L’insoutenable légèreté du rire, ou comment peut-on dire l’horreur de la Shoah par l’humour ?

Laurence Claude-Phalippouprofesseur de lettres en CPGE au Lycée Fermat de Toulouse
Estelle Provostprofesseure de lettres, Toulouse
Paru le : 11.03.2023
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Cette ressource propose une séquence à mener en cours de spécialité « humanités, lettres et philosophie » en Terminale dans le cadre de l’objet d’étude « L’Humanité en question ; entrée : histoire et violence ». Il s’agit d’étudier les stratégies de l’écriture comique au sein de textes qui prennent le parti de la fiction pour faire face au traumatisme des camps durant la Seconde Guerre mondiale. On y trouve dans un premier temps une réflexion quant aux questions suscitées par l’usage de l’humour pour parler de la Shoah. Suit une mise au point théorique sur l’humour, ses enjeux généraux et ce qu’il est susceptible d’apporter dans la représentation littéraire de l’horreur des massacres et des camps. Est enfin proposée l’étude détaillée d’un groupement de textes où l’humour se décline selon des modalités variées et des finalités significatives.

Enseignement : Humanités, Lettres et Philosophie

Index géographique : Paris, Ravensbrück, Le Vernet, Allemagne

Niveau d’enseignement : Terminale

Notre démarche

 

Étudier le comique dans le cadre de la Shoah ne va pas de soi, la représentation que l’on en a induisant une dissociation nette entre les deux termes : l’horreur (et l’effroi qu’il suscite) d’un côté, le rire et sa (prétendue) légèreté de l’autre.

Or, force est de constater que dans les œuvres qui concernent cet événement le registre comique, l’humour peuvent être présents : il arrive que des auteurs traitent de façon cocasse, drôle, des situations qui sont pourtant objectivement insoutenables.

Il nous a par conséquent semblé intéressant de nous pencher sur ce type d’écriture, non seulement parce qu’il est inattendu et déconcertant, en particulier pour un public jeune, mais aussi parce qu’il implique pour le lecteur et a fortiori pour l’enseignant un déplacement des (dis)cours habituels fondés sur le pathos et le tragique en vue de privilégier une autre approche, synonyme d’écart par rapport à une norme de lecture et d’enseignement. Notre démarche part ainsi du constat de la coexistence, dans les textes, de l’horreur et du rire, constat qui oblige à un décentrement de la lecture au regard des représentations courantes. La question pour nous consiste à voir comment accompagner cette réception, à en rendre possible une appropriation fructueuse : qu’est-ce que le registre comique dit du vécu, qu’est-ce qu’il permet face à l’atrocité à la fois dans la mémoire immédiate et dans la transmission ?

Cela se double d’un autre constat : le rire est communément associé à une forme de distance qui n’est pas du côté de l’empathie[1]. On attend les registres littéraires susceptibles d’exprimer une forme de compassion pour aborder ce sujet (registres tragique, pathétique, élégiaque), les autres modalités ayant quelque chose d’inacceptable du fait de « l’anesthésie momentanée du cœur[2]» qu’elles peuvent paraître induire. Va aussi dans ce sens l’épineuse question de l’énonciateur : de qui émane l’humour ? Quel est son positionnement ? Quel effet recherche-t-il ? Quelle est sa relation avec la situation ? Est-il à distance de celle-ci ou partie prenante ? Sa légitimité est-elle en jeu ? Le moment est-il opportun ?

Notre propos consiste à faire toute leur place à ces interrogations, aux paradoxes, aux problèmes créés par l’usage de l’humour dans la représentation d’un sujet aussi douloureux que celui de la Shoah. Il s’agit d’intégrer ces dimensions à la réflexion, en proposant aux élèves de se confronter à des textes qui prennent le parti de la fiction, aux modalités effectives qui sont les leurs, de suspendre un temps les réserves spontanées envers l’humour, pour envisager ce qu’il offre.

De plus, étudier le rire comme modalité d’écriture d’un sujet traumatique permet en réalité de construire une compétence de lecteur : cela engage à travailler sur les représentations et à nous élever à un niveau de compréhension qui va au-delà de l’évidence tragique et du présupposé selon lequel le rire serait par principe radicalement exclu de toute évocation de la Shoah. L’intégration de l’humour au traitement littéraire de l’horreur ne nous inviterait-elle pas en effet à opérer un décentrement particulièrement fécond ? Concrètement, les enseignants susceptibles d’aborder cette problématique dans l’axe « Histoire et violence » de la spécialité Humanités, littérature et philosophie[3] peuvent ainsi être amenés à renouveler l’approche de son traitement littéraire : le cours vise donc à penser simultanément ce que vit l’Homme et comment il (se) représente ce qu’il vit.

 

Les fondements théoriques

 

Nous proposons, avant de développer l’étude des œuvres, de poser au préalable quelques jalons théoriques – sans d’ailleurs prétendre épuiser la question – pour penser l’humour et son usage dans  l’écriture de la Shoah.

L’humour (in)défini

Il faut commencer par noter l’étonnante complexité de la définition de l’humour, non seulement en soi, mais aussi dans ses relations avec le rire, le comique et l’ironie. Paul Valéry[4], André Breton[5] et Georges Bataille[6] y insistaient déjà, en reprenant à leur compte le constat de Freud à l’orée du Mot d’esprit : la notion engage à l’humilité. Pourquoi ? D’abord parce que l’humour semble relever en même temps d’un ethos (avoir de l’humour) et d’une manière spécifique de manifester celui-ci (faire de l’humour) ; l’humour engage donc un être et un dire[7]. Ensuite parce que l’on désigne par ce terme des énoncés et des situations d’une diversité telle dans les sujets concernés comme dans la façon de les traiter et dans les effets obtenus que la saisie de ce qui les unit relève peut-être autant d’un effort de conceptualisation que d’un travail interprétatif : définir l’humour semble déjà donner un point de vue sur celui-ci ; aussi, toute définition invite immédiatement à des précisions, des nuances, voire des corrections, la « très grande élasticité sémantique[8] » du terme résistant à toute simplification. Ainsi, quand on lit dans le Petit Robert que l’humour est « une forme d’esprit qui consiste à présenter la réalité de manière à en dégager les aspects plaisants et insolites », on est amené de constater que l’humour, qui peut aussi résider dans un geste, une mimique, une attitude, un son, excède la seule « forme d’esprit ». De plus, pouvant porter sur des créations imaginaires ou des manifestations de l’inconscient, il n’est pas toujours lié à la réalité stricto sensu et il n’est pas sûr qu’il « en dégage des aspects » au sens d’extraire une image d’une situation. Il ne saurait non plus se réduire à la superficialité inhérente à ce que l’on caractérise de « plaisant » ou d’« insolite », tant il peut  au contraire entrer en profondeur dans ce qu’il vise. Enfin la manière comme la modalité du traitement humoristique font défaut dans l’article alors même qu’elles sont consubstantielles à ce qui existe peut-être en tant que démarche.

En outre l’humour se constitue à tel point autour de l’effet qu’il vise que sa réception elle-même participe de son existence : s’il n’est pas partagé, est-il encore ? On ne peut le concevoir comme une chose, un donné ; l’humour est une activité, il implique que son destinataire identifie dans ce qui est dit ce qui est suggéré. De ce fait, l’humour s’apparente à un trope : faute d’une lecture pertinente, il reste lettre morte. Mais même alors, tandis que dans les tropes le lien qui est établi (contiguïté pour la métonymie, analogie pour les métaphores) est identifiable, comment dire ce qui dans l’humour fait humour[9] ? Bien souvent, l’expliquer anéantit l’effet. On dirait que le phénomène ne se laisse pas réduire à son exposé et que c’est justement dans cette part d’indéfinissable que se loge la jubilation humoristique – ce qui fera penser à Freud que « nous ignorons, rigoureusement parlant, de quoi nous rions[10] ».

