À propos de la recherche négligée des manuscrits cachés « venant de l’enfer »*
Au début de février 2020, la maison d’édition du Musée d’État d’Auschwitz publia la version, reconstituée et récemment déchiffrée en entier, de la lettre de Marcel Nadjary, Juif grec Sonderkommando, qui avait été exhumée par hasard, fin octobre 1980, à l’emplacement des ruines du crématoire III d’Auschwitz-Birkenau par des étudiants d’une école professionnelle de Brynek, un petit village de Pologne. La lettre de 12 pages rédigée en grec, enterrée au début de novembre 1944 à une profondeur de 30 à 40 cm, était si gravement endommagée après 36 ans d’un séjour dans une enveloppe protectrice rongée par la moisissure, au point que seul 10 % de son contenu était lisible. 71 ans après sa rédaction, une grande partie avait déjà pu être déchiffrée au moyen d’une analyse multi-spectrale de l’image et, depuis 2018, 95 % de son contenu sont désormais lisibles. Cette lettre d’adieu de Marcel Nadjary peut être considérée comme, à la fois, une preuve historique des crimes allemands à Auschwitz-Birkenau et une manifestation de volonté personnelle de l’auteur. De même, ce témoignage exprime l’important patriotisme grec de l’auteur et son désir désespéré de vengeance pour le meurtre de ses parents et de sa jeune sœur Nelly.
Le récent déchiffrement réalisé par le Dr. Tomasz Łojewski (WIMiC, AGH, Cracovie) au nom du musée est un succès digne d’éloge dans la reconstitution d’un document écrit à la main particulièrement détérioré et prouve que, même après des décennies, des manuscrits difficilement lisibles peut être restaurés. Les avancées techniques ont mis en évidence ces dernières années de nouvelles améliorations dans ce travail, que sous-tend la demande pour la récupération des manuscrits perdus dans le sol des crématoires de Birkenau et devrait inciter les autorités compétentes à donner leur permission pour des investigations archéologiques à cette fin.
Plus précisément, seule la moitié d’une dizaine des Sonderkommandos « chroniqueurs » a été jusque-là confirmée de façon fiable comme auteurs de manuscrits cachés dans le sol des sites de mise à mort. Leurs manuscrits ont été exhumés entre 1945 et 1980 dans huit endroits contenant 6 carnets, 4 lettres et une liste. Il s’agissait des Juifs polonais Herman Strasfogel, Zalmen Gradowski, Lejb Langfus et Zalmen Lewenthal et grec Nadjary. En outre, on estime que les Juifs lituanien Kaganowic et grec Jaacov Gabai et deux Juifs polonais de Paris, Josef Doręmbus et probablement Leon Guz, on écrit des textes clandestins. Deux journaux de Juifs déportés ont aussi été trouvés. Selon les témoignages, ne serait-ce que sur le site du crématoire III environ 60 récipients ont été enterrés, mais seulement une petite fraction de ceux-ci a été découverte et restituée. Que des manuscrits aient aussi été cachés du côté opposé, au crématoire II, a même été signalés par les chroniqueurs eux-mêmes. Mais aucune recherche n’a été réalisée là-bas.
Des récipients trouvés par les « chasseurs de trésors » illégaux, principalement entre 1945 et 1955, avec des manuscrits yiddishs qu’ils ne pouvaient pas lire ont été ou bien volés ou bien abandonnés sur le sol comme des détritus sans importance. Dans tous les cas, la totalité des manuscrits enfouis n’a pas été découverte parce que rien n’a été possible en-dehors, d’une part, des fouilles officielles de l’été 1952, de juillet 1961 et d’octobre 1962, d’autre part, la trouvaille accidentelle en 1980 de la lettre de Nadjari.
