Entretien avec Catherine Gousseff : penser les confins. Une histoire et une mémoire en mouvement

Luba JurgensonSorbonne Université / Eur'ORBEM
Paru le : 25.10.2017

Entretien avec Catherine Gousseff  mené par Luba Jurgenson le 8 décembre 2016 à Berlin.

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Nous avons rencontré Catherine Gousseff à Berlin, au Centre Marc Bloch dont elle a pris la direction en 2015, après avoir dirigé le CERCEC (Centre d’Études du monde russe, caucasien et centre-européen, CNRS/EHESS), au sein duquel elle a notamment participé à l’élaboration du musée virtuel « Archives sonores – mémoires européennes du Goulag » (http:// museum.gulagmemories.eu). Historienne, spécialiste des mondes russe et soviétique ainsi que de l’Europe centrale, son intérêt s’est porté de manière privilégiée sur les migrations, les confins, les échanges de populations, les réfugiés, sur les frontières et les marges. On lui doit notamment L’Exil russe (1920-1939). La fabrique du réfugié apatride, Paris, CNRS, 2008 ; Retours d’URSS. Les prisonniers de guerre et les internés français dans les archives soviétiques (1941-1954), Paris, CNRS, 2001 ; Moscou, 1918-1941. De l’Homme nouveau au bonheur totalitaire, Paris, Autrement, 1993. Son dernier livre, Échanger les peuples. Le déplacement des minorités aux  confins polono-soviétiques (1944-1947) (Fayard, 2015), a fait date dans la recherche sur l’aspect humain du remodelage des frontières européennes à l’issue de la Seconde Guerre mondiale, champ encore très peu exploré en France.

 

Au cœur de votre recherche, on trouve la question du déplacement des populations, l’histoire mais aussi la mémoire des déplacements. Pourriez-vous retracer votre parcours, qui est un parcours insolite ?

Catherine Gousseff : Mon parcours m’a menée très tardivement à la vie académique. J’ai partiellement arrêté mes études d’histoire au milieu des années 1980, ayant passé un an en Pologne en 1983-1984 pour faire mon DEA et découvert l’Est après l’URSS, ce qui m’a fait hésiter sur la voie à prendre. Je n’arrivais pas à choisir entre l’URSS et la Pologne. En plus, faire de l’histoire quand l’histoire était en train de changer, c’était assez compliqué. J’ai suivi de près les différentes étapes du grand Dégel de l’Europe de l’Est, beaucoup plus que l’Union soviétique, et j’ai fait beaucoup de voyages au gré de diverses opportunités, non seulement en Pologne où je suis retournée très régulièrement après 1984, parfois plusieurs fois par an, mais aussi en Hongrie, en Roumanie. Donc, jusqu’à la fin des années 1980, je suivais l’actualité tout en menant en parallèle une activité professionnelle, un travail d’édition. C’était une façon de gagner mon pain de 1986 à 1994 environ. L’envie de passer du temps en Russie à l’époque de la glasnost, de la perestroïka, a été une des raisons qui m’ont décidée à commencer une thèse. Je suis donc partie à Moscou en 1989 avec pour sujet de thèse l’histoire du schisme  de 1922 et la naissance d’une église pro-communiste. C’était un sujet qui me passionnait, dans lequel je pensais peutêtre pouvoir déceler l’ébauche d’un premier mouvement chrétien marxiste dans l’histoire européenne. Évidemment, mes conclusions par la suite ont été assez différentes. J’ai passé l’année 1989 à l’Institut des Archives historiques de Moscou, à l’époque dirigé par Iouri Afanassiev[1], un lieu central pour la réflexion et les débats qui émergeaient alors, cela a donc été une année très riche, en même temps difficile, car Moscou à cette époque-là était déjà dans un climat post-enthousiaste, la crainte était plus forte que l’espoir, la concurrence était déjà à l’œuvre et les Russes, sans trop le dire, vivaient mal l’effondrement de l’Europe de l’Est. Pour moi, c’était vraiment intéressant d’assister pour ainsi dire à cet effondrement depuis Moscou. Je suis allée à Moscou en train depuis Berlin et, dans le train, je pleurais, en me disant : « Je vais à contresens de l’histoire, qu’est-ce que je vais faire à Moscou ? » J’étais aussi sur un autre sujet qui me passionnait, à savoir la mémoire des différentes communautés nationales à Vilnius : lituanienne, polonaise, juive, russe et russophone, ces communautés qui représentaient, en dehors de Lituaniens, 50 % de la population. Cette recherche m’avait donné l’occasion d’aller là-bas, j’avais passé une partie de l’automne à Vilnius. J’ai essayé d’articuler toute une réflexion que j’avais conduite diversement sur l’Europe  de l’Est avec celle sur l’URSS proprement dite. Rentrée en 1990, je pensais poursuivre ma thèse.