Quant aux notions qui lui sont associées – et qui pourraient servir à le comprendre mieux –, le comique et le rire, les spécialistes s’accordent là aussi pour noter l’indétermination qui les caractérise. Ainsi, si l’on peut s’accorder avec Jean Sareil sur le fait que le rire est la « manifestation physiologique d’un état psychologique », force est de douter du caractère opératoire de cette unité, l’auteur précisant qu’il est très « difficile de réduire [le rire] à ses ingrédients de base[11] ». Quant au comique, s’il est « un effet » tandis que « le rire est une émotion[12] », et si on le considère finalement comme un genre et un registre qui se comprennent par distinction avec ce qui leur est traditionnellement opposé (surtout l’élégiaque ou le tragique), cette distinction ne permet toutefois pas de le définir de façon satisfaisante. Jean Sareil n’accepte en effet de concevoir le comique comme « ce qui me fait rire[13] » que pour soulever aussitôt le problème de la « subjectivation » : la réaction rend en réalité relatif cet effet. L’auteur en conclut « l’impossibilité de le fixer en termes précis, de le délimiter, d’en énumérer les caractéristiques, de le débarrasser de ses éléments parasites » car « le comique n’a pas de domaine qui lui soit propre[14] ». On en arrive enfin à l’ironie, dont on pourrait penser que son domaine propre est, selon l’opposition traditionnelle qu’André Comte-Sponville met en avant[15], si évidemment distinct de celui de l’humour que les deux s’éclaireraient mutuellement. Philippe Hamon nuance d’ailleurs à travers son étude sur l’ironie littéraire toute distinction radicale entre les deux notions[16].

À l’orée de notre étude, nous devons donc accepter que, à propos de l’humour et des phénomènes qui lui sont apparentés, on puisse dire ce que Saint-Augustin disait du temps : « Si personne ne me demande ce qu’est le temps, je sais ce qu’il est ; et si on me le demande et que je veuille l’expliquer, je ne le sais plus[17] », comme s’il restait une part majeure d’intuition qui échappe à une définition définitive. Il n’est pas anodin que Robert Escarpit, l’un des spécialistes de ce « genre », titre son approche lexicologique de la notion en insistant sur cette aporie : « l’humour, l’impossible définition[18] ». C’est pourquoi nous avons pensé qu’étudier l’humour devait passer par une caractérisation des diverses manières que l’on a de le concevoir : c’est dans la richesse de théories conçues non pas comme exclusives les unes par rapport aux autres, mais complémentaires dans leurs divergences, que l’on en vient peut-être le mieux à saisir de quoi est fait le phénomène.

Il nous paraît d’ailleurs opportun avec un groupe d’élèves, non pas de nier la difficulté épistémologique, mais au contraire de l’identifier : par-là, on peut permettre de comprendre, a fortiori pour des jeunes souvent exposés aux simplifications présentes dans les médias, que la complexité n’est pas une entrave à la saisie du monde, mais l’une de ses données. Accéder à l’humour, n’est-ce pas précisément faire sienne la possibilité qu’il y ait, dans nos représentations, du jeu ?

L’humour comme approche du traumatisme : dynamisme et décalage

Aborder la question de l’humour, c’est en premier lieu, se demander de quelle façon cette démarche peut permettre de gérer une situation non seulement pour celui qui la vit et l’énonce, mais aussi pour celui qui en réceptionne la mise en mots et ce en particulier quand on se trouve confronté à un écart entre la nature de cette situation et le traitement qui en est proposé.

Cela implique bien sûr une réflexion sur l’énonciation et sur le mode de communication qui s’engage alors mais aussi, plus largement, une interrogation sur le positionnement de l’énonciateur, lequel, par son parti-pris, manifeste aussi et avant tout une attitude face à l’existence[19]. Et c’est là un point qui nous a semblé essentiel. De fait, « l’humour » est « humeur », comme le rappelle l’étymologie commune des deux mots. C’est un tempérament, ainsi que le souligne André Comte-Sponville dans son Petit traité des grandes vertus qui permet de composer avec l’absurde et / ou le tragique de la vie. Le philosophe en analyse à la fois toute la complexité et la profondeur en rappelant l’exercice de funambulisme qu’il constitue[20]. Cela signifie donc bien que l’humour est un processus profondément dynamique, jamais figé, toujours instable.

Dans un contexte traumatisant, comme celui que nous nous proposons d’explorer, cette capacité à être en mouvement de la part de l’énonciateur traduit une prise de recul que l’on pourrait dire salvatrice, nonobstant l’équilibre précaire qui la caractérise. À la jonction entre l’horreur et le rire, l’attitude de l’humoriste est à l’image de l’oxymoron selon Boris Cyrulnik. Elle permet « une adaptation au fracas » par la mise en œuvre de ce qui s’apparente à un clivage[21]. Il s’agit bien de supporter l’insupportable. Dans l’association oxymorique entre humour et tragédie s’engage un dépassement de celle-ci par celui-là. En permettant au sujet de ne pas être figé dans la situation qu’il affronte, l’humour, par le déplacement et le mouvement qu’il implique, autorise un dépassement potentiel fécond dans le processus de résilience[22].

Si celui qui subit l’horreur manifeste, en faisant de l’humour, un refus de fixité et d’assignation à la réalité de ce qu’il vit, c’est un autre type de posture active que se doit de développer le récepteur : il doit faire, lui aussi, un pas de côté ; il est invité à se décentrer : « En développant une modalité du penser à-côté qui sape les représentations reçues, [l’humour] ébranle les évidences intellectuelles, affectives et éthiques, qui guident nos existences[23] ». En effet, l’anomalie que constitue la démarche humoristique au cœur de l’horreur interpelle dans la mesure, justement, où elle attente à une forme de norme intériorisée par le destinataire selon laquelle l’abominable ne peut se dire sans appel au pathos, sans engagement des registres tragique et élégiaque. Et l’identification de cette anomalie devient l’occasion d’une prise de conscience, celle qui consiste à comprendre que l’on peut justement, pour faire face à une situation, se défaire de la norme, rompre avec nos codes en accédant à une forme de liberté fondamentale dans l’exercice de nos représentations. C’est ce qui fait dire à Robert Escarpit que « l’humoriste brise l’étreinte des évidences car il est par vocation non conformiste[24] ».

C’est d’autant plus vrai que l’humour use le plus souvent du détour, de modalités indirectes qui demandent un nécessaire travail analytique, dans la fulgurance même de l’altération éprouvée, laquelle est souvent fondée, et de façon évidente dans notre approche, sur la saisie simultanée d’opposés contraires engageant « la capacité de se trouver soudain sur deux plans différents en même temps[25] » : l’horreur et le rire, le tragique et le comique mais aussi, dans le processus humoristique lui-même, l’émotion et la réflexion. C’est ce que rappelle Delphine Horvilleur quand elle évoque la tradition hassidique et la place fondamentale qu’y occupent l’humour et les plaisanteries synonymes de décalages permanents. Ces dernières nous disent, selon elle, « qu’il existe toujours plusieurs façons de raconter une histoire, plusieurs façons de raconter la vérité. L’une n’est pas plus juste que l’autre[26] ». Elle met ainsi l’accent sur le fait que la question est certes celle de l’événement mais aussi et surtout de la gestion de ce dernier selon des stratégies qui peuvent être variées voire paradoxales.

Qu’est-ce qui se joue alors dans cet effet de décalage qu’engage le processus humoristique, dans cette bissociation consistant à combiner les contraires pour créer un positionnement singulier ? Ne serait-ce pas une manière pour le sujet de signaler l’incongruité de ce qui se passe et, ainsi, par le décalage et la mise à distance, même momentanés, de repousser, en quelque sorte, ce qu’il subit pour modifier l’image de sa situation, la représentation de sa douleur et de lui-même ? Ce faisant, le sujet, au cœur même du déséquilibre, ne se réapproprierait-il pas une forme de liberté, celle qui consiste, en représentant ce que l’on vit – même de façon indirecte – comme on le décide et ainsi à rentrer en possession de soi ?

