une intention délibérée : questionner cette réalité historique de l’extrême violence, donner à cette transmission orale et/ ou écrite la part qui lui revient dans la construction d’une culture mémorielle, s’interroger sur les modalités et ressources de cette transmission à même de faire des élèves des passeurs conscients de leurs choix et de leur voix.

Mots clefs : corps, résilience, transmission, solidarité, polyphonie, récits de vie.

Niveaux : 3ème (« se chercher, se construire, se raconter, se représenter »), lycée.


Les Mémoires des déportations laissent entendre la parole de survivantes, rescapées des camps. Ces témoignages suivent un triple objectif : prendre connaissance de ces faits historiques, garder la mémoire de ces expériences traumatisantes vécues et relatées à la 1ère personne et restituer la part d’humanité préservée. Une parole au féminin qui répare[1] : elle réconcilie avec soi, atteste d’une violence condamnable et condamnée ; elle ouvre sur une relecture de l’expérience des camps. A l’inhumanité du traitement, à la barbarie s’oppose la réponse des victimes : gestes de fraternité qui sauvegardent l’humain. Une réponse à encourager et valoriser auprès de notre jeunesse : avoir foi en l’Homme, en sa faculté de demeurer digne et humain.

Suivant la perspective ouverte par Kertész[2], nous tenterons de sensibiliser les élèves à cette nécessité de représenter le quotidien de la déportation sous une double dimension : celle du meilleur indissociable de son envers, le pire. Les corpus proposés présentent par conséquent d’une part, des extraits qui décrivent l’expérience de l’horreur vécue au jour le jour, d’autre part, comme une réponse en écho, le récit d’actes de résistance en plein enfer, germes d’humanité et d’espoir. Le choix d’accorder à la parole des témoins une place privilégiée n’est nullement anodin ; il relève d’un acte délibéré : donner à cette transmission orale, à cette adresse directe aux auditeurs la part qui lui revient dans la construction d’une culture mémorielle. Nous aurons l’occasion de nous pencher sur la dimension essentielle de cette transmission.

Autre parti pris, celui de fonder notre réflexion sur des paroles exclusivement féminines (ce qui ne va pas de soi lorsque l’on sait combien l’expérience des camps était négation de toute distinction « genrée »[3], sociale, humaine) ; sans doute est-il motivé par les propos admiratifs de Joseph Bialot dans son récit C’est en hiver que les jours rallongent[4] ou encore l’incise d’Alexandre Gefen dans son essai Réparer le monde. Sans qu’ils se soient concertés, ces deux auteurs réservent aux voix féminines un « statut » particulier et mettent en valeur d’autres auteurs qui viendront enrichir cette approche.

Les extraits sélectionnés alternent captations de paroles des témoins et écrits autobiographiques. Dans la composition des corpus, la diversité de témoignages interroge « les différents régimes de vérité à l’œuvre ». Ainsi, sur un même motif, est mise en écho la multiplicité des voix qui témoignent : la parole spontanée (vidéo du site), la voix retranscrite et celle de l’écriture qui emprunte à la fiction. Il s’agit d’explorer les raisons d’une telle diversité, diversité des recours qui manifeste celle des sensibilités. On s’intéressera à la réception de ces témoignages : quels sont ceux qui nous touchent plus particulièrement et que comprendre de cette « préférence » ?

Par ailleurs, tous les textes de natures et de genres divers rendent compte des « bouleversements historiques majeurs qui ont marqué le XXème siècle » et du « passage du traumatisme historique à un traumatisme privé »[5]. Dans cette perspective, nous nous demanderons quelle spécificité serait celle de ce regard de femmes porté sur la catastrophe de la Shoah. Quelles réponses apportent-elles en propre qu’il convient de préserver et de promouvoir ?

Proposition de parcours pédagogique

Ces paroles singulières, reflets de l’ambivalence inhérente à la condition humaine, invitent à une réflexion anthropologique où chacun, élèves et enseignants, témoins et auditeurs, est amené à questionner sa propre condition et sa conception de l’Homme : « quels modèles humains nous sont-ils proposés à travers les paroles, œuvres et textes (parcourus) et quelles représentations s’en fait-on qui prennent en compte cette question dans sa dimension sociale, éthique, scientifique, philosophique … » (Programmes de français de lycée  2nde générale).

« La lucidité est la blessure la plus rapprochée du soleil », René Char, Feuillets d’Hypnos (1946).