L’estimation selon laquelle plus de manuscrits pourraient été trouvés sur le site a aussi été partagé par l’ancien directeur du musée d’Auschwitz, Kazimierz Smolen, en fonction de 1955 à 1990, dans un entretien que j’ai personnellement réalisé le 25 septembre 1994. « C’est possible, c’est possible dit-il, toutefois on a simplement à dire : de telles fouilles causent un très grand émoi. Ce n’est pas bon pour de telles choses. Ensuite, il est certain qu’il n’est pas facile de trouver quelque chose maintenant, parce que l’emplacement a tout simplement changé. Il est probablement plus haut d’une trentaine de centimètres de ce qu’il était auparavant. »
Trente ans plus tôt, Smolen avait déjà confirmé dans une lettre datée du 26 novembre 1963 adressée au Comité international d’Auschwitz de Varsovie : « les dernières découvertes indiquent la grande importance de ces documents ». Il poursuit : « Nous croyons qu’actuellement tout ce qui est possible doit être fait pour s’assurer que les documents de cette sorte seront exhumés aussi vite que possible et prendre place dans le travail d’élaboration de l’histoire du camp d’Auschwitz. » Dans un autre lettre adressée cette fois-ci à Herman Langbein, il déclare aussi : « De notre côté, nous aimerions souligner que le musée fera tout son possible pour s’assurer que les documents enfouis près des crématoires seront trouvés […]. »
Suite à quoi, en août 1964, une vaste fouille a été organisée par le musée d’Auschwitz sous le regard des médias, mais finalement infructueuse, superficielle et seulement mise en scène. C’est avec l’aide de l’Israélien Dov Paisikovic, témoin rescapé des Sonderkommandos, qui avait lui-même enfouis des documents entre des arbres de l’arrière-cours du crématoire III au début d’Octobre 1944, que la dernière recherche de manuscrits a été menée dans le sol des crématoires. La recherche de Paisikovic a été documentée par deux journalistes, l’un israélien, l’autre Allemand, et un photographe. Dans le numéro du magazine Revue du 13 septembre 1964, Paul Trunk résume : « Paisikovic ne peut plus trouver la cache [de ses propres textes]. Les premières fouilles restent sans résultat. À la fin, Paisikovic délimite l’espace où, selon ses souvenir, le journal devait se trouver à environ un mètre de profondeur. Maintenant des soldats de l’armée polonaise creuse systématiquement pour trouver le document unique, alors que le procès de 22 anciens SS est encore en train de se faire à Francfort. » De son côté, le quotidien israélien Yediot Aharonot cite la promesse de Smolen du 28 août 1964 : « Nous le trouverons. Nous enverrons un bataillon de soldats qui auront à chercher dans chaque coin de la terre. » Toutefois, cette recherche n’a jamais été menée à bien.
À la place, le film documentaire Archeologia du réalisateur polonais a été tourné juste à quelques mètres de là, en 1967. Cependant, la seule fouille archéologique sur les sites des crématoires, qui a été documentée et réalisée professionnellement, ne contenait que des restes d’un tas de détritus découverts six ans plus tôt qui auraient pu être mise en scène de façon optimum. Ainsi, malheureusement, le projet n’a pas eu un effet positif sur la récupération des manuscrits des Sonderkommandos.
Finalement, il reste à constater qu’aucun plan de recherche des manuscrits de Sonderkommando n’a été mené puis 1964, bien que les sites d’enfouissement soient relativement connus. Alors que sur d’autres sites de centres de mise à mort allemands, les investigations archéologiques et même des fouilles ont été autorisées depuis des décennies, certaines d’entre elles sous la supervision de rabbin : à Chelmno (1986-1987, 1997-2001, 2003-2004), Bełżec (1997-2002), Sobibor (2000-2015) et Treblinka (2012-2014). En revanche, à Auschwitz-Birkenau l’interdiction est encore en vigueur pour chercher les derniers manuscrits dans le sol de crématoire.
Sur le plan technique, les méthodes les plus en pointe rendent maintenant possible de réaliser un examen préalable sans même de fouille, ce qui ne désacraliserait pas le site ni ne causerait d’agitation. Le meilleur moment pour une recherche systématique et approfondie est maintenant. Une déclaration par les autorités compétentes avec une décision pour cette cause n’aurait pas un seulement un intérêt public et national, mais aussi une ampleur international, car les manuscrits des Sonderkommandos représentent un patrimoine culturel mondial unique and une « archive clandestine de la violence extrême », qui a été créé par les victimes elles-mêmes, au-delà de la nécessité et du désespoir, comme signe de résistance et comme preuve écrasante de la machinerie des centres de mise à mort nazi.
Andreas Michael Kilian
Traduction de l’anglais et de l’allemand par Philippe Mesnard
Version originale parue dans le numéro 102 du magazine polonais KARTA.
Traduction publiée dans le n°12 de Mémoires en jeu paru en janvier 2021.