 

Vous avez également réalisé un numéro d’Autrement sur Moscou.

C. G. : À la fin des années 1980, j’étais fascinée par le travail de Pierre Nora sur les lieux de mémoire et il m’est apparu évident qu’il fallait saisir une ville à travers ses lieux et la façon dont ils ont pu au cours du temps muter, que ce soit physiquement, que ce soit dans leur histoire ou dans les mémoires. J’ai adoré ce travail. En partant, j’avais déjà une idée de lieux comme Peredelkino[2], je pensais aussi à l’IFLI, au métro… Je pense que c’est un livre qui a bien vieilli.

Ce livre a sans doute été un jalon important dans la construction des représentations de Moscou pour l’Occident. Qu’en est-il aujourd’hui, après tout ce qui a été publié sur « l’homme rouge » ?

C. G. : Pour moi, cette Moscou dans laquelle j’ai beaucoup circulé, dans laquelle j’ai pensé cet ouvrage, est une ville complètement engloutie. Je ne retrouve pas cette Moscou que j’ai connue, qui m’a inspirée. Aujourd’hui, par rapport à la question de l’homme rouge, c’est un total désenchantement, mais je ne pense pas que cela fût le cas à l’époque. Aujourd’hui, je ne saurais même pas imaginer ce que j’aurais à dire sur Moscou.

Vous avez donc poursuivi votre thèse parallèlement à ce travail ?

C. G. : À l’époque, comme je travaillais dans l’édition, j’avais un des premiers Mac. J’avais tout transcrit, toute ma biblio en translittération, plus des tas de notes, de citations, bref, le résultat du travail effectué à Moscou, et le disque dur est mort. Je n’avais pas fait de copie. J’avais passé plusieurs mois à trier, à repenser mon sujet et, lorsque j’ai vu que ce travail était perdu, j’ai décidé d’arrêter. Je me suis dit : « C’est le destin, je ne ferai pas de thèse, il y a mille autres choses à faire ». Puis, mes amis et mes collègues m’ont poussée à reprendre la recherche. Je suis alors revenue à ce sujet qu’est l’émigration russe, sur lequel j’avais fait un premier mémoire de maîtrise. À l’époque, j’avais décidé de ne pas aller plus loin, car cela touchait trop à mon histoire.

 

Est-il donc si difficile de travailler sur sa propre histoire lorsqu’on est historien ?

C. G. : Je n’ai jamais vraiment su comment me situer par rapport à ceux qui ont pris la décision de partir : les parents de mes grands-parents. C’est une histoire qui remonte assez loin, mais j’ai été très marquée par l’orthodoxie, qui fait partie de mon univers d’enfance, par une vie communautaire très importante, comme pour toute minorité, donc j’ai une conscience très ancienne du fait que cette histoire est encore complètement la mienne. Enfant, j’étais très différente des autres, une différence que je vivais assez mal, j’aurais bien voulu être comme tout le monde. À quinze ans, j’avais fait un pari : un jour, j’écrirais l’histoire « vraie » de l’émigration, je l’avais d’ailleurs dit à un ami de mes parents. Je me suis sentie contrainte par cette proclamation, ça m’a souvent poursuivie : je devais le faire. En même temps, jusqu’à ces circonstances très imprévues qui m’ont conduite à revenir vers l’émigration russe, j’éprouvais un grand malaise à travailler sur cette histoire ; d’ailleurs, dans ma thèse, les chapitres qui sont consacrés au lien communautaire sont les plus mauvais ! J’avais beaucoup de mal à parler de moi, je me l’interdisais. Mais c’est en fait très intéressant d’être historien de sa propre histoire, car on se rend compte à quel point l’identité bouge avec le temps. Je me dis que si aujourd’hui je devais écrire un livre sur l’émigration russe, presque deux mois après la mort de mon père, il serait très différent. Tout d’un coup je me sens dépositaire d’une mémoire dont j’accepterais parfaitement qu’elle figure dans cette histoire. Mais jusqu’à présent, c’était trop compliqué.

 

Toutefois, la thèse vous a permis de revisiter autant cette histoire que cette mémoire.

