En Espagne et au Pays basque, après la paix, plus de victimes que jamais

Gabriel GattiCentre d'Études collective - Université du Pays Basque
Paru le : 18.11.2018
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Depuis une dizaine d’années, en Espagne, le nombre de victimes augmente tous les ans, de même que le nombre des lois qui les encadrent et des associations qui les représentent. La hausse ne s’arrête pas, pas plus que la présence publique d’une figure qui oscille entre l’exemplarité morale, un certain exhibitionnisme, l’opportunisme politique et la demande de reconnaissance. Le panorama n’est pas particulièrement surprenant si l’on observe l’ampleur planétaire d’un phénomène qui, comme chacun le sait, a fait l’objet de subtiles étiquettes totalisantes allant de la concurrence de victimes (Chaumont, 1997) ou l’ère des victimes (Wieviorka, 2012) à la société des victimes (Erner, 2007) et, parmi nous, au monde des victimes (Gatti, 2017).

Si cette prolifération attire notre attention pour le cas espagnol, c’est à cause du régime après lequel elle survient, au sens où les victimes d’ETA ont longtemps détenu le monopole strict et rigoureux de la figure de la victime. C’est pourquoi, si à travers le monde la catégorie s’est ouverte à la concurrence, il ne semblait pas réaliste que cela ait lieu en Espagne tant que la reconnaissance des victimes était limitée à celle de la violence du groupe armé basque. Les victimes d’ETA occupaient une place sacrée, leur monopole était strict. Mais ce n’est plus le cas : les frontières qui protégeaient ce cœur et qui les distinguaient des autres victimes se sont entrouvertes, et à travers elles se présentent de nouveaux acteurs1.

Ainsi, malgré leurs différences évidentes, les victimes d’ETA, du terrorisme d’État, du franquisme ou des violences policières sont aujourd’hui unies par leur condition souffrante commune (bien qu’inégale) et reconnues sur la scène publique sur laquelle elles luttent pour obtenir légitimité et reconnaissance. Dans ce texte, je m’intéresse à cette prolifération des victimes et à la façon dont elle s’exprime au Pays basque.

Ceci n’est pas seulement une hypothèse, mais un phénomène qui, aujourd’hui, a une matérialité visible, palpable et courante, que l’on retrouve régulièrement sur l’ensemble du territoire basque : les rencontres entre victimes dans des réunions publiques ou secrètes ; les programmes de télévision où les victimes font ensemble la cuisine ; des dizaines de livres sur la réconciliation de victimes de violences distinctes et opposées ; des réunions entre personnes qui ont souffert de violences portées par des idéologies opposées. C’est presque un rituel dans les lieux publics, les victimes de la violence au Pays basque, de quelque nature qu’elle soit, se succèdent, revendiquant toujours l’idée que, si chacune est différente, elles sont toutes semblables !

Quelques événements conjoncturels expliquent ce changement de contexte. Le plus récent étant le « processus de paix », peu clair en certains points bien que tout à fait ancré dans la société actuelle, qui s’est traduit au Pays basque par le cessez-le-feu de l’organisation ETA depuis 2010. Quelque temps auparavant et dans l’ensemble de l’Espagne, s’est affirmée une figure jusque-là peu visible : la victime du franquisme est venue occuper le devant de la scène nationale, gagnant du terrain grâce, d’une part, au mouvement mémorialiste, d’autre part, aux avancées législatives qui, à ce niveau, se sont directement traduites par la fameuse « Loi de mémoire historique » de 2005. Au fil de ce parcours, nombreuses furent les lois, les institutions, les initiatives qui prirent les victimes comme objectif ou comme prétexte : principalement, des lois révisées sur les victimes du terrorisme, en 2011 et une loi très efficace de protection contre la violence conjugale, en 2004. Toutes ces circonstances  ont constitué un paysage aussi complexe qu’ouvert où l’on retrouve toutes sortes de victimes. En tentant de le simplifier le moins possible, je proposerai ici quelques hypothèses de lecture et de classification de cette prolifération de victimes au Pays basque depuis le début du XXIe siècle.