La résistance par l’humour

On peut ensuite penser l’humour en fonction de ses effets. C’est ce à quoi nous invite Milan Kundera quand, dans L’Insoutenable légèreté de l’être, il réfléchit à la façon dont Parménide analyse la division de l’univers « en couples de contraires, la lumière – l’obscurité ; l’épais – le fin ; le chaud – le froid ; l’être – le non-être. Il considérait qu’un des pôles de la contradiction est positif (le clair, le chaud, la fin, l’être), l’autre négatif. Cette division en pôles positif et négatif peut nous paraître d’une puérile facilité. Sauf dans un cas : qu’est-ce qui est positif, la pesanteur ou la légèreté ? Parménide répondait : “le léger est positif, le lourd est négatif”[27] ». Si l’on suit Parménide, alors, la légèreté inhérente à l’humour se voit colorée de façon positive. Contre la pesanteur, l’humour prendrait le parti de l’a-pesanteur, il provoquerait une suspension de l’angoisse qui en est à l’origine. Il nous faut cependant être précis, cette suspension n’est pas négation, bien au contraire. L’humour s’accompagne d’une réelle conscience de la difficulté voire de l’atrocité de ce que l’on traite avec et par le rire. Mais la légèreté constitue une réponse à la gravité, permet de ne pas être, littéralement, écrasé par l’horreur de l’événement et, en mettant à distance ce dernier, le réduit à l’insignifiance, au moins pendant un laps de temps qui produit le relâchement.

Il nous faut alors reconsidérer cette question de la distance et l’envisager sous un nouvel angle. Si elle constitue bien l’un des effets de l’humour, la condition même de ce dernier est en fait l’existence d’une proximité : implication dans la situation, sympathie, empathie, telles sont bien les conditions d’un humour vertueux[28]. En fait, si l’on précise l’approche, on pourrait dire que, si distance il y a, c’est celle qui, dans l’écart pris par rapport à ce que l’on vit, permet de se rapprocher, d’expérimenter la cohésion et l’humanité.

L’humour est alors un facteur d’union, il fait lien, il relie, ce que manifeste particulièrement, d’un point de vue culturel, l’humour juif caractérisé par Adam Biro comme « un mouvement d’autodéfense collective, engendré par la nécessité[29] ». Selon lui, le développement et la pratique de cet humour sont intrinsèquement liés à l’histoire tragique du peuple juif[30] et, au même titre que la religion, l’humour est pour lui « l’affirmation de la valeur suprême du judaïsme : la vie[31] ». Si la pratique de l’humour, sous la forme essentielle de l’autodérision, est consubstantielle à l’histoire du peuple juif[32], c’est justement parce que, dans de nombreuses approches, cette dernière est tragique. Loin de constituer la manifestation d’une forme de masochisme, l’humour, par l’autodérision dont il serait porteur, constitue alors un réflexe d’autoprotection. La conséquence est la suivante : se produit « une victoire à travers la défaite[33] ».

On le constate particulièrement bien si l’on prend en compte les effets diamétralement opposés des blagues juives et des blagues antisémites. Dans les deux cas, la cible est la même, pourrait-on dire, mais quand les premières interrogent les stéréotypes, en jouent pour mieux désamorcer les attaques mais aussi manifester une conscience aiguë des imperfections – de toute façon inhérentes à la condition humaine –, les secondes enferment et figent avec une violence infinie[34]. À la sympathie et à l’amour des premières répondent le mépris et la haine des secondes. Mais, dans un renversement – victorieux –, les blagues juives et, plus généralement l’humour, constituent ce que l’on peut appeler, avec Romain Gary, une « contre-attaque[35] » et, dans le cadre de la Seconde Guerre mondiale, un acte de résistance culturelle, une affirmation de l’existence et de la permanence face à la négation et à l’annihilation, voire au cœur de ces dernières[36]. « Arme de ceux qui n’ont pas d’arme[37] », l’humour produit ainsi des déflagrations à de multiples échelles.

L’humour : une réponse psychique

Mais l’humour permet d’engager également un travail au niveau du psychisme, où il apporte ponctuellement une réponse à l’atrocité de la situation dans laquelle l’individu est pris. L’humour revêt alors une dimension qui, si elle n’est pas « thérapeutique » à la lettre, engage indéniablement un soulagement intérieur de la douleur subie. Comment ? En procurant ce que la psychanalyse nomme une série de bénéfices, que l’on peut regrouper en deux ensembles.

Le premier repose sur un changement de point de vue : envisager la situation selon ce qu’elle comporte de risible permet de la mettre à distance, et de trouver dans ce déplacement un apaisement. L’humour ne consiste alors pas à mettre en place une protection concrète, effective – impossible dans le cadre de la Shoah –, mais à infléchir psychiquement la représentation que l’on s’en fait. Si l’on en croit Freud, le rire agit comme une libération par rapport au sentiment de peur d’abord parce que celle-ci engendre une tension psychophysique dont le rire libère dans un soulagement bienfaisant[38]. Il apporte les bienfaits d’une rupture dans le point de vue porté sur la situation : tandis que l’effroi va de pair avec un sentiment d’infériorité, le sujet se vivant comme incapable de surmonter la situation vécue, envisager celle-ci sous un angle comique, quelque tragique qu’elle soit, engage à la surmonter, l’humour permettant alors d’alléger ce qui avait été conçu comme effroyable. Le sujet, par le rire, modifie son propre statut par rapport à l’événement, un jeu se fait duquel l’estime de soi sort gagnante[39]. L’humour au cœur de la Shoah enseigne que si l’on ne peut modifier concrètement la situation dont on est victime, on est en revanche libre d’en modifier l’image intérieure que l’on s’en fait. Or, se représenter autrement l’horreur du vécu, c’est gagner en liberté : là où la terreur aliène au bourreau, le rire prend de la hauteur en renvoyant son action à un système inhumain dont l’indignité est telle qu’elle en devient risible. Avec le rire, le condamné défait le système par lequel et au nom duquel on le torture et, même s’il ne peut sauver sa vie, la distance ainsi permise lui permet de sauvegarder son humanité ; c’est pourquoi, quand on le rencontre dans le cadre des récits des camps, l’humour apparaît bel et bien comme salvateur.

Le second ensemble de bénéfices a trait aux enjeux plus inconscients de l’humour, Freud montrant dans son étude sur le Witz, le mot d’esprit, que celui-ci forme une source de plaisir pour celui qui l’énonce comme pour ses auditeurs. Puisque « les mots sont un matériau physique avec lequel on peut faire toutes sortes de choses[40] », l’humour permet fondamentalement la réalisation de désirs inconscients qui parviennent à contourner la censure en restant sur le seul plan de la verbalisation[41]. Dans les camps, deux éléments au moins permettent de saisir les enjeux de l’humour. Il s’agit d’abord, par sa pratique, de réaliser une tendance pulsionnelle fondamentale, celle de l’agressivité[42]. L’hostilité des victimes, potentiellement suivie de conséquences immédiatement terribles si et quand elle se manifeste par des actes, trouve en revanche dans le verbe comique une manière de s’exprimer. Le mot permet de retourner l’agression contre l’agresseur, de manifester de la violence à son encontre, de l’ex-primer (étymologiquement, la faire sortir), ce qui, sur le plan du psychisme, forme une victoire. Mais l’humour dans les camps a également à voir avec la relation que l’individu entretient avec les processus d’inhibition. En quoi ? Selon Freud, le mot d’esprit suspend la raison critique, laquelle intervient essentiellement comme force d’empêchement du pulsionnel[43]. Or, la raison dans les conditions extrêmes de l’univers concentrationnaire formant surtout une source de douleur (comment penser rationnellement l’insoutenable de ce qui est en train d’arriver ? ), l’humour devient ce qui libère de sa tutelle ; il évite l’appréhension rationnelle de la situation qui ne peut être que tragique en même temps qu’il détourne la conscience d’un réel tellement stupéfiant qu’il ne peut qu’annihiler toutes les forces vitales de l’individu. Ainsi, se donner le droit de rire revient à s’émanciper de cette force inhibitrice en suspendant – un temps – les faits. Elie Wiesel ne dira pas autre chose quand il pensera que l’on peut regagner sa dignité par le rire[44].

On peut donc reconnaître à l’humour une finalité ontologique : l’individu reprend la main, il sort – serait-ce un instant – de la sujétion en se réappropriant ce qui lui est interdit, le plaisir et la révolte, et en se donnant l’image de sa propre émancipation. Là où, semble-t-il, le tragique nie toute liberté, là où le pathétique englue dans la douleur, l’humour se présente bel et bien comme une libération tant il engage une rupture salvatrice du sujet avec ce qui lui est imposé.