C. G. : Il me fallait prendre les choses à bras-le-corps et donc faire ma thèse sur une histoire sociale de l’émigration russe. Je l’ai écrite relativement vite, en quelques années. Là, je ne peux pas faire abstraction de ma vie privée, puisque à ce moment-là j’ai eu un enfant et surtout j’ai perdu mon mari peu de temps après. C’était difficile pour moi de garder un cap. J’ai passé les concours plutôt par nécessité que par conviction, car il y a eu plusieurs années au cours desquelles j’avais du mal à trouver un fil. Je suis rentrée au CNRS en 1999. À partir de là, s’est esquissé un parcours, du point de vue thématique, très orienté par ce gros travail sur l’émigration. J’ai continué à explorer ce thème des migrations de multiples façons avec bien sûr beaucoup de bifurcations. J’ai travaillé sur des sources comme les recensements, par exemple, qui sont des sources très importantes pour ces questions, sur la citoyenneté en URSS, sur d’autres sujets qui, pour moi, étaient liés au déplacement des hommes, jusqu’à ce dernier gros travail que j’ai réalisé sur l’échange de populations entre la Pologne et l’Ukraine à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Ce sujet est issu d’une réflexion où s’articulaient les problématiques des frontières, de ces régions des confins de l’empire, de cette zone entre l’Europe de l’Est et l’URSS qui, au-delà d’une vraie différence sur laquelle il fallait réfléchir, correspondait pour moi à un choix qui n’avait pas été fait et qui me provoquait sur une sorte de ligne. J’avais donc aussi cet intérêt non seulement du sujet mais aussi, très fortement, du terrain est-européen, de marges mais qui, à certains moments de l’histoire, avaient une vraie centralité, notamment dans la question des mémoires. Lorsque j’ai fini ce travail, je me suis dit qu’en étant chercheuse CNRS, il fallait à un moment accepter la responsabilité d’une collectivité. Je me suis donc engagée dans des fonctions de direction, qui m’occupent jusqu’à maintenant, avec la frustration du temps perdu pour la recherche, mais aussi réalisant à travers cette frustration à quel point j’aime mon métier.

 

Au fond, cette difficulté à faire un choix était déjà un choix : celui de s’intéresser aux déplacements, aux frontières, aux périphéries plutôt qu’aux centres.

C. G. : Ce projet est né de l’un des aspects de mon travail : l’analyse des trajectoires. Quand est-ce que les gens partent, par où ils partent, quelle incidence cela a sur leur destin ? Cela m’est apparu avec une évidence très forte avec l’analyse des trajectoires.

 

Peut-on dire que cette recherche s’inscrit dans le tournant spatial ? Il s’agit d’approcher l’histoire par l’espace.

C. G. : Étant historienne de l’émigration, il m’était impossible de raisonner autrement. Maintenant, on parle de cela comme d’une redécouverte. Moi, je l’ai toujours senti comme une évidence. J’ai beaucoup travaillé avec les cartes. J’ai toujours été extrêmement attentive à ce que les mémoires disent des chemins, de la part aléatoire qui finalement oriente de manière quasiment déterminante les destinées individuelles. À travers l’analyse des trajectoires, on accède à la géographie affective que l’émigrant porte de l’Europe. Par exemple, pour les Russes, la traversée de la Pologne a été systématiquement un cauchemar, un cauchemar qui se rapproche d’une certaine mémoire juive, celle des migrants qui sont venus en Europe occidentale. Il faut aussi mentionner l’empreinte très forte qu’ont les Balkans dans la mémoire de l’émigration russe. Beaucoup de gens se sont installés en Serbie, cela a pérennisé une vieille fraternité slavo-slave.