Hommage à Yolanda Gonzalez, une jeune étudiante assassinée par un fasciste à Madrid en 1980 (Peninsula de Zorrozaurre, Bilbao. © Gabriel Gatti (2018)
Hommage à Yolanda Gonzalez, une jeune étudiante assassinée par un fasciste à Madrid en 1980 (Peninsula de Zorrozaurre, Bilbao. © Gabriel Gatti (2018)

 

UN ÉVENTAIL COMPLEXE DE VICTIMES

LES VICTIMES D’ETA

La victime d’ETA est le noyau autour duquel pivote le reste des victimes. Elle constitue une origine – la première victime –, un espace de désir, d’aspiration, parfois même de jalousie ; elle se présente aujourd’hui comme la plus célèbre d’entre toutes et celle dont on se soucie le plus : on parle de ces victimes comme des « Victimes VIP » (GD1, GD3), « Victimes de première classe » (GD1, GD3)2. En ce sens, la victime d’ETA représente le prototype de la victime en Espagne, son degré zéro. C’est le modèle, dans le cercle des victimes en général, et dans celui des victimes d’ordre politique en particulier. Les autres victimes s’y réfèrent pour délimiter la place qu’elles occupent dans l’ensemble de l’ « espace des  victimes », et également pour y construire leur stratégie, qu’elle soit basée sur la demande de reconnaissance ou sur la dénonciation des injustices.

Ce n’est pas chose facile que d’accéder à ceux qui occupent cet espace : ils sont sacrés, soigneusement protégés, entourés de parapets. En étant au centre, ils font l’objet d’une telle visibilité que leur figure est soumise à l’exposition sociale, médiatique et politique, et à la responsabilité morale.

Dans un premier temps, ils déploient une activité intense de pédagogie morale, parce que le devoir de responsabilité pèse sur leurs épaules, impliquant l’obligation de mener une mission exemplaire : témoigner, raconter, rendre visible la souffrance.

J’ai le devoir de [témoigner] non pas seulement comme victime, mais surtout […], comme citoyen […] Je pense qu’en étant victime de terrorisme j’ai ce degré supérieur d’obligation concernant, par exemple, le travail sur les thèmes du vivre ensemble, du rejet de la haine, bien plus que si j’étais un simple citoyen lambda (OP-14V).

Ce sont des victimes publiques, avec une forte présence dans les médias, sur les forums de discussions, dans les congrès… Ils incarnent un véritable « personnage ». Même ceux qui sont en marge des principales associations de victimes du terrorisme ont un statut public bien précis et ont, en eux, un récit personnel qui influe sur les aspects moraux et  éducatifs du conflit. En tant que citoyens, ils ont les mêmes droits et les mêmes devoirs que les autres, disent-ils, mais dans leur « rôle de victimes » ils ont l’obligation supplémentaire de l’exemplarité morale, prenant part à l’éducation morale de la société, via le témoignage de leurs expériences. Mettre en avant leur corps souffrant est un devoir. Ils sont à la fois la douleur incarnée et la douleur dotée d’une mission (Irazuzta, Rodríguez Maeso, Villalón, 2017).

Dans un second temps, ils veillent aux frontières de leur territoire et de leur histoire – ceux des vraies victimes – et à ce qui les menace. Ainsi, bien qu’ouverts à la demande de reconnaissance des victimes d’autres milieux et d’autres natures, ils sont déstabilisés par l’entrée de ces victimes nouvellement arrivées dans un espace où elles sont donc novices, de peur que cet espace en soit déformé. Profanation du sacré, dénaturation de la catégorie… Conscients de la présence de ce mouvement d’ouverture – ainsi, la demande explicite reprise en une d’El País : « Garzón demande aux victimes d’ETA de reconnaître les victimes du franquisme » (19/1/2014) –, nombreux sont ceux qui émettent des réserves face à la reconnaissance progressive de nouvelles victimes et face à leur entrée dans un espace social dont ils n’ont désormais plus le monopole. Elles ne peuvent pas toutes « être mises dans le même sac », dit l’une d’eux (OP-24V). La phrase « tout le monde peut être une victime » dénaturerait la victime, elle la banaliserait. La catégorie ne serait pas discriminatoire. Tout n’est pas pareil, ajoutent-ils.