Ces deux corpus mettent en regard deux réalités présentes dans les camps ; cette dissociation appelle une mise en écho de chacune d’elles à même d’insister sur les réponses que tout être peut apporter à cette entreprise de dénégation de l’autre. Elles sont les symboles d’une communauté qui se constitue continuellement à travers les valeurs que chacun de ces gestes révèle.

Corpus 1 : Comment dire, donner à entendre, à comprendre l’expérience vécue d’une négation programmée, ce « refus de la pleine humanité de l’autre »[6]

Un processus de déshumanisation planifiée : si chaque témoignage est singulier, la permanence de motifs identiques révèle les enjeux et rouages d’une négation pensée et froidement mise en œuvre. Pour relater leur expérience, les femmes qui s’expriment ici racontent leur quotidien ; elles décrivent les faits et « rituels » qui manifestent la volonté délibérée de les humilier et de les rabaisser. L’intégrité physique est la première cible visée. L’atteinte faite à leur pudeur, le regard des enfants sur la nudité de leur mère, l’enlaidissement par des tenues vestimentaires usées et dépareillées, le rasage… L’aspect systématique et récurrent de ces motifs caractérise la logique qui préside à cette entreprise d’anéantissement. Elle pose la question en creux de ce qui constitue la dignité humaine, celle des femmes, mères, jeunes filles et enfants réunies dans une foule indistincte « anonymisée ».

L’atteinte à l’intégrité physique, négation et défiguration

Corpus

Simone Veil, Une vie, Paris, Stock, 2010 : « A compter de cet instant, chacune d’entre nous est devenue un simple numéro, inscrit dans sa chair (…). Lorsque leurs cheveux repoussaient, les kapos les rasaient de nouveau. »

Marceline Loridan-Ivens – Et tu n’es pas revenu, Paris, Poche, 2016, p. 62, p.64-65 : « Je n’aime pas mon corps. C’est comme s’il portait encore la trace du premier regard d’un homme sur moi, celui d’un nazi.  (…) Jusqu’au moment où l’on ne se distinguait plus les unes des autres, si ce n’est celles qui tenaient et celles qui abdiquaient. »

Yvette Lévy, Mémoires des déportations, La pièce où on a perdu toute notre dignité :http://memoiresdesdeportations.org/video/cest-la-piece-ou-perdu-toute-notre-dignite

Prolongements

Emmanuel Lévinas, Ethique et infini, Paris, Fayard, 1982, p. 91 (« phénoménologie de visage ») ; Evelyne Grossman, La défiguration – Artaud – Beckett – Michaux, Paris, Minuit, 2004, p. 7.

L’exercice de la terreur

Corpus

Charlotte Delbo, Aucun de nous ne reviendra, Paris, Minuit, 1970, p.40.

Germaine Tillion, Ravensbrück, 1972, Paris, Seuil, 1973 et 1988, p. 58-59.

Rosane, Terre de cendres, Paris, Les Œuvres françaises, 1946 :

http://memoiresdesdeportations.org/personne/rosane

Pistes de réflexion

La richesse, la particularité et la complémentarité de ces témoignages : quel « traitement », quelle part réserver à l’émotion suscitée par l’évocation du souvenir et produite par sa transmission ? Les témoins retrouvent les lieux de leurs souffrances : quel rapport à l’expérience passée ce retour génère-t-il ? Quelle est la particularité, la part singulière du témoignage oral ? En quoi cette transmission véhiculée par la parole est-elle importante à préserver ?

Le statut des témoignages : comment concourent-ils à l’écriture de l’histoire et résonnent-ils avec les écrits qui objectivent cette expérience ? On pourra également élargir la réflexion et s’interroger sur les propriétés du style documentaire et de la fiction cinématographique (cf. Quatre Sœurs de Claude Lanzmann ARTE).

Corpus 2 : Comment préserver cette part de l’humain qui demeure en chacun ? Comment résister face à l’anéantissement ?

Au sein ce corpus, sont réunies des voix de femmes, toutes anciennes déportées, qui témoignent de cette entreprise de déshumanisation orchestrée dans les différents camps où elles ont été internées. Considérons à la fois la concordance des regards et la richesse de ces voix qui par, les choix opérés en termes de transmission et d’effets produits, expriment un même refus de se laisser anéantir malgré la puissance de dévastation mise en œuvre. Voici des extraits qui viennent s’inscrire en contrepoint à ce qui précède. Comment ne pas se laisser emprisonner dans la barbarie ? Quelles réponses dignes lui opposer ?