J’ai pu approcher la question des frontières par des biais radicalement différents. J’ai découvert l’histoire des Kresy (« confins » en polonais) du côté polonais dans cette période qui a suivi Solidarité, période au cours de laquelle les Polonais reprenaient possession de leur histoire et bousculaient tous les tabous. Cette question de la perte des territoires de l’Est était alors quelque chose d’extrêmement vif. Il se trouve que j’ai rencontré beaucoup de personnes qui venaient de cette région-là, qui m’en ont énormément parlé. J’ai dédié ce travail au père d’un ami, qui a été mon « papa » quand j’étais à Varsovie, qui avait l’accent de Lvov, et je m’étais fait toute une représentation de ce pan d’histoire, j’avais déjà accumulé beaucoup de lectures de témoignages de ce côté-là, de gens qui avaient été spoliés avec, derrière, cette histoire de la grande Pologne, cette évidence d’une légitimité fondamentale de la Pologne à régner sur tous ces territoires. C’était donc le point de vue polonais. Ensuite, j’ai découvert le point de vue lituanien, qui n’avait rien à voir, qui était au contraire celui d’un petit peuple qui avait essayé tout au long de son histoire de lutter contre des voisins trop gourmands, que ce soient les Polonais ou les Russes. Cette grande Pologne vantée par les Polonais apparaissait dans la bouche des Lituaniens comme une sorte de mariage forcé qui les a asservis culturellement. Puis, j’ai découvert le point de vue russe, russe plutôt que soviétique, mais qui, en tout cas, n’était pas du tout encore ukrainien, sur le fait qu’il y a là une zone de civilisation qui s’impose naturellement comme relevant de l’empire au sens russe et soviétique. La frontière se rapporte toujours à un territoire et c’était intéressant de voir que ce territoire restait disputé, de procéder à une analyse de la relation profonde à ce territoire. J’ai été fascinée par un livre sorti en 1989, sous la direction de Daniel Beauvois, Les Confins de l’ancienne Pologne, qui montrait que dans l’imaginaire de chaque minorité originaire des confins, que ce soient les Juifs, les Ukrainiens de l’Ouest, les Polonais, les Lituaniens, il y avait toujours cette idée d’un paradis originel et d’un paradis du multiculturel, qui aurait duré jusqu’au XXe siècle. À cela s’ajoute un grand nombre de lectures qui ont entretenu en moi la passion pour ces confins, je pense à Morgenstern, à Konwicki, notamment[3].

 

Et l’Ukraine dans tout ça ?

C. G. : J’y suis venue assez tardivement. Ce qui a été décisif, c’est d’avoir commencé à travailler dans les archives. Cela a occasionné de très longs séjours à Kiev, c’est une ville que j’adore. J’y ai découvert une histoire que je ne soupçonnais pas, qui ne répondait pas à mes questions mais en posait de multiples autres. J’ai travaillé parallèlement sur les archives ukrainiennes et polonaises. On parlait d’un monde communiste et on considérait l’histoire de ce déplacement de populations comme le résultat d’un consensus, mais dès le départ les intérêts nationaux étaient beaucoup plus forts que la communauté idéologique. Les Polonais ont vraiment défendu ce qu’ils pensaient être leur droit et leur population. Cette dimension de confrontation de deux regards à travers deux pays très différents a accru mon intérêt pour ce sujet. Au départ, ce que je voulais faire, c’était de travailler sur le déplacement du territoire polonais de l’Est vers l’Ouest, je suis venue à Berlin avec l’idée qu’il y avait la partie germano-polonaise, qu’il fallait donc que j’apprenne l’allemand, et qu’il y avait la partie Est que je pensais mieux maîtriser. Au fur et à mesure du travail en archives, je me suis rendu compte qu’il y avait une telle mine que j’ai décidé de me concentrer uniquement sur l’Est et, finalement, uniquement sur l’Ukraine.

 

Comptez-vous revenir plus tard à cet autre déplacement, celui vers l’Ouest ?

C. G. : Je pense au livre de Christian Ingrao, La Promesse de l’Est, à ce rêve nazi d’extension vers l’Est, d’aryanisation de l’Est européen. Je trouve fascinant que l’Allemagne se soit au contraire totalement métissée durant la Seconde Guerre mondiale. Jamais, dans l’histoire européenne, on n’a fait venir autant de personnes en un temps aussi bref dans un pays : à la fin de la guerre, il y avait presque dix millions d’étrangers en Allemagne. Il y a une absolue contradiction entre la vision d’un grand Reich allemand aryanisé sur toute l’aire slave en particulier et la réalité, le coeur du Reich qui devient une sorte de melting-pot. S’il reste encore quelque chose à faire sur cette période, j’aimerais travailler làdessus. Parce que, au cours de mes recherches sur l’Est, j’ai eu beaucoup de réponses à des questions sur l’Ouest. Par exemple, je voulais savoir dans quelle mesure les Polonais s’étaient approprié des pratiques soviétiques dans ce qui s’était passé à l’Ouest, c’est-à-dire l’expulsion des Allemands. Pour cela, il fallait d’abord définir ces pratiques, les repérer. Et la réponse a été oui, il y a eu une très forte contamination dans les façons de faire.

 

Quelles archives ont été les plus importantes à cet égard ?