C’est ainsi qu’ils définissent leur identité. Il n’y a rien d’étrange à ce qu’ils formulent des désirs d’évasion. Si d’autres cherchent leur place dans ce cercle des victimes, la victime d’ETA n’a pas besoin de le faire : c’est une victime, nul besoin d’argumenter. Néanmoins, on peut réfléchir au poids de cette identité souffrante sur la vie quotidienne et aux raisons de cette volonté d’évasion. Se dédoubler en séparant son personnage public de sa vie privée est une solution ; gérer les séquelles dans la vie est un fait. À l’heure actuelle, disent-ils, l’entrée dans la catégorie de victime est tellement immédiate (même avant un assassinat, puisque la seule menace nous conduit d’emblée dans la catégorie) que le poids qu’exerce le personnage sur ceux qui l’intègrent est énorme. Ils doivent faire face à la souffrance, c’est clair, mais également à une vie encadrée par toutes sortes d’acteurs (psychologues, gardes du corps, « intrusions » institutionnelles et politiques…) et toujours très exposée. Leur statut à multiples visages – victime modèle, victime type, victime horizon, victime exemplaire – est épuisant et définit leur identité. Un lieu de sacrifice. Ce sont les anciennes victimes, modèles pour les suivantes, qui sont les plus représentatives du nouvel espace des victimes.

LES VICTIMES DE PERSÉCUTIONS D’ÉTAT

Les victimes de persécutions d’ETA sont nouvelles dans leur appellation, mais pas dans les faits. Des policiers traqués dans leurs villages, des hommes politiques touchés dans leur entourage, des chefs d’entreprise victimes de « l’impôt   révolutionnaire »… les cas sont très divers, et aujourd’hui ils font leur acting-out. Chez eux, presque tout tourne autour de la problématisation de leur statut de victime et de l’oubli. Solitude et questionnements. Une souffrance gérée dans le silence, tout au plus avec la famille, et qui ne perçoit des issues que maintenant, dans un contexte plus favorable aux autres victimes. Si ETA était le dénominateur commun de la violence, ils auraient pu être a priori au cœur  de l’ancien espace des victimes, mais la réalité est qu’ils en occupent à peine le second plan.

« Contretout », Bilbao, 2018.

L’offense, l’oubli, le mépris, la solitude sont au cœur  de leur récit. L’oubli manifesté par les institutions publiques, par la société en général et même par les institutions où travaillent certains d’entre eux – la police régionale basque, Ertzaintza, ou les partis politiques, par exemple – et le traumatisme qui en découle les hantent, les obsèdent, à tel point qu’ils finissent par dénaturer le substantif lui-même : ils sont doublement victimes, disent-ils, victimes d’un fait et victimes de l’oubli de ce fait. Ils signalent qu’ils sont victimes des institutions qui les ont laissés de côté et qui leur ont refusé la reconnaissance qu’ils méritent.

Pendant des années, ils ont enduré les blessures banales, mais constantes, au compte-gouttes, les insultes dans la rue, les menaces indirectes, les atteintes à leurs biens (voitures, maisons), des intimidations dans les boîtes aux lettres, ils ont dû se contraindre à des déménagements, parfois rester cloîtrés pour protéger leur quotidien et celui de leurs proches. Leurs vies publique et privée ont été déstabilisées en permanence. Et tout cela sans pouvoir sortir du « placard » du secret et du manque de reconnaissance. Il n’y a pas de violences mortelles, mais bel et bien une souffrance continue et silencieuse :

Imagine que quelqu’un, un jour, arrive et te frappe. Ça ne laisse pas de traces. Le lendemain, il revient et te frappe à nouveau. Et ainsi de suite tous les jours. Même si tu n’as pas de traces, n’es-tu pourtant pas une victime ? (OP-19V)

Suivant cette vision, deux demandes soutiennent leur condition de victime. La première demande porte sur le nom, sur ce qui pourrait leur permettre d’exister en tant  que victime. Par exemple, une des personnes interrogées (OP-19V) s’est livrée à l’interview dans le secret et les confidences, avec d’énormes doutes sur le fait qu’elle soit, ou non, une « vraie victime » et si elle mérite réellement cette appellation. Ce sont d’importants signaux sur l’état actuel de la catégorie qui n’est autre que la dénaturation des anciens éléments qui la rendaient évidente, et sur son extension, autrement dit sa démocratisation. Après cette demande, qui par bien des aspects s’apparente à un acting-out, s’ensuit une deuxième, celle de la reconnaissance institutionnelle. Ils la désirent et parviennent à la réaliser, car, qu’elle soit tardive ou non, abondante ou non, elle se fait à travers un acte institutionnel les faisant vivre et les plaçant dans un espace social qui les excluait auparavant, celui des victimes, à la fois proche de l’épicentre du fait de la violence subie, et loin du fait du type de reconnaissance qu’ils reçoivent. Chacune des deux demandes révèle la surprenante jeunesse de ce positionnement au sein de l’espace social des victimes ainsi que les nombreux indices, présents chez les victimes, de la naissance d’une nouvelle logique, car, bien que leurs récits soient déjà anciens de même que les violences qui sont à leur origine, la rencontre avec la catégorie, elle, est récente.