L’éthique de l’humour

Il faut alors en venir à ce qu’engagent l’humour, le rire, en termes moraux et éthiques. Comme nous l’avons formulé initialement, il y a une ambivalence dans le fait de tourner en dérision une situation terrible, de la rendre risible, d’en faire apparaître la cocasserie, et cette ambivalence a trait à une condamnation morale qui pèse sur le comique : on ne peut s’amuser de tout, certains sujets demandent respect, solennité, silence et ne pas se conformer à ce principe est blâmable. C’est cette inconvenance que fixe l’interdit formulé par Adorno quant à la Shoah : en rire risquerait d’en estomper le scandale, le rire isolerait la victime et rendrait les témoins indifférents à la douleur d’autrui. C’est de même l’argument qu’Hippocrate opposait au rire de Démocrite : « tu ris de ce qu’il faut déplorer, tu déplores ce qui devrait réjouir ; de sorte qu’entre le bien et le mal, il n’y a plus pour toi de distinction[45] ».

Or, et la réponse de Démocrite est éloquente, le rire invite à envisager l’homme selon un principe qui outrepasse le contingent pour viser l’essence : « tu attribues deux causes à mon rire, les biens et les maux, mais je ris d’un unique objet, l’homme plein de déraison[46] ». Le rieur est philosophe : il adopte envers l’existence humaine un point de vue surplombant qui constate l’aspect dérisoire de ce qui fait notre condition de mortels. Le rire devient alors une sagesse. Comme l’explique d’ailleurs Florent Troquenet Lopez, l’humour s’avère, de la sorte, étroitement lié au sérieux, lequel forme son envers mais aucunement son opposé[47]. En permettant la distance, l’humour n’est plus négation du tragique de la situation, mais lucidité sur elle ; il engage un décentrement sans pathos, parce qu’au lieu de voir le drame comme un épiphénomène, on le conçoit comme le fond(s) même de nos existences. Il s’agit alors moins de se lamenter dessus, que de nous connaître dedans. L’humour manifeste et engendre la défaite de nos illusions, il constitue cette « révolte supérieure de l’esprit » chère à Breton[48], il forme ce que Michel Tournier nomme le « comique cosmique » qui « accompagne l’émergence de l’absolu au milieu du tissu de relativités où nous vivons[49] ». L’humour permet de prendre acte de la déréliction du monde dans un mouvement d’acceptation qui n’est pas – contrairement au registre de la déploration – une soumission à cet ordre, mais un face-à -face ou, mieux, une élévation : l’humour se dégage de la duperie et des faux-semblants, il invite au gai savoir nietzschéen, et ce qu’il suscite, c’est un « vertige » baudelairien face à ce qui ne peut être compris par la logique ni la raison[50]. Dans Rire et pénitence, Octavio Paz y insiste : « Le rire secoue l’univers, il le met hors de lui, révèle ses entrailles. […] L’innocence ne consiste pas à ignorer les valeurs et les fins, mais à savoir que les valeurs et les fins n’existent pas et que l’univers se meut sans intention ni dessein[51] ».

Le rire prend alors place « au-delà de la philosophie[52] », il n’est même plus un jugement que l’humanité porterait sur elle-même, il est un acte de connaissance dont on partage la fulgurance. On rencontre bien cette perspective d’un usage de l’humour pour dire l’horreur des camps : sa présence oblige toujours à considérer du dessus l’inhumanité, à s’extraire de la réduction à un point de vue fragmentaire pour identifier l’au-delà horrifiant d’une nature humaine capable du pire. Ce faisant, et quelque terrible que soit cette connaissance, l’humour permet de réinscrire l’horreur dans ce qui fait sens[53] : l’extermination ne saurait être tenue comme une absurdité, un accident résultant d’une volonté malade, elle émane bien des hommes tels qu’ils sont.

Mais, traité par l’humour, le constat le plus sombre ne saurait aboutir au désespoir. Cette modalité oblige à un face-à-face là encore salvateur, cette connaissance suscitant une réaction qui ne consiste pas à subir cet état du monde, ni à s’en désoler, ni non plus à s’y soustraire : l’amusement engendré par l’humour, peut-être parce qu’il rend le constat supportable, engage à la confiance comme si connaître revenait à dominer, et dominer permettait de faire place au vouloir. Ainsi, le monde qui arrive à moi par l’humour, quelque désespérant qu’il soit, ne saurait me désespérer. La lucidité humoristique ne forme dès lors pas une entrave à la praxis tant au contraire la conscience gagne, à cette saisie de l’état du monde, un vouloir être et un vouloir agir. En ce sens, l’humour, s’il n’est pas moral, se révèle profondément éthique.

Séquence pédagogique

 

Groupement de textes

Texte 1 : Patrick Modiano, Dora Bruder (1997)

Texte 2 : Germaine Tillion, Une opérette à Ravensbrück : le Verfügbach aux enfers [1943-45] (2007)

Texte 3 : Romain Gary, La Danse de Gengis Cohn (1967)

Texte écho : Elie Wiesel, Les Portes de la forêt (1964)

Texte bac : Max Aub, Manuscrit Corbeau [1944] (2019)

 

Les extraits sont consultables ici.

Texte 1 : Patrick Modiano, Dora Bruder, Gallimard, coll. « Folio », 1997, p. 140

Caractérisation

Né en 1945, Patrick Modiano a reçu le prix Nobel de littérature en 2014 pour une œuvre romanesque où se croisent fiction, mémoire et histoire. Il privilégie une écriture par laquelle il s’agit de mener une quête révélant l’aspect toujours fuyant et incertain du monde. Dora Bruder, publié en 1997, relate l’investigation que lui a inspirée un avis de recherche diffusé en décembre 1941 : du hasard de cette lecture est né un récit singulier fait du tissage d’archives, d’hypothèses, d’imagination. Notre extrait est significatif des anecdotes dont il s’empare pour donner corps au vécu.

Pistes possibles pour l’étude

Avec les élèves, on pourra notamment :

– identifier en quoi consiste l’humour dans l’acte de la « dizaine de Françaises ». Réfléchir à sa cible et à son effet ;

– s’interroger sur l’emploi du mot « courage » ;

– à travers l’humour de ces femmes, se demander quelles sont les valeurs exprimées.

– définir ce qui caractérise l’écriture de cet épisode en s’appuyant sur la réception et le ressenti des élèves.

 

Modiano restitue plusieurs détournements provocateurs de la fonction de l’étoile jaune, qui font humour par une série de décalages :

– d’abord par qui est-elle portée ? Par des personnes non juives d’une part, par un chien surtout : façon de remettre en question les catégories imposées ;

– ensuite, dessus figurent des indications qui détournent l’assignation identitaire : au lieu d’accepter qu’elles désignent l’appartenance à la communauté juive, voici qu’elles deviennent simplement une étiquette où s’affiche un prénom à consonance non sémite mais américaine ou un surnom amical ou familial, mettant de façon incongrue de l’humanité justement dans le symbole qui visait à la nier ;

– enfin, la dernière multiplie la quantité en inversant la symbolique : là où l’étoile unique était une humiliation publique, elle redevient la manifestation d’une supériorité.

Ce qui est visé, c’est bien l’absurdité de la désignation d’un groupe condamné à l’exclusion par le port de cette étoile jaune, et par là plus largement l’antisémitisme. L’effet obtenu est celui d’un rire qui prend acte de la gravité de la situation, tout en choisissant de la traiter par une légèreté qui s’avère profondément subversive. Le rire combine, comme le souligne le texte lui-même, « fantaisie » de la forme et « insolence » du fond. L’humour travaille comme une émancipation face à la contrainte.

Et c’est bien à cette subversion du symbole que réagissent les autorités ; l’effet est immédiat (« toutes furent appréhendées dans la rue et conduites au commissariat le plus proche »), dans une condamnation qui est à la fois disproportionnée par rapport à l’acte lui-même, mais en fait conforme à ce qu’il engage : elles ont vraiment fait acte de « courage » et de résistance. Et les conséquences de leur action, dont le caractère irrémédiable est rendu par l’anaphore de l’adverbe « puis », vont être tragiques puisqu’elles sont envoyées au camp de Drancy dès le 13 août : non seulement l’internement aux Tourelles dure deux mois – seulement pour de l’humour… ––, mais en outre leur transfert à Drancy laisse présager le pire. Elles deviennent donc des figures héroïques par leur emploi d’un humour pleinement perçu comme une arme de contestation puissante.