Corpus de textes

Boris Cyrulnik, « Préface », Françoise Maffre Castellani, Femmes déportées- Histoires de résilience, Paris, Des femmes-A. Fouque, 2005.

Charlotte Delbo, Une connaissance inutile, Paris, Minuit, p. 121-122.

Charlotte Delbo, Spectres, mes compagnons, Paris, Berg international, 2013.

Charlotte Delbo, Aucun de nous ne reviendra, Paris, Minuit, 1970, p.82.

Charlotte Delbo, Aucun de nous ne reviendra, Paris, Minuit, 1970, p. 100-104.

Charlotte Delbo, Aucun de nous ne reviendra, Paris, Minuit, 1970, p. 55 – Le cri.

Germaine Tillion, Ravensbrück, Paris, Seuil, 1973 et 1988, p. 33-34.

Germaine Tillion, Ravensbrück 1972, Paris, Seuil, 1973 et 1988, p. 161, 192.

Simone Veil – Une vie« L’enfer », Paris, Stock, 2010 – « J’étais au camp depuis deux mois lorsque j’ai croisé une architecte polonaise survivante du ghetto de Varsovie. (…) Quand je pense que tu m’as donné une robe au camp ! »

Catherine Coquio, La littérature en suspens, 2015, Paris, L’arachnéen, 2015, p. 183.

Corpus de vidéos

Liliane Esrail, Ida Grinspan, Léa Rohatyn, camp de Birkenau

http://memoiresdesdeportations.fr/video/sest-tout-de-suite-attachees-les-unes-aux-autres-

Sarah Montard, camp de Birkenau : http://memoiresdesdeportations.fr/video/lappel-une-amie-enceinte-sevanouissait

Pistes de réflexion

La façon dont ces témoignages complètent la représentation de l’humain esquissée dans le 1er corpus : qu’apportent ces récits à l’évocation de l’expérience décrite plus haut ?

Quelles sont les ressources mobilisées par les femmes déportées pour demeurer « dignes et debout » ?

La réception qu’en ont les élèves aujourd’hui : que leur apportent-ils qu’ils ignoraient ? Quel rôle pourraient-ils jouer dans la transmission aux nouvelles générations ? Dans quel but ? Sous quelles formes ou médiations ?

Deux corpus pour nourrir la réflexion et « éveiller les consciences » : à la barbarie minutieusement orchestrée fait écho la solidarité, au mutisme imposé le cri, la confidence, les murmures et les rires, à l’anesthésie de la conscience le sursaut de dignité. Autant de paroles de femmes qui, par leurs témoignages attestent de leur capacité, ingéniosité, à lutter contre toute tentative de déshumanisation et de réification de l’homme par l’homme.

La question de l’émotion et de la transmission à des publics scolaires

Selon C. Tauveron[7], « le livre (ici le témoignage oral ou écrit) ne peut prendre racine que sur le terreau de la mémoire culturelle spécifique à chaque enfant » ; on peut inviter chaque élève, avant de lui proposer la lecture des témoignages, à réaliser par un écrit personnel dans un premier temps le recueil des souvenirs (images, sons, textes, …) qui surgissent à l’évocation de la Shoah. « Quand je pense au génocide juif, vient à mon esprit… ». S’intéresser à ce qui fait la force parfois la violence de ces évocations peut les amener progressivement à identifier les procédés auxquels ils sont sensibles, à définir les contours de leur sensibilité (« Se chercher, se construire ») et à les rendre conscients des résistances qui sont les leurs. Il importe dès lors de les aider à mieux cerner les limites au-delà desquelles ils ne souhaitent pas aller. C’est là une précaution indispensable aux échanges futurs. Les témoignages souvent extrêmement précis et circonstanciés affectent de manière singulière chacun et un accompagnement s’impose.

« Si la littérature parle aux « zones » de la personne humaine par lesquelles nous ne faisons pas que « fonctionner », il convient alors quand nous la partageons de façon explicite, de respecter en elle tout ce qu’elle fait naître de résonance intime sans que le lecteur, (l’auditeur), ou le spectateur soit menacé dans le trop douloureux, le trop personnel de sa vie : le partage de l’émotion littéraire doit permettre que le lecteur ne soit forcé ni de dévoiler son intimité, ni de la refouler, mais puisse la transformer, la déplacer (…) »[8]. 