VICTIMES D’AUTRES VIOLENCES

2007, 2011, 2012. Ces trois années représentent des moments clefs dans l’augmentation du nombre d’associations de victimes. Elles coïncident avec la promulgation des lois reconnaissant les victimes qui permettent que des acteurs, qui jusqu’alors ne se reconnaissaient pas dans cette catégorie de victime, puissent commencer à le faire (à le vouloir ou à y penser). En 2007, la « Loi de mémoire historique » entérine l’existence de victimes du franquisme au niveau législatif, ce qui apparaissait déjà dans d’autres domaines, moins institutionnels. En 2011, la « Loi de Reconnaissance des victimes du terrorisme » regroupe sous son empire un grand nombre de cas protégés par cette norme. En 2012 est adoptée la « Déclaration et réparation des victimes des souffrances injustes suite à la violation des droits de l’homme, produite entre 1960 et 1978 dans un contexte de violences à caractère politique au sein de la Communauté autonome du Pays basque (107/2012) », loi dont l’intitulé est aussi long que prudent dans le choix des termes employés pour prendre en considération ceux que l’on appelle, gardons-nous de tout euphémisme, « les autres victimes » du conflit politique au Pays basque.

Ces trois exemples ne sont que quelques moments clefs de la longue série de reconnaissances législatives (Gatti, Irazuzta, 2017) qui ont vu le jour ces dernières années avec l’apparition d’encore plus de victimes. Elles sont nombreuses. Ce sont les victimes des incidents de Vitoria du 3 mars 1976, quand plusieurs ouvriers et syndicalistes sont morts dans les rues de Vitoria suite aux charges policières, regroupées en association de victimes Martxoak 3 de marzo. Ce sont aussi les membres de ce groupe qui, depuis 2012, par application du décret précédemment cité du gouvernement basque, sont  considérés comme victimes et proviennent des vieilles terres de la gauche abertzale (nationaliste), la gauche nationaliste, plus ou moins proche des positions d’ETA, ainsi que les victimes du franquisme qui sont tellement nombreuses qu’il est impossible de classifier leurs demandes ou les faits pour lesquels elles réclament une reconnaissance, allant du fait général du franquisme à des cas plus concrets.

En apparence, toutes ces victimes n’ont presque rien en commun, bien qu’elles partagent : (1) la cause (agents des forces armées de l’État) ; (2) le fait qu’aucune de ces « nouvelles victimes » ne comparaît ex novo sur la scène publique, car elles sont toutes issues de longues histoires, remplies de noms, de personnages, d’identités et surtout d’autres catégories (anciens militants antifranquistes, militants de la gauche abertzale persécutés, anciens prisonniers, torturés ou bien encore proches de personnes assassinées par les Groupes Antiterroristes de Libération, le Bataillon Basque Espagnol ou d’autres groupes paramilitaires organisés ou cautionnés par l’État espagnol dans les années 1980, en pleine « guerre sale » contre ETA) ; (3) le fait que tous insistent pour la reconnaissance institutionnelle en empiétant sur la catégorie de victime, ce qui est nouveau car ils ne se sont jamais considérés comme telle ; (4) le fait qu’ils revendiquent la reconnaissance par le biais d’un jeu de miroirs, de comparaisons, d’assignations, d’injures, avec ceux placés au cœur de l’espace social des victimes, contre lesquels ils se battent pour pouvoir faire irruption dans ce lieu – celui des pactes sociaux basiques qui donnent forme à « ce qu’on partage », qui génèrent les grandes solidarités – d’où ils ont été écartés. Non reconnus, mais pourtant bien victimes : « Il y a des victimes x, des victimes y, et il y a des victimes z, mais surtout il y a énormément de victimes qui attendent toujours que l’on reconnaisse leur condition de victimes » (OP-39V).

DU MILITANTISME  À LA VICTIME,

LES VICTIMES DU TERRORISME D’ÉTAT

La complexité de cette position est remarquable et riche en cas. Elle inclut, en effet, des histoires différentes, mais les victimes ont toutes en commun une même trajectoire : elles faisaient partie des communautés bien ancrées – la gauche abertzale ou le militantisme antifranquiste, par exemple –, avec leurs propres pratiques rituelles et structures organisatrices, leurs histoires mythiques, leurs personnages (Aretxaga Santos, 1988). Ceux dont on parle existaient réellement dans les complexes institutionnels et symboliques comme le peuple, la population, le parti, la communauté. Ce n’était donc pas la reconnaissance qui manquait, ni l’identité, ni le nom, ni l’histoire. Mais alors la catégorie de victime n’était pas centrale, parfois même elle était proscrite.