Le texte souligne explicitement ce qui a motivé cet acte : « la solidarité » envers la communauté juive, évidente, mais qui, par le refus commun ainsi manifesté, fait lien, soude les femmes, ainsi que le souligne l’énumération qui clôt significativement le passage.

De manière intéressante, Modiano procède à une narration brève de l’événement qui se décline en deux temps : s’il rend manifeste dans le premier mouvement les caractérisations de ce qui s’est déroulé, il procède dans un second temps de façon différente en en restant aux seuls faits tant ils parlent d’eux-mêmes. Le lecteur ne peut ainsi qu’être sensible à la disproportion entre la protestation humoristique et ses conséquences, mais il est en même temps obligé de réévaluer le statut et la valeur de l’humour. C’est sa force qui est ainsi affirmée. Ce qui est ressenti, c’est la coexistence, voire la collision, entre la légèreté de ce qui est amusant et la pesanteur tragique qui la cerne.

Texte 2 : Germaine Tillion, Une Opérette à Ravensbrück, Le Verfügbar aux enfers, Paris, Éditions de La Martinière, p. 38-40

Caractérisation

Née en 1907, décédée en 2008, Germaine Tillion a exercé la profession d’ethnologue. Après avoir intégré la Résistance en 1940, elle est arrêtée puis déportée à Ravensbrück en octobre 1943 d’où elle ne sort qu’en avril 1945. Durant cet internement, elle rédige une opérette satirique intitulée le Verfügbar aux enfers dans laquelle elle analyse avec distance le fonctionnement du camp dont elle divertit ses camarades, le soir venu. Demeuré inachevé, ce texte est finalement monté en 2007 au théâtre du Châtelet. Germaine Tillion participe à sa création après avoir surmonté ses réticences quant à la possibilité que l’humour dont elle avait fait preuve soit compris. Au début de l’acte I entre en scène un naturaliste qui propose d’expliquer au public ce qu’est le « Verfügbar »[54]. Le chœur qui incarne cette catégorie de détenues ne cesse, selon le modèle des comédies d’Aristophane, de réagir.

Pistes possibles pour l’étude

Avec les élèves, on pourra notamment :

– expliquer les décalages entre ce dont parle le naturaliste, la manière dont il en parle et le contexte de son discours et réfléchir aux effets produits.

– commenter en particulier la façon dont le naturaliste caractérise l’appartenance exclusive du Verfürgbar à la « quatrième décade du XXe siècle ».

– proposer le passage souligné et les inviter à dire comment ils le comprennent, où il trouve précisément son explication dans la suite du texte, en quoi il y a alors humour.

– faire commenter la didascalie qui suit le faux avertissement du naturaliste au chœur « Vingt-deux ! ». On pourra s’interroger sur ce que traduisent les poses adoptées et ce sur quoi le texte fait ainsi rire. Les élèves seront bien évidemment incités à dire ce qu’ils en pensent.

– faire repérer l’autre moment où le dispositif de l’opérette renvoie à la situation vécue dans le camp et se demander en quoi consiste alors l’humour.

 

Le naturaliste adopte un discours qui fait siens les codes des sciences naturelles (relevé systématique en vue d’établir une classification, énoncé des caractéristiques propres à une sous-espèce, lexique de l’origine et du développement, …), imposant son autorité (emphase, tirades, refus des interruptions, menaces, …) y compris en évoquant des références qui ont fait l’histoire de la discipline. Or, ce faisant, il opère une déshumanisation de son objet d’étude : pour décrire des hommes, il est question de « patte », de « mâle » et de « femelle », et même d’« animal ». Cette démarche caricature la manière dont le système concentrationnaire traite les femmes détenues et la dénonce d’autant plus que l’exposé scientifique leur est directement adressé. À ce premier niveau, le décalage est volontairement cocasse, mais cette drôlerie se double d’un second niveau : en fait, dans la caricature même, c’est la réalité qui est touchée, et l’humour devient alors authentiquement noir.

C’est ainsi que lorsqu’il évoque l’apparition de l’espèce exclusive aux années 1940, le naturaliste sans le vouloir met en relief le caractère inédit de cette atrocité, laquelle ne peut être comparée à rien d’antérieur dans son ignominie (« ce serait une grossière erreur »), l’inhumanité des conditions de vie étant encore soulignée par la caractérisation paradoxale des esclaves et des serfs comme des « gaillards grassouillets » – la paronomase venant renforcer encore l’effet. La comparaison fait coexister le comique et le tragique.

Le naturaliste précise qu’il s’agit de déterminer l’origine du Verfügbar ; l’amusement est suscité d’abord tout simplement par l’euphémisation pseudo-scientifique de l’acte sexuel, puis par l’alliance de deux instances antithétiques dont le résultat est la création d’une catégorie de détenues. Si « gestapiste » renvoie à un être vivant, l’écart cocasse vient de son alliance avec un principe, celui de « résistance ». Or, c’est bien la violence de la Gestapo qui le suscite : est ainsi mise en relief l’incongruité de ce qui est enfanté. C’est dans la fin de l’extrait que le naturaliste se plaît à détailler la première étape du développement de cette catégorie de détenues lorsqu’elles sont entre les mains de la police avant leur déportation et qu’elles y subissent les tortures dont la suite immédiate de notre extrait montre qu’elles vont déterminer « un esprit de contradiction qui va présider à toute [leur] vie. » Derrière le ridicule du naturaliste qui s’en tient aux faits, on entend la célébration de l’insoumission et l’accusation de la barbarie sans que jamais le pathos de la situation ne soit explicitement formulé, le rire étant au contraire une fois de plus suscité par le décalage entre le détachement du propos et son contenu.

C’est en revanche sur le comique de geste que repose la didascalie qui donne aux détenues représentées par le chœur une attitude clownesque. Quand le texte fait ainsi rire de l’angoisse quotidienne, il témoigne d’une capacité surprenante de mise à distance de la peur et de ses manifestations sous la forme de ce qui s’apparente véritablement à un gag. On assiste au processus de conversion inhérent à l’humour.

On retrouve cette aptitude de prise en charge de l’horreur quand le chœur dit « ici, on n’est pas difficile… » : l’emploi du déictique « ici » constitue une allusion limpide au lieu de l’internement et la forme négative fonctionne à nouveau comme une euphémisation de ce qui est subi dans le camp, tout en le rendant concret. C’est un humour qui passe par la légèreté de la mention pour faire entendre la gravité du vécu. Le parti-pris est d’en rire au lieu de s’en lamenter, dans un registre qui semble permis du fait de la cohésion des détenues.

 

Texte 3 : Romain Gary, La Danse de Gengis Cohn, Gallimard, coll. « Folio », p. 22-23

Caractérisation

 

Né à Moscou en 1914, naturalisé français en 1935, aviateur pendant la Seconde Guerre mondiale, Romain Gary exerce le métier de diplomate tout en développant une œuvre narrative foisonnante, où sa mère juive ainsi que le judaïsme sont régulièrement envisagés de façon singulière. La Danse de Gengis Cohn, publié en 1967, est une fiction dont le personnage principal, Moïché, humoriste de son vivant, hante depuis vingt-deux ans le responsable de sa mort, Schatz, devenu commissaire après avoir pris une part active dans les massacres de la Shoah. Dans cette scène, Schatz enquête sur des crimes étranges dont il discute avec son collaborateur, Hübsch.

 

Pistes possibles pour l’étude

 

Avec les élèves, on pourra notamment :

– s’intéresser à la réaction de Gengis Cohn devant l’affirmation du commissaire : qu’est-ce qui la motive ?

– analyser l’action de Gengis Cohn, en proposant de réaliser, pour éclairer sa démarche, une recherche sur ce qu’est un dibbouk et d’analyser l’utilisation qu’en fait ici Romain Gary ;

– étudier le portrait que le personnage brosse de lui-même et réfléchir aux effets produits ;

– caractériser la fin de son récit en faisant repérer et analyser l’effet de chute ainsi que le rôle que joue l’humour dans cette ultime étape.

 

On lit le propos du commissaire selon plusieurs plans à la fois : pour Schatz, il va de soi que les crimes auxquels il a affaire n’ont rien de comparable avec ce qui s’est déroulé dans la Shoah ni même avec le rôle qu’il y a joué comme le souligne la précision « dans mon expérience ». Pour Moïché, l’analogie s’établit au contraire d’autant plus immédiatement qu’il est bien placé pour savoir que le commissaire a participé aux massacres de masse. L’humour pour le lecteur naît du décalage entre l’aveuglement, voire le déni du personnage et le réel historique, alors même que Schatz s’exprime avec le plus grand sérieux (« solennellement »). Dans le même mouvement, se trouve visée et dénoncée l’absurdité de la Shoah.