C. G. : Les archives de ces agences qui organisaient les déplacements, sachant qu’on est dans un principe selon lequel chacun s’occupe de sa population. Les Polonais ont travaillé en Ukraine, ont créé des agences en Ukraine pour enregistrer et organiser les départs des Polonais, et les Ukrainiens ont créé des agences en Pologne pour faire de même avec la minorité ukrainienne. Il existe donc de part et d’autre des archives de ces agences de même que des archives de tout le travail de la commission mixte, du travail des Ukrainiens évidemment sous l’égide du NKVD, de contrôle des départs, et idem en Pologne. En règle générale, les archives soviétiques en Ukraine ont été beaucoup mieux conservées, les documents sont plus riches. On mesure alors la très grande carence, la très grande difficulté qui ont caractérisé ce premier gouvernement dit comité de Lublin, en Pologne.

 

Quelle a été la réception du livre Échanger les peuples ? A-t-il bouleversé les représentations relativement à cette histoire-là ?

C. G. : Ce livre est sorti en français et, pour le public français, c’est une totale découverte. Il existe très peu de choses sur cette histoire. La réception n’a donc pas été tellement critique. Là où elle pourrait être critique, c’est dans les pays concernés, la Pologne et l’Ukraine, et je pense avant tout aux Polonais, car cette histoire est aussi mal connue en Ukraine, alors que les Polonais, eux, ont quand même travaillé sur cette histoire avec différentes thèses. Celle que je soutiens est acceptable en partie pour les Polonais : c’est l’idée que, évidemment, dans une très grande relativité qui tient à la période et à ce qu’ont enduré les sociétés dans cette partie de l’Europe, le déplacement des Polonais a été plutôt une réussite. Les Polonais ont été gagnants dans cette histoire. Toute la promesse de la propagande qui disait « l’Ouest est riche », ça a marché. Il y avait une attente, les gens se sont sentis investis d’une mission qui consistait à poloniser ces territoires de l’Ouest. Et puis, même si Wroclaw avait souffert dans la dernière période de la guerre, la Silésie était quand même un territoire très riche comparé à d’autres lieux en Ukraine occidentale. La vraie tragédie de cette histoire s’est jouée pour les Ukrainiens.

 

Pour en revenir au « mythe » de la multiculturalité originelle de ces régions, détruite par l’homogénéisation ethnique pratiquée après la guerre, peut-on donc dire que les communautés, avant la guerre, coexistaient sans vraiment se mélanger ?

C. G. : Dans la mémoire polonaise, il y a une sorte d’invisibilité des tensions antérieures. On sent très fort à quel point les gens ont intériorisé comme une évidence la colonisation polonaise en Ukraine occidentale. C’est ce qui ressort de tous les témoignages. « Avant, on vivait bien, tout se passait bien, moi je vivais dans une bourgade où il y avait des Juifs, il y avait des Ukrainiens, on était tous ensemble. Et on n’a pas compris pourquoi, aux premiers jours de la guerre en 1939, quand la Pologne a été attaquée, les Ukrainiens n’ont pas voulu entrer dans l’armée polonaise, ils ont commencé à nous agresser. » On fait comme si l’on ne comprenait pas d’où venait ce ressentiment. De ce point de vue-là, on constate qu’il y a une mémoire de colons, qui ignore l’autre. Quant aux Ukrainiens, et cela a été un grand problème de ce travail, ils ne parlent pas. Il y a très peu de choses sur les Ukrainiens. Je me suis rendue dans des régions où vivent aujourd’hui des Ukrainiens déplacés de Pologne. Les gens avec lesquels j’ai pu parler m’ont demandé systématiquement : « Qu’est-ce qui vous intéresse dans cette histoire ? On a dû partir, on est parti, maintenant on est pauvre. »

 

La « multiculturalité » originelle apparaît donc plutôt dans le discours polonais ? Celui-ci date-t-il de l’entrée de la Pologne dans l’Union européenne ?

C. G. : Au début des années 1990, a été recréée une association de l’entre-deux-guerres qui, sous le nom de Zwiazek Sybirakow (l’Union des Sibériens), a regroupé les anciens déportés de l’Est et a commencé à publier des mémoires en appelant les gens à donner des textes qu’ils avaient écrits ou en les incitant à écrire, une dizaine de volumes est ainsi parue. C’est l’une des sources que j’ai en tête, aux côtés, bien sûr, de très nombreux entretiens réalisés avec des Polonais venus d’Ukraine. Ce que disent les gens se distingue de la mémoire officielle. Par exemple, les déplacés polonais relatent leur histoire dans une certaine neutralité. Ils se présentent très peu comme victimes. Ils disent souvent : « On était de tel endroit, on a dû partir en 1945 parce que les frontières ont changé, c’était devenu l’Union soviétique, mais moi je n’ai pas grand-chose à vous dire, on est partis, je n’ai pas été déporté. » Cette mémoire se situe par rapport à cette autre mémoire jugée extrême, qui est la mémoire de la déportation.