Actuellement, les choses changent. Parmi les militants de la gauche abertzale, cela fait peu de temps que l’on revendique la condition de victime. Cette catégorie les met mal à l’aise et ils s’en méfient : elle les fait se rapprocher des cercles proches de ceux qui furent des ennemis : « En Euskal Herria, quand on mentionne le mot victime, on se réfère à une  victime très concrète, qui est celle de l’organisation armée ETA » (OP-7V). Cela déplaît, car, disent-ils, l’appartenance à une catégorie réduit la capacité d’agir. Cela n’aide pas et empêche même d’être ce qu’on était avant de devenir victimes, des combattants. Aujourd’hui, ils l’assument, disent-ils, par intérêt, par obligation contextuelle ; elle donne de la visibilité dans une époque propice à ce phénomène : « Victime, moi j’utilise victime politiquement, j’utilise victime comme un mot plus politique » (OP-33V).

Mais c’est une situation peu confortable, car elle contredit l’expérience antérieure, renferme dans une case identitaire stricte et oblige à voyager avec des partenaires qui nous incommodent ou, tout du moins, qui le faisaient auparavant. Ceux qui aujourd’hui sont victimes étaient des militants actifs ou des proches de ceux qui l’étaient. Ceux qui, comme eux, sont aussi des victimes ne se rejoignent que sur le « partage de la même douleur », dans la « souffrance », une façon nouvelle de concevoir la solidarité sociale. Ce n’est pas facile et, s’ils l’assument, c’est avec réticence. Certaines méthodes d’appropriation de la catégorie sont réflexives et refusent les pièges tendus par la dénomination, cherchent à y échapper. Par exemple, quelques-uns distinguent entre les victimes catégorisées et les victimes réelles, ou entre celles qui ont subi une action violente ou plus qu’une action violente, ou entre victimes et survivants. « Victime », disent-ils, n’est pas une identité, c’est la conséquence d’un fait : « “Vous êtes victimes”, non, non, non, pardon, je ne suis pas, en tout état de cause j’ai été victime de la torture… » (OP-7V). « Oui je me considère comme victime. Mais […] je préfère “survivant”, l’idée de “survivant”. Il me semble que c’est plus positif » (OP-22V).

Il y a aussi des stratégies plus pragmatiques : la loi nous invite à nous dire victimes, mais « ce que l’on est » ne change pas. Le sujet qui est continue d’être, il ne devient pas victime et s’il s’en rapproche, c’est pour les besoins du moment : la catégorie permet de se joindre à une politique publique de reconnaissance et de visibilité, à condition encore d’ajuster la biographie aux paramètres qui, de nos jours, définissent une victime. « Jamais je ne me suis défini [comme victime], je sais que je le suis maintenant car il y a un décret et puis, bon, je suis victime, mais je ne vais pas raconter partout “je suis victime de ci et de ça” » (OP-40V).

On est passé d’une identité forte déjà établie à une autre, celle de victime en construction pour l’appropriation de laquelle on doit entrer en conflit, avec d’autres et avec soi-même.

DE LA RÉSISTANCE À LA VICTIME.