Par mesure de rétorsion, Gengis Cohn qui habite depuis vingt-deux ans la conscience de Schatz se matérialise soudainement devant ses yeux. Il s’agit d’un jeu avec la tradition du dibbouk hébraïque, où un mort prend possession d’un vivant pour s’en venger. La fiction suit à la lettre cette possibilité d’une apparition, ici tellement théâtrale qu’elle en devient cocasse. Cette drôlerie se poursuit avec la généralisation du principe de hantise et l’image faussement naïve des assassins « hébergeant en eux » leurs victimes.

Gengis Cohn commence son autoportrait de victime par une antiphrase « je présente assez bien » qui donne le ton puisque dans la suite il énumère les caractéristiques physiques des déportés (manteau, pyjama, étoile, pâleur) avec une légèreté délibérément incongrue que prolonge la mention de sa mort par la restitution purement factuelle de son résultat : lui et ses camarades sont restés « en vrac ». C’est dans le décalage entre ce ton neutre et l’horreur de la scène que jaillit l’humour. La description vient également miner l’affirmation initiale de Schatz.

La fin du récit est placée sous le signe du comique des Marx Brothers, où Harpo par ses interventions muettes souligne traditionnellement l’absurdité des situations. La chute se caractérise par un retournement : alors que Gengis Cohn vient de mentionner sa peur des mitraillettes, il revient grâce à une épanorthose sur la cause réelle de ce qui lui a fait dresser les cheveux sur la tête. Il s’agit de bruit, mais pas comme on le croit d’abord produit par les armes à feu. En effet, il crée la surprise en évoquant la nature du bruit le plus difficile à supporter, celui du cri des mères, qui est d’une intensité présentée comme déplaisante par le choix des termes (le « tam-tam terrible »). Il donne alors à entendre que le plus difficile a été d’avoir infligé cela à ses oreilles délicates alors même que c’est de massacre qu’il est question et de la tragédie de la douleur maternelle. Son humour procède par une dissociation incongrue de la forme qui se concentre sur l’anecdotique (le bruit) et du fond (la tragédie) ; il va jusqu’à conclure sur le détail des « boules de cire » qui auraient pu constituer une défense contre ce qu’il subit et qui est ramené au seul bruit. Le dérisoire prend le dessus sur l’essentiel mais y renvoie en même temps avec la syllepse finale : « j’étais complètement désarmé ». L’humour se fait enfin jusqu’au-boutiste quand le personnage dit ne pas vouloir être antisémite au moment même où il joue du cliché sur les pleurs de la mère juive. La scène narrée fait ainsi coexister l’amusement avec la pleine conscience de l’horreur dont il est question. Là réside son tour de force.

 

Texte écho : Elie Wiesel, Les Portes de la forêt, Éditions du Seuil, coll. « Points », 1985, p. 14-15

 

Présentation

 

Né en Roumanie en 1928, Elie Wiesel est déporté à Birkenau en 1944 avec sa famille, il sera le seul survivant et en fera le récit en particulier dans La Nuit (1958). Il reçoit en 1986 le prix Nobel de la paix pour son travail de mémoire. Les Portes de la forêt, paru en 1964, participe de cette démarche sous la forme d’une fiction qui prend les allures d’un conte à dimension onirique.

Dans ce passage, situé au début du récit, le personnage principal Grégor se confronte à la question du statut du rire à travers la rencontre avec son double (fantasmé et/ou réel) : face à l’horreur, faut-il pleurer ou rire ? Si lui ressent comme une évidence la réaction à la douleur par les larmes, l’autre au contraire va l’engager à adopter un positionnement différent, celui qui consiste à prendre le parti d’en rire, cette attitude permettant l’émancipation là où les pleurs seraient une démission.

 

Pistes d’exploitation

Trois options sont possibles pour le professeur :

– option 1 : il pourra faire découvrir ce texte au début de la séquence pour faire émerger le fait que le rire peut être un problème mais aussi une solution ; ceci prépare alors la découverte des textes analysés à partir de la problématique initiale ;

– option 2 : il pourra utiliser ce texte à la fin de la séquence, comme bilan sur le statut du rire pour rendre évidente aux élèves leur propre évolution : de la réticence possible face à cette démarche à la saisie de son caractère salvateur ;

– option 3 : il peut envisager une utilisation en deux temps du texte, au début de la séquence, donner aux élèves les deux premiers paragraphes jusqu’à « leurs foyers » pour aborder le problème du rire vécu comme une incongruité, son décalage pouvant être perçu comme une agression, une insulte à la souffrance ; et, à la fin de la séquence, communiquer la seconde partie du texte (de « J’écoute » à la fin) où s’affirme l’impératif d’un rire qui émancipe du désespoir.

 

Évaluation finale de type baccalauréat : Max Aub, Manuscrit Corbeau, 1944 [traduit de l’espagnol par Guillaume Contré, 2019], éditions Héros-Limite, p. 22-23

 

L’évaluation constitue la synthèse de la séquence : c’est en particulier dans la rédaction de l’essai philosophique que la maturation quant à la place de l’humour pour traiter de l’expérience concentrationnaire trouvera sa conclusion.

Il faut savoir pour comprendre cet extrait d’une part que Max Aub a été interné au camp du Vernet entre 1940 et 1941, d’autre part que tout le récit est mené du point de vue d’un corbeau qui tente de comprendre ce qui se passe sous ses yeux.

 

Questions

 

Interprétation littéraire

Comment l’humour se manifeste-t-il dans ce texte ?

 

Essai philosophique

L’humour fait-il sens face à la violence ?

 

 

[1] On connaît la célèbre formule d’Adorno de 1949, souvent réduite à sa version tronquée, laquelle sonne comme un interdit –, « Écrire un poème après Auschwitz est barbare » (Prismes ; Critique de la culture et société, Paris, Payot, 1986, p. 23) mais on ignore souvent que pèse aussi, pour lui, sur le rire, un lourd soupçon : à l’insensibilité (analysée par Bergson dans Le Rire) se rajoute la menace de la distanciation. Elle n’est pas, comme chez Bergson, une condition du rire, elle en est le corollaire problématique. Diane Cohen dans un article intitulé « Rire à tout prix » souligne combien, pour Adorno, « cette distance aveuglante pour ne pas dire abrutissante par rapport à l’événement est néfaste. Seul un maintien du sentiment de scandale peut nous prémunir contre un retour du pire » (Rire, mémoire, Shoah, Éditions de l’éclat, Paris-Tel Aviv, 2009, p. 55). Le rire est susceptible de déformer la réalité. Ses déclinaisons, en particulier dans le cadre des divertissements populaires, ne font que permettre une sorte de relâchement de la tension qui est consubstantielle à l’événement et à sa mémoire. À quelles conditions le rire peut-il, loin de la distance qui l’accompagne, conserver une proximité avec l’horreur qu’Adorno juge nécessaire, impérative ? Comment peut-il être éthique ?

[2] Henri Bergson, Le Rire, Paris, PUF, collection « Quadrige », 1940, p. 4.

[3] Voir le Bulletin officiel spécial N°8, 25 juillet 2019.

[4] Il montre que le mot humour est significativement intraduisible : les français « l’emploient précisément à cause de l’indéterminé qu’ils y mettent » (Paul Valéry, revue Aventure, novembre 1921, cité par André Breton, Anthologie de l’humour noir, Paris, Le livre de poche, 2019, p. 11).

[5] Il écrit que « nous échappe et nous échappera sans doute longtemps toute définition globale de l’humour, et cela, en vertu du principe que l’homme tend naturellement à déifier ce qui est à la limite de sa compréhension » (André Breton, Anthologie de l’humour noir, Paris, Le livre de poche, 2019, p. 10).