Démarche proposée

Une démarche d’investigation qui fasse intervenir conjointement la lecture et l’écriture : la réception des différents extraits et témoignages est associée à une série d’événements[9] (Annexe 4 – modalités d’accompagnement – visite du site « Mémoires des déportations » selon parcours thématiques guidés, rencontre avec un déporté, spectacle vivant, atelier théâtre…) et un travail d’écriture (journal de lecteur, carnet d’écoute, récit du cheminement personnel de cette enquête). Garder trace de ces témoignages vise à faire de l’élève un « gardien de la mémoire » soucieux des faits historiques et de l’importance d’inciter à ne pas oublier » : « l’événement de lecture s’a/encre dans une écriture littéraire. C’est aussi par l’écriture qu’il devient événement » [10].

Une contextualisation nécessaire sous la forme de recherche documentaire mais également de références à des lectures antérieures scolaires et/ou personnelles et de mobilisation des connaissances acquises notamment en histoire.

Une réhabilitation de l’émotion comme processus essentiel à la réflexion – cf. Sophie Ernst : « Il faut distinguer ce qui relève du travail strictement historique et ce qui constitue la connaissance commune. L’émotion a aussi sa place, de même que l’image qui aide à comprendre par la sensibilité ce qu’une connaissance conceptuelle ne permet pas forcément de saisir avec justesse. La fiction, les œuvres d’art, jouent aussi un rôle important en ce sens. Si on veut avoir un impact de réflexion sur le monde contemporain, sur la morale, sur la politique, sur le sens civique, il faut adopter une perspective de culture humaniste qui ne repose pas seulement sur la conception de l’histoire. Réfléchir à ce qu’est un être humain, à ce qu’on peut faire en tant que citoyen dans notre société, ce sont des questions profondes qui interrogent la subjectivité au-delà de l’enseignement disciplinaire. L’émotion fait partie du sens de l’expérience humaine. »[11]

Un travail de réflexion : interroger les régimes de vérités sollicités par la forme choisie pour témoigner.

Comment concourir à l’écriture de l’histoire / l’Histoire en préservant la richesse et la diversité des témoignages pour mieux appréhender la complexité de cette transmission. Cette réflexion peut être menée en collaboration avec des professeurs de lettres, histoire-géographie, philosophie.

Comment considérer la parole hautement subjective, fragile des témoins des « Mémoires de déportations » ? Comment rendre compte de sa spécificité et de sa complémentarité ? On peut proposer de réaliser un montage sonore et/ou visuel faisant dialoguer en écho paroles de témoins, réactions d’élèves et lectures oralisées d’extraits choisis au sein des parcours guidés, mobilisant à la fois la culture scolaire et personnelle des élèves.

« Question de langage, mais également question de langue : y a-t-il une langue plus appropriée qu’une autre pour dire l’horreur ultime ? »[12]. Comment et pourquoi témoigner ? Pourquoi un même témoin varie-t-il les manières de porter à la connaissance des autres cet événement inouï et inaudible a priori ? A laquelle de ces « esthétiques », les élèves sont-ils le plus sensibles ? Qu’est-ce qui, pour eux, fait la force des prises de parole choisies ? (Une pluralité des voix, des formes, des perceptions face à une réalité commune = réhabilitation de la singularité humaine ?)

L’expression orale, celle des témoins présentés sur le site « Mémoires des Déportations » complète et enrichit la reconfiguration qui s’opère dans la mise en mots puis en récit (mise en correspondance des témoignages de solidarité de trois amies Liliane Esrail, Ida Grinspan, Léa Rohatyn avec ceux écrits de Simone Veil, Germaine Tillion et pour la forme la plus achevée littérairement celle de Charlotte Delbo). Néanmoins l’incarnation est essentielle, chaque témoin qui relate, prend la parole et s’expose à cette tentative douloureuse de dire « l’indicible » affirme la victoire du langage puis de la langue sur le mutisme imposé par l’horreur. Sensibiliser les élèves à la singularité de ces prises de parole permet d’attirer leur attention sur leur nécessité : les silences, les mots choisis recherchés, suspendus, les reprises réhabilitent et préservent la sensibilité de chacun : face à la négation de l’Homme, la (re)conquête de soi par le langage oral (et bien sûr écrit) est un palier majeur vers l’émancipation, le témoignage personnel. C’est un combat contre l’anonymat et l’incommunicabilité de l’expérience vécue.