LES VICTIMES DU FRANQUISME

Le mouvement mémoriel, qui fut très dynamique en Espagne dans la première décennie du XXIe siècle, semble aujourd’hui s’être, sinon éteint, du moins ralenti et les références aux thèmes comme « mémoire », « vérité, justice, réparation », « justice transitionnelle » donnent l’impression d’être éloignées des principales préoccupations  du débat public. Les activistes du mouvement en question, les personnes touchées, les victimes ou leurs proches doivent aller faire entendre leur revendication à l’étranger, puisqu’en Espagne ils ne sont plus écoutés. C’est alors que les accueillent les institutions de l’Union européenne compétentes en matière de droits de l’homme à Bruxelles, les rapporteurs experts en justice transitionnelle, disparitions forcées ou réparation aux victimes à l’ONU. De même, c’est en Argentine que, sous la protection de la législation concernant la justice universelle, un groupe de victimes du franquisme a présenté en 2010 une plainte « pour génocide et crime de lèse-humanité commis en Espagne par la dictature franquiste […] », désormais connue comme la « plainte espagnole » qui, actuellement, progresse avec une importante couverture médiatique (Messuti, 2013). On perçoit ainsi, à l’échelle espagnole, un vague pessimisme chez certains de ceux qui participèrent avec enthousiasme au débat public, plus virulent (voire fratricide) que riche (Faber, Sánchez León, Izquierdo, 2011), précédant la ratification par le Parlement espagnol de la « Loi de Mémoire Historique » (LMH)3. Et si, jusqu’en 2011 – date à laquelle le Parti populaire, de droite, a gagné les élections générales en Espagne –, ce pessimisme était alimenté par la lenteur de la mise en place de cette loi, aujourd’hui s’abat sur ceux qui s’étaient fait des illusions lors de sa ratification, ce qui pourrait être son arrêt de mort : l’impossible mise en application en Espagne, par décret du gouvernement du Parti populaire4, des principes de la Justice transitionnelle et, bien plus encore, de la Justice universelle, qui l’ont inspirée. Ainsi, l’ancien juge Baltasar Garzón déclare en 2014 « qu’une oasis d’impunité » s’est installée en Espagne et, dans une analyse plus académique, le pénaliste Rafael Escudero Alday (2014) soutient que toutes les opportunités entrouvertes en Espagne par la LMH ont été bloquées jusqu’à leur disparition. Tout le chemin parcouru dans le progrès législatif et la prise de conscience sociale d’un problème humanitaire semble désormais s’inverser, et les portes ouvertes pour que puissent entrer sur la scène juridique et politique espagnole les Justices transitionnelle et universelle paraissent s’être refermées.

Toutefois, un rapide tour d’horizon des gros titres de la presse espagnole parue juste après la ratification de ce décret, dans les premiers mois de 2014, ne permet pas de cautionner un diagnostic aussi pessimiste : « Des victimes   du franquisme font appel à l’UE en quête de vérité, de justice et de réparation » (4/3/2014), « Des victimes du franquisme voyagent à Bruxelles pour demander le soutien du Parlement Européen » (27/2/2014), « Le Tribunal régional de Madrid ordonne la réouverture d’un dossier de bébés volés » (26/2/2014), « La Justice argentine demande l’ouverture d’une fosse du franquisme » (21/2/2014), « Le rapporteur de l’ONU critique le fait que l’Espagne ne juge pas les crimes du franquisme » (3/2/2014), « Des victimes d’ETA réclament vérité et justice pour les victimes du franquisme » (23/1/2014), « Garzón demande aux victimes d’ETA de reconnaître les victimes du franquisme » (19/1/2014) ; toutes ces déclarations, si diverses soient-elles, ont quelque chose en commun : l’obstination de leurs protagonistes, un style, l’empathie avec les victimes, la comparution des mêmes expertises… Elles parlent de faits établis et de routines et de réalités cristallisées comme celles des Droits humains, de la Justice universelle, de la Justice transitionnelle, elles avancent des termes tels que « réparation », « reconnaissance », « vérité-justice-réparation, garantie de non-répétition », « victime », « disparu », « bébé volé » apparaissant dans la presse et à la télévision sans besoin d’explications ni de contextualisation. Elles ont pris leurs marques et forment un moule pour imaginer la souffrance qui n’était pas, jusqu’à il y a peu, prise en compte.

En effet, si objectives que puissent être les difficultés   actuelles pour réaliser les justices transitionnelle et universelle, il est clair que la raison humanitaire est arrivée en Espagne pour s’y installer, que des pans importants des registres selon lesquels fonctionne cette raison (Lefranc, 2009) y ont débarqué et, avec eux, certains acteurs principaux dont les victimes font partie.

Hommage à un militant de la gauche nationaliste. (Peninsula de Zorrozaurre, Bilbao). © Gabriel Gatti (2018)

Parmi les personnes interrogées proches  du mouvement mémoriel, les victimes du franquisme : leur entrée dans la catégorie a été vraiment rapide et récente, à peine dix ans, c’est-à-dire le temps écoulé depuis l’ouverture des fosses du franquisme dans ce « cycle d’exhumations » (Ferrándiz, 2014), le temps écoulé depuis la ratification de la « Loi de Mémoire Historique » :

Moi je ne savais pas que j’étais une victime, je savais que, ben [que] ça s’était passé […]. Mais c’est quand j’ai fait la rencontre d’autres [victimes], en 2000, 2003 que […] j’ai pris conscience que les choses bougeaient […]. En 2010 [on commence à dire victimes du franquisme] (OP-28V).