[6] Dans sa conférence « Non-savoir, rire et larmes » (9 février 1953), Georges Bataille constate notre méconnaissance du risible :« le domaine du rire est peut-être même, en définitive, du moins autant qu’il me semble, un domaine fermé, tel que le risible reste inconnu et inconnaissable » (Oeuvres complètes, t.VIII, Paris, Gallimard, 1976, p.215), ce qui lui fait voir là la définition même du rire : « le caractère inconnu du risible ne serait pas accidentel, mais essentiel […] l’inconnu fait rire » (Oeuvres complètes, t.VIII, Paris, Gallimard, 1976, p. 216).

[7] Robert Escarpit lie cet aspect du terme à son étymologie : les mots « humeur » et « humour » ne se distinguent qu’en français (ou presque) ; dans la plupart des langues, les notions sont confondues. On peut dire de ce lien originel qu’il subsiste toujours l’idée d’un tempérament, d’un caractère dans l’idée d’humour qui n’est pas lié uniquement à une pratique : l’humour est une attitude face à l’existence. Il montre d’ailleurs que la distinction se fait au XVIIIe siècle entre « l’humour qu’on a et l’humour qu’on fait » (L’Humour, Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? »,1960, p. 36).

[8] Franck Evrard, L’Humour, Paris, Hachette, coll. « Contours littéraires », 1996, p. 3.

[9] Franck Evrard identifie toutefois dans le « décalage » sinon une constante, du moins un élément dominant de l’humour, dont nous verrons par la suite l’importance (L’Humour, Paris, Hachette, coll. « Contours littéraires », 1996, p. 43).

[10] Sigmund Freud, Le Mot d’esprit et sa relation à l’inconscient, Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 1988, p. 197).

[11] Jean Sariel, L’Écriture comique, Paris, PUF, coll. « Écriture », 1984.

[12] Jean Emelina, Le Comique, essai d’interprétation générale, Paris, SEDES, coll. « Questions de littérature », 1996, p. 11.

[13]Jean Sariel, L’Écriture comique, op.cit., p. 10.

[14] Ibid., p. 10.

[15] André Comte-Sponville : « l’ironie blesse, l’humour guérit » (Petit traité des grandes vertus, Paris, PUF, coll. « Points essais », 1995, p. 319).

[16] Par l’observation du Regard oblique de Robert Doisneau, Philippe Hamon dans L’Ironie littéraire, Essai sur les formes de l’écriture oblique (Paris, Hachette, coll. « Universités », 1996) met au jour l’indétermination de la définition : si cette photo (où on voit un couple devant la vitrine d’un magasin de peinture, Madame s’extasiant devant un tableau qu’on ne voit pas, tandis que Monsieur, lui, regarde en coin un tout autre tableau qui représente une femme nue, et que le spectateur voit aussi…) relève de l’ironie, c’est que celle-ci est en réalité moins la seule antiphrase agressive à laquelle on la réduit communément que la forme large d’une « communication complexe ». Elle joue du contraste et vise par son oblicité le questionnement. À penser ainsi l’ironie comme une situation, elle s’apparente structurellement à l’humour.

[17] Saint-Augustin, Les Confessions, chapitre XI, traduction du latin par Joseph Trabucco, Paris, Flammarion, GF, 1964, p. 264.

[18] Robert Escarpit, L’Humour, op.cit, p. 5.

[19] Nicolaï Hartmann : « Le sens de l’humour est une véritable attitude esthétique, mais il est fondé sur un éthos. Évidemment on doit posséder cet éthos en soi, il doit surgir de l’intérieur. » (Aesthetik, Berlin, Walter de Gruyter, 1966, cité par Judith Stora-Sandor, L’Humour juif dans la littérature, De Job à Woody Allen, Paris, PUF, 1984, p. 17).

[20] « L’humour a à voir avec l’absurde, avec le nonsense, comme disent les anglophones, avec le désespoir. […] L’humour est un tremblement de sens, un vacillement de sens, parfois une explosion de sens, bref, toujours en mouvement, un processus mais concentré, ramassé […]. Mais toujours, me semble-t-il, l’humour sera dans l’entre-deux, dans ce brusque mouvement […]. C’est un juste milieu instable ou équivoque, ou contradictoire, qui dévoile ce qu’il y a de frivole dans tout sérieux, et de sérieux dans toute frivolité. » (André Comte-Sponville, Petit traité des grandes vertus, op.cit, p. 323-324).

[21] « La personne qui a reçu le coup souffre et se nécrose, tandis qu’une autre mieux protégée, encore saine mais plus secrète, rassemble avec l’énergie du désespoir tout ce qui peut donner encore un peu de bonheur et de sens à vivre. » (Boris Cyrulnik, Un merveilleux malheur, Paris, Éditions Odile Jacob, 2022, p. 22).

[22] « Résilience en mécanique, chiffre caractérisant la résistance au choc d’un matériau (plus la résilience est grande, moins le métal est fragile). Par analogie, résistance d’une personne ou d’un groupe à des conditions d’existence difficiles ; capacité de vivre et de se développer en dépit de circonstances défavorables, voire désastreuses. » (Norbert Sillamy, Dictionnaire de psychologie, Paris, Larousse, coll. « In extenso », p. 228). Le concept a été popularisé par le neuropsychiatre Boris Cyrulnik.

[23] Judith Kauffmann dans « L’humour (juif), arme des désarmés », Imaginaire & Inconscient, n°15, Paris, L’Esprit du temps, 2005, p. 94.

[24] Robert Escarpit, L’Humour, op.cit., p. 94.

[25] Thomas de Koninck, De la dignité humaine, 1995, Paris, PUF, p.139. Le philosophe appuie sa réflexion sur le concept de « bissociation », terme forgé par Arthur Koestler (Le Cri d’Archimède, 1955) et qui caractérise la façon dont des contextes, des univers diamétralement opposés sont susceptibles d’entrer « en collision ».

[26] Delphine Horvilleur, Le Rabbin et le psychanalyste, L’Exigence d’interprétation, Paris, Éditions Hermann, 2020, p. 41.

[27] Milan Kundera, L’Insoutenable Légèreté de l’être, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, Tome I, 2011, p. 1143.

[28] André Comte-Sponville, dans son Petit traité des grandes vertus, conçoit effectivement l’humour comme un processus singulier, différant des autres formes de comique, en particulier de l’ironie, parce qu’il repose sur une proximité, parce qu’il engage une relation affectueuse. Selon lui, « il n’y a pas d’humour, en tout cas, sans un minimum de sympathie. […] Sympathie dans la douleur, sympathie dans la déréliction, sympathie dans la fragilité, dans l’angoisse, dans la vanité, dans l’insignifiance universelle de tout. » (op.cit., p. 322-323).

[29] Adam Biro, Dictionnaire amoureux de l’humour juif, Paris, Plon, 2017, p. 322.

[30] « L’histoire juive est tragique, nous allons d’échecs en échecs. Les Juifs se sont rendu compte de cela dès les temps bibliques. Ils ont aussi réalisé, en lisant la Bible, que le monde est imparfait et que la condition humaine est compliquée, pour ne pas dire douloureuse. Notre livre sacré, notre Torah, nous décrit un début de l’humanité catastrophique : l’homme et la femme ont été chassés de l’Éden, pour toujours ! et l’un de leurs enfants a tué l’autre. Et il n’y a plus de secours : Dieu s’est retiré du monde. Suivent quatre mille ans de malheur, diaspora, mise à l’écart, persécutions cruelles, inhumaines, tentatives d’extermination. Deux éléments peuvent permettre, ont permis aux Juifs de surmonter les difficultés, disons le mot, le malheur de leur existence : la religion et l’humour » (Ibid., p. 322).

[31] Ibid., p. 323.

[32] C’est la perspective qu’adoptent de nombreux critiques et, en particulier, Joë Friedemann. Dans un article intitulé « Le rire du commencement ! Abraham, Sarah, Isaac…et les autres » (http://judaisme.sdv.fr/perso/joefried/genese.htm), il interroge la place particulière de l’humour dans la tradition juive et, plus spécifiquement encore, dans les textes religieux. Il rappelle en effet que, tout commence avec l’hilarité d’Abraham qui, lorsque Dieu lui annonce la naissance d’un fils alors que sa femme, Sarah, est âgée de quatre-vingt-dix ans, répond à cette affirmation par un rire singulier que de nombreux commentateurs ont tenté d’analyser. Il ajoute à cette première approche une précision essentielle : « loin de le condamner, Dieu semble le comprendre. Bien plus, Il ira jusqu’à intégrer (avec humour ? ) le phénomène à son propre système, en incorporant l’idée du rire au nom que portera, plus tard, alliance à tous égards surprenante, le fils d’Abraham et de Sarah » puisque qu’il s’appellera Yitz’hak, nom signifiant « il rira ».