« La parole et l’écriture : (…) témoignage et interprétation du témoignage contiennent déjà l’élément de distanciation qui rend possible l’écriture. (…) Cette chaîne [parole-écriture-parole, ou bien écriture-parole-écriture] est la condition de possibilité d’une tradition au sens fondamental de transmission d’un message, avant d’être ajoutée à l’écriture comme une source supplémentaire, la tradition est la dimension historique du procès qui enchaîne l’une à l’autre la parole et l’écriture- l’écriture à la parole. Ce que l’écriture apporte, c’est la distanciation qui détache le message de son locuteur de sa situation initiale et de son destinataire primitif. Grâce à l’écriture, la parole s’étend jusqu’à nous et nous atteint par son « sens » et par la « chose » dont il s’agit en elle, et non plus par la « voix » de son proclamateur ».

Paul Ricœur, « pour une phénoménologie herméneutique II – La parole et l’écriture », Du texte à l’action, Editions du Seuil, 1998, p. 139.

La question du langage est, de fait, une des problématiques qu’il est possible de proposer à des élèves dans le cadre d’une lecture collective en classe des textes testimoniaux. L’approche comparatiste de ces deux modes de transmission est un moyen de sensibiliser les élèves à ce que le témoignage oral offre comme richesses propre.

Deux exemples : le cas de Simone Veil qui relate son expérience à la fois dans un récit autobiographique une vieet son témoignage dans Mémoires des déportations ; le cas de Germaine Tillion : l’ethnologue dans Ravensbrück, la femme et la déportée Fragments de vie et son témoignage dans le reportage d’Isabelle Brunnarius, Denis Colle et Yohan Basille. Montage Claire Portalès diffusé sur France 3.

L’intérêt de développer l’écoute de ces témoignages dépasse l’enjeu exclusivement didactique recommandé par les nouveaux programmes de collège (didactique de l’oral) ; ce recours a deux atouts majeurs : sensibiliser à « la mise en œuvre selon des régimes différents des façons différentes de faire sens (linéarité temporelle ou spatiale, matériau intonatif et paraverbal opposé à l’abstraction du matériau graphique) »[13] et de réinscrire le récit dans un corps, une voix, la globalité d’une personne. Que le témoignage ne soit pas désincarné mais « au plus près de sa source » comme le suggère Paul Valéry, qu’il recouvre son oralité première quasi poétique, ce rythme dont Henri Meschonnic, parlant de la poésie, remarque qu’il « n’est plus réductible au sonore, au phonique, à la sphère ORL, mais (…) engage un imaginaire respiratoire qui concerne le corps vivant tout entier ; de même (que) la voix n’est plus réductible au phonique, car l’énergie qui la produit engage aussi le corps vivant avec son histoire. »[14] Que l’engagement du témoin génère l’implication des élèves qui y sont d’ailleurs particulièrement sensibles ; une démarche recherchée et souhaitable. Un travail spécifique pourrait être mené sur les propriétés de ces deux modes de transmission mémorielle : l’écriture et la parole.

Proposition d’activité : expression orale et/ou écrite.

A leur tour, les élèves sont invités à devenir des passeurs de mémoire afin « de fortifier et d’éclairer » leurs camarades. On peut leur proposer de concevoir le parcours qu’ils souhaitent emprunter au sein du site pour rendre compte des témoignages. Ainsi, il sera intéressant de les faire expliciter et comprendre les enjeux de leurs choix : du tâtonnement oral d’une parole qui surgit, se cherche, se construit à travers l’expérience (re)vécue, le retour sur les lieux ravivant le souvenir à sa reconfiguration par l’écriture ? Ou l’inverse ? Ces parcours commentés ouvrent sur la formalisation d’un projet à la fois concerté et personnel qui permet d’aller au-delà de l’émotion vers l’expression des sensibilités diverses que ces témoignages troublent ou interpellent.