Dans ce court intervalle, on est passé de mots nobles comme héroïsme, militantisme, maquis, guérilla à d’autres qui, dans un premier temps, cohabitent avec les premiers puis les remplacent progressivement : vérité-justice-réparation, témoignage, humanitarisme, victime (Gatti, 2016). Les personnes concernées avaient une identité, mais désormais elles en découvrent et affirment une nouvelle :

Je crois que maintenant c’est le bon moment, cela fait quelques années […] que l’on récupère progressivement l’identité, cette identité que nous avions tous, mais que désormais nous partageons, semble-t-il, avec d’autres générations (OP-17V).

Moi j’ai retrouvé une forte sensation de fierté d’être victime de…, pour moi c’est un honneur (OP-18V).

Cette identité leur donne accès à une catégorie qui, aujourd’hui, peut et doit les inclure comme elle le fait avec des victimes du terrorisme qui occupent un centre où les victimes aujourd’hui (auto)reconnues comme « victimes du franquisme » demandent à entrer : « Il existe une définition des Nations Unies concernant les victimes, nous, nous l’analysions et nous disions… elle s’applique aux victimes du terrorisme, mais elle s’applique [aussi] aux victimes du franquisme » (OP-17V).

LE NOUVEL ESPACE SOCIAL DES VICTIMES EN ESPAGNE.

MOBILITÉ ET EFFERVESCENCE

Dans la hiérarchie morale de l’Espagne de la transition et du postfranquisme, les victimes d’ETA ont occupé une place centrale au cours de l’élaboration d’un récit consensuel (Izquierdo, 2015). Dans ce récit, ce groupe de victimes – du reste, très hétérogène bien qu’imaginé comme un bloc unique et sphérique – a été placé au cœur   d’un espace sacré des sacrifiés pour le bien des autres, les citoyens. Ainsi, relève Izquierdo (2015), on exclut de la condition de victime beaucoup d’autres, susceptibles de recevoir ce qualificatif. Mais on exclut également ces victimes de la condition de citoyen : la démarche consistant à les situer dans le lieu sacré des héros a permis que la « citoyenneté espagnole postfranquiste », récemment créée, existe au risque de perdre la possibilité pour ces personnes d’y accéder. Être victime a donc été un espace socialement confortable, de par son importance et son caractère exceptionnel. L’existence de ceux qui ont été pensés comme victimes du terrorisme a aidé à construire un récit partagé, mais au risque de rester en dehors de ce récit partagé.

Aujourd’hui, la catégorie s’est ouverte, l’espace social qui s’est créé autour d’elle s’est pluralisé et y accède une multitude d’acteurs, certains provenant des vieilles terres de la politique et de ce qui est socialement sacré (victimes du franquisme, victimes du terrorisme d’État, victimes de la torture, et toujours les victimes d’ETA…), mais aussi beaucoup d’autres, associés à des situations ordinaires, voire « banales » : travailleurs précaires, victimes d’accidents domestiques, de mauvaises pratiques médicales, personnes intoxiquées, personnes en fragilité sociale et en dépendance, personnes escroquées par les banques, victimes d’accidents de voiture, de train, de métro, d’avion, personnes expulsées, sans-papiers, victimes de violence conjugale, victimes de médicaments, de la corruption, de la répression franquiste, d’une inondation, de morsures d’animaux… Suivant cette tendance, la catégorie de victime s’est transformée en un espace social effervescent. Ce qui était auparavant un monopole s’ouvre à la concurrence, ce qui était évident doit être questionné.

Le premier de ces lieux est celui des victimes d’ETA, qui jouissent d’un niveau important d’institutionnalisation et de reconnaissance, mais qui souffrent aussi du délitement de l’espace dont ils avaient le monopole, avant l’entrée de nouveaux agents à travers ces fissures. Cette position n’exclut pas les tensions internes : de ceux qui occupent des places très centrales, connotées politiquement et socialement, à ceux qui commencent seulement à se revendiquer comme victimes et à réclamer une place et une reconnaissance dans ce domaine et avec cette étiquette.