[33] Martin Grotjahn, « About the Jewish joke » in Beyond Laughter, Humor and the Subconscious, New York- Toronto -London, Mc Graw-Hill, 1966, pp. 21-25, cité par Judith Stora-Sandor, L’Humour juif dans la littérature, De Job à Woody Allen, op.cit., p. 301.

[34] Delphine Horvilleur : « Les blagues juives sont des blagues un peu antisémites racontées bien mieux que ne le font les antisémites », Pastille : « C’est quoi l’humour juif ?» JEM (Judaïsme en mouvement) : https://www.youtube.com/watch?v=pgcZHXz6YaU.

[35] Romain Gary, Le Sens de ma vie, Paris, Gallimard, 2014, p. 75.

[36] C’est ce que rappelle Victor Klemperer lorsqu’il évoque « une des phrases du Führer parmi les plus répétées et les plus paraphrasées […] celle où, menaçant, il affirme que l’envie de rire passera bientôt aux Juifs, phrase qui deviendra plus tard cette déclaration tout aussi souvent répétée selon laquelle elle leur a passé pour de bon. » (Victor Klemperer, Lingua Tertii Imperii, la langue du IIIe Reich, carnets d’un philologue, Paris, Univers poche, coll. Agora, 2002, p. 235). Or, armé de son rire de combat, le peuple juif lui a opposé un démenti cinglant.

[37] Romain Gary, Pour Sganarelle. Recherche d’un personnage et d’un roman, Gallimard, Paris, 1965, p. 168.

[38] Voir Sigmund Freud, « L’humour », in L’Inquiétante étrangeté et autres essais, Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 1985, p. 321-328.

[39] Sigmund Freud montre que dans l’humour, il y a un déplacement : « l’humoriste a retiré l’accent psychique de son moi et l’a déplacé sur son surmoi » (Ibid., p. 326).

[40] Sigmund Freud, Le Mot d’esprit et sa relation à l’inconscient, op.cit., p. 87.

[41] L’humour, explique Freud, « se met au service de tendances » (Ibid., p. 188). Il « rend possible la satisfaction d’une pulsion (de la pulsion lubrique et hostile) en s’opposant à un obstacle qui lui barre la route, il contourne cet obstacle et puise ainsi du plaisir à une source de plaisir qui était devenue inaccessible du fait de l’obstacle » (Ibid., p. 195). Il décrit ainsi le processus : « du fait du travail de refoulement effectué par la civilisation, des possibilités de jouissance primaires, mais désormais rejetées par la censure qui agit en nous, se trouvent perdues pour nous. Or, pour la psyché de l’homme, tout renoncement sous cette forme est très dur, et c’est ainsi que nous découvrons que le mot d’esprit tendancieux offre un moyen d’annuler rétroactivement le renoncement et de regagner ce qui a été perdu » ; ainsi nous « ne pouvons rire qu’à partir du moment où le mot d’esprit nous a prêté son aide » (Ibid., p. 196).

[42] Freud distingue deux sortes de mots d’esprit : celui qui est innocent, celui qui « se met au service de tendances, […] il s’agit soit du mot d’esprit hostile (celui qui sert à commettre une agression, à faire une satire, à opposer une défense), soit du mot d’esprit obscène (celui qui sert à dénuder) » (Ibid., p. 188).

[43] Freud caractérise ainsi le phénomène psychique :« ce que le mot d’esprit […] réalise, à savoir protéger de la raison critique les combinaisons de mots et de pensées procurant du plaisir, se manifeste dès le stade de la plaisanterie comme sa caractéristique essentielle » (Ibid., p. 243) ; ainsi, « là où l’argument cherche à mettre de son côté la raison critique de l’auditeur, le mot d’esprit s’efforce d’écarter cette raison critique » (Ibid., p. 248).

[44] « Rire issu d’une conscience lucide et désespérée, rire d’arrachement, sans joie, rire de protestation contre les absurdités de l’existence, rire de révolte contre un univers, où l’homme, quoi qu’il fasse, est volé, condamné d’avance, rire de compassion pour l’homme qui ne peut échapper à l’ambiguïté de son destin et de sa foi. Se soumettre à Dieu aveuglément, sans s’interroger sur le sens de cette soumission, serait le diminuer ; vouloir le comprendre serait réduire ses intentions, son regard, au niveau des nôtres » (Elie Wiesel, Célébration hassidique, Paris, Seuil, 1972, p. 203).

[45] Pseudo-Hippocrate, Sur le rire et la folie, Paris, Rivage, coll. « Petite bibliothèque Rivages », 1989, p. 80.

[46] Ibid.

[47] Florent Troquenet Lopez, « Peut-on concevoir une éthique de l’humour ? », cycle de conférences « La philosophie du quotidien », BNF, 16 mars 2022 (disponible en ligne : https://www.youtube.com/watch?v=c0p5K-fJuMc).

[48] André Breton, Anthologie de l’humour noir, Paris, LGF, coll. « Le livre de poche », 2019, p. 12.

[49] Michel Tournier, Le Vent paraclet, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2016, p. 198. Dans cet ouvrage, Tournier distingue plusieurs types d’humour : un humour rose, celui identifié par Bergson, où se voit dénoncée notre tendance à adopter des façons d’être mécaniques ; l’humour noir, qui a trait à la mort ; l’humour blanc que nous étudions ici : « L’homme qui rit blanc vient d’entrevoir l’abîme entre les mailles desserrées de choses. Il sait tout à coup que rien n’a aucune importance. Il est la proie de l’angoisse mais se sent délivré par cela même de toute peur » (Ibid., p. 199).

[50] Nous reprenons ici l’image de Baudelaire sur ce qu’il nomme le « comique absolu » qui ouvre sur un vertige, qui se perçoit sans se comprendre et donne à voir un monde qui ne peut être saisi rationnellement ; cet humour est métaphysique : « un des signes très particuliers du comique absolu est de s’ignorer lui-même » (Baudelaire, De l’essence du rire, cité dans Le Comique, textes choisis et présentés par Véronique Sternberg-Greiner, Paris, GF, coll. « corpus », 2003, p. 202).

[51] Octavio Paz, Rire et pénitence, Art et histoire, Paris, Gallimard, 1983, p.236-238, cité dans Le Comique, Ibid., p. 212.

[52] Ibid., p. 215. Octavio Paz renvoie ici à Georges Bataille obsédé par une « athéologie » qui laisse l’homme face à lui-même.

[53] Voir Georges Bataille : « du moment que l’on éclaircit l’expérience de ce qui est proprement tragique, jusqu’à la possibilité de pouvoir en rire » c’est que les émotions sont « surmontées » (« Non-savoir, rires et larmes », op.cit., p. 225). Il y a là une position dominante, alors que « les larmes » témoignent du fait que l’on est « nettement dépassé » (Ibid., p. 227-226). L’humour s’inscrit à ce titre dans cette fonction de résistance à l’oubli que valorise Wiesel. C’est ce que signale Judith Kaufmann : « Révolte purement symbolique de l’individu totalement démuni qui affronte l’horreur les mains nues, le rire exprime – dans le double sens d’extraire et de donner forme – au sein du dérisoire, la dignité et l’espoir. Par là il remplit une fonction majeure de résistance à l’oubli. Car il s’agit de préserver la mémoire des victimes “dont la souffrance crie moins vengeance que récit” [Paul Ricoeur, Temps et récit III. Le temps raconté, Paris, Seuil, 1985, p. 275] » (Judith Kauffmann, « Horrible, humour noir, rire blanc » in Rire, Mémoire, Shoah, Éditions de l’éclat, Paris-Tel Aviv, 2009, p. 139-140).

[54] Verfügbar : le mot, qui signifie « disponible » en allemand, désigne une catégorie précise de détenues dans les camps. Il s’agit de celles, qui s’étant soustraites à la répartition dans des commandos, sont désignées comme « disponibles » : elles sont en réalité un sous-prolétariat, corvéable à merci. C’est à elles que revient par exemple la charge qui consiste à ramasser les cadavres.