« Chacun de nous peut recevoir
La part de mystère de l’autre
Sans en répandre le secret »

René Char Poème à ***

 « La littérature ne dit pas où est le bien et où est le mal, mais apprend à regarder de plus près ce que l’on prend souvent trop vite pour l’un ou pour l’autre, à scruter l’interface en perpétuel mouvement du juste et de l’injuste. « Qui, dans l’arc-en-ciel, peut marquer l’endroit où finit le violet et où commence l’orange ? écrit Melville. Nous voyons distinctement la différence des couleurs, mais où exactement l’une commence-t-elle à se mêler à l’autre ? » C’est un tel nuancier, fait d’empathie et d’attention, de sensibilité et d’imagination, que la lecture des grandes œuvres offre à la conduite des affaires humaines : dans les lignes de démarcation d’une couleur à l’autre de l’arc-en-ciel, mille nuances se révèlent que l’œil exercé saura percevoir. A chacun d’affronter ensuite les dilemmes du réel ».

 

NOTES

Frédérique Leichter-Flack, Le Laboratoire des cas de conscience, Paris, Alma, 2015, p. 216.

[1] Alexandre Gefen, Réparer le monde, Paris, Corti, 2017, p. 88-89 « […] une transformation thérapeutique de soi par l’expérience de l’écriture ou de la lecture. Celle-ci permet des formes de libération mémorielle […]. On trouvera ce projet en filigrane des innombrables écritures, notamment féminines, où la mise en narration de l’expérience, réelle ou fictionnelle, est toujours pensée comme réponse aux petites et aux grandes meurtrissures de l’existence. »

[2] Extrait du deuxième discours d’Imre Kertész recevant le Prix Nobel de Littérature – Traduction de Natalia et Charles Zaremba : « Puisque c’est ainsi, je dédie mon œuvre née de la mort de cet enfant aux millions de morts et à tous ceux qui se souviennent encore de ces morts. Mais comme en définitive il s’agit de littérature, d’une littérature qui est aussi, selon l’argumentation de votre Académie, un acte de témoignage, peut-être sera-t-elle utile à l’avenir, et si j’écoutais mon cœur, je dirais même plus : elle servira l’avenir. Car j’ai l’impression qu’en pensant à l’effet traumatisant d’Auschwitz, je touche les questions fondamentales de la vitalité et de la créativité humaines ; et en pensant ainsi à Auschwitz, d’une manière peut-être paradoxale, je pense plutôt à l’avenir qu’au passé. »

[3] Sur cette question, on pourra utilement se reporter à l’article d’Isabelle Ernot : https://journals.openedition.org/genrehistoire/2223

[4] Joseph Bialot, C’est en hiver que les jours rallongent, Paris, Seuil, 2002, p. 134. Par leur audace, celle de songer à s’enduire les lèvres de poudre rosâtre, « [e]lles ont gagné le droit de continuer la partie et elles persistent… Rester une femme. »

[5] Alexandre Gefen, op. cit., p. 89.

[6] Tzvetan Todorov définit ainsi la barbarie dans un article publié dans Le Monde.fr de décembre 2016 : Boris Cyrulnik, Tzvetan Todorov, « La tentation du Bien est beaucoup plus dangeureuse que celle du Mal », Le Monde.fr, 30 décembre 2016 [en ligne : https://www.lemonde.fr/idees/article/2016/12/30/la-tentation-du-bien-est-beaucoup-plus-dangereuse-que-celle-du-mal_5055470_3232.html].

[7] Catherine Tauveron, Lire la littérature à l’école, Paris, Hatier, 2003, p. 12.

[8] Hélène Merlin-Kajman, Lire dans la gueule du loup, Paris, Gallimard, 2015, p. 273.

[9] Bénédicte Milcent Shawky, La lecture ça ne sert à rien !– Usages de la littérature au lycée et partout ailleurs …, « Comment transmettre une œuvre aux enjeux humanistes forts », Paris, PUF, 2016, p. 179 et suiv.

[10] Annie Rouxel, « Ma vérité dans cet éclat du texte… Lectures fondatrices, révélations a/encrage et ré-ancrage » in Micheline Cambron, Gérard, Langlade, L’Evénement lecture, Montréal, Nota Bene, 2015.

[11]  Sophie Ernst : http://www.cafepedagogique.net/lesdossiers/Pages/2010/shoah2010_SophieErnst.aspx

[12] Sur ce site, on se reportera à l’article « Le texte testimonial, de la littérature à la classe », Caroline Coze et Marie-Laure Lepetit.

[13] Elisabeth Nonnon, L’Enseignement de l’oral et les interactions verbales en classe : champs de référence et problématiques (aperçu des ressources en langue française), Revue française de pédagogie n°129 – octobre-novembre- décembre 1999, p. 87-131.

[14] Henri Meschonnic, La Rime et la vie, Paris, Gallimard, 2006, p. 209.