Le second lieu est celui des victimes de la violence d’État qui sont presque toujours issues, c’est leur principal point commun, d’histoires longues et d’autres catégories. Seules les plus récentes (issues de la violence policière) acquièrent directement la catégorie de victime ; les autres (anciens militants antifranquistes, militants de la gauche abertzale qui ont subi des tortures ou proches de personnes assassinées par le GAL – Groupe Antiterroriste de Libération) ne se présentent pas ex novo dans l’espace public de la violence d’ordre politique, mais, ce qui est très nouveau, acquièrent une visibilité en s’appuyant sur la catégorie de victime. Dans ces cas, ce nouveau chevauchement est en soi une innovation intéressante. Ces victimes se confrontent aux premières afin d’occuper un même espace, et la comparaison avec elles et la bataille pour la légitimité sont parmi les opérations intellectuelles les plus récurrentes.

L’espace social des victimes s’est ainsi ouvert en Espagne. Plus encore que ce que je décris dans ce texte, allant même jusqu’à occuper toute la citoyenneté qui, en Espagne, est souvent fortement assimilée à la qualité de victime elle-même. Il est certain qu’en Espagne et au Pays basque il y a de nos jours, paradoxalement, plus de victimes que jamais.

Traduit de l’espagnol par la rédaction de Mémoires en jeu

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Gatti, Gabriel (dir.), 2017, Un mundo de víctimas, Barcelona, Anthropos.

Gatti, Gabriel, Irazuzta, Ignacio, 2017, « El ciudadano-víctima. Expansión, apertura y regulación de las leyes sobre vidas vulnerables (España, Siglo XXI) », Athenea digital, novembre 2017.

Irazuzta, Ignacio, Rodríguez Maeso, Silvia, & Villalón, Adriana, 2017, « ‘Victims as Educators’ : Sentimental Education in a Peace-Building Context », Human Rights Practice, 9/1.

Izquierdo, Jes.s, 2015, « “Laisse les morts enterrer leurs morts”. Récit de rédemption et subjectivité dans l’Espagne post-franquiste », Pandora, Revue d’études hispaniques, 14.

Lefranc, Sandrine, 2009, « La professionnalisation d’un militantisme réformateur du droit : l’invention de la justice transitionnelle », Droit et société, 73, p. 561-589.

Messuti, Ana, 2013, « La querella argentina : la aplicacín del principio de justicia universal al caso de las desapariciones forzadas », in Rafael Escudero Alday y Carmen Pérez González (dir.), Desapariciones forzadas, represión política y crímenes del franquismo, Madrid, Trotta, p. 121-140.

Vinyes, Ricard, 2009, « Sobre víctimas y vacíos : ideologías y reconciliaciones ; privatizaciones e impunidades », in Ana Domínguez (dir.), Enrique Ruano: Memoria viva de la impunidad del franquismo, Madrid, Editorial Complutense, p. 255-272.

Wieviorka, Michel, 2012, La Violence, Paris, Pluriel.

1 Ce qui suit provient des conclusions obtenues par le projet « Un mundo de víctimas » (CSO 2011-2011-22451), qui fut réalisé en équipe entre 2011 et 2015. Entre autres publications, dans Gatti (2017), on peut retrouver des analyses poussées des cas étudiés, tous représentatifs de la prolifération de la figure de la victime dans l’Espagne du XXIe siècle.

2 Cette nomenclature renvoie aux différents travaux de terrain réalisés dans le cadre du projet «  Un mundo de víctimas ». GD se réfère à l’un des trois groupes de discussions organisés ; OP-n°, à l’une des 106 interviews effectuées, et ici à l’une des quarante interviews réalisées avec le groupe Victimes d’Ordre Politique.

3 À propos de la portée sociale et culturelle des politiques de la mémoire et du passé récent de l’Espagne, en y incluant le renommé « mouvement mémorialiste », et l’explosion « après coup » de la question de la mémoire historique en Espagne, la production académique commence à être riche. Il est toujours bon de recommander le travail pionnier de Paloma Aguilar, qui en 2008 nous expliqua que les politiques de la mémoire en Espagne s’érigent autour du « pacte de l’oubli », celui de la Transition, acté par avance. Pour une vision d’ensemble, et avec une dimension critique pas toujours simple à trouver dans ce domaine, on conseillera vivement le travail édité par Ricard Vinyes (2009).

4 En effet, en février 2014, le gouvernement espagnol a décrété la révision de la  « Loi Organique du Pouvoir Judiciaire » de manière que les juges espagnols ne puissent désormais plus poursuivre la commission de délits de lèse-humanité en dehors des frontières de l’Espagne.

Publié dans Mémoires en jeu, n°6, mai 2018, p. 126-132