 

À propos de déportation, pourrait-on évoquer les Archives orales du Goulag ?

C. G. : J’ai approché cet autre déplacement forcé, autrement tragique, par le biais de mon travail sur les régions de confins. J’ai travaillé donc sur la question de la déportation des Polonais juste après l’annexion des territoires orientaux de la Pologne. 400 000 personnes environ ont été déportées dans la première moitié de l’année 1940. J’ai rejoint un gros projet, lancé dans le cadre d’une ANR, qui visait à collecter les récits des derniers vivants sur l’expérience de la déportation vers l’Union soviétique, en sachant que le cas polonais est particulier, puisque ces déportations interviennent pendant la guerre, alors que dans le cas de la Roumanie ou de la Tchécoslovaquie les déportations commencent après la guerre. Dans le cadre de ce travail collectif, j’ai contribué à la collecte de mémoires de Polonais déportés en URSS. Un des aspects très spécifiques de cette histoire, c’est la déportation des Juifs. Beaucoup de travaux portaient déjà – et par la suite ce champ s’est encore développé – sur ces Juifs polonais qui ont survécu « grâce » à la déportation soviétique et dont la famille restée en Pologne a été exterminée. Ces trajectoires de Juifs dominent l’histoire de la déportation par l’importance des recherches qui leur ont été consacrées.

 

Les personnes interviewées ont-elles joué le jeu ?

C. G. : Oui, c’est un élément qui se dégage. On a affaire à des ressortissants d’un État qui a vraiment mis en place une politique de la mémoire. Le ressenti personnel, la mémoire personnelle perce à travers un certain discours victimaire et permet de dire autre chose. Ces témoignages sont d’une grande diversité. Cette expérience a bien sûr une part traumatique, il y a eu beaucoup de souffrance, mais en même temps une telle densité de vécu, l’humanité s’est tellement éprouvée, qu’il ne peut y avoir de jugement. De ce point de vue, cela rejoint la grande expérience soviétique du Goulag. Tout cela a été terrible, mais quel enseignement de la vie !

 

Une « école entièrement négative de la vie », dirait Chalamov ou, pour reprendre un titre de Charlotte Delbo, une « connaissance inutile »… N’y a-t-il pas, dans ces récits oraux, une tentative de donner un sens malgré tout à ce vécu ?

C. G. : Parce qu’il y a un après qui est très différent, une transmission. Il y a un retour possible pour ces déportés-là. Il faut tenir compte de ce que les Polonais appellent « la conscience historique ». Le témoignage, pour eux, est quelque chose d’extraordinairement important et qui donne sens. J’en reviens à cette différence entre Polonais et Ukrainiens. Il y a chez les Polonais une appétence à parler, qui contraste avec ce silence pesant en Ukraine, et là on voit l’incidence des traditions historiques et du rapport à l’histoire : à quel point c’est radicalement inversé de part et d’autre de cette fameuse frontière du Bug ! Il y a, bien sûr, le fait que l’Ukraine était soviétique, mais à l’intérieur de la question de l’appartenance à l’URSS, il faut prendre en considération, en réfléchissant sur l’Ukraine, que les gens n’ont pas cessé de bouger. Un vrai pays de migrants ! La question des racines est extraordinairement compliquée. La déterritorialisation des gens est au fondement de l’histoire ukrainienne.

 

La conscience identitaire très forte des Polonais estelle liée au fait que l’État polonais a une longue histoire, interrompue, certes, par les partages de la fin de XVIIIe siècle et celui qui a suivi le pacte Molotov-Ribbentrop, mais toujours pourvoyeuse de repères ? Le fait qu’il n’y ait pas eu d’État ukrainien doit jouer ?

C. G. : C’est une donnée très importante. Dans l’histoire même du déplacement des populations, on voit la différence de comportements entre les Polonais qui ont eu un État et se réfèrent à une autorité tutélaire étatique et les Ukrainiens qui n’ont pas cette conscience et sont une minorité qui n’arrête pas de se décliner en plusieurs minorités.

 

Quel est l’avenir de ces questionnements dans le paysage intellectuel français ? Restent-ils marginaux pour les historiens ou s’intègrent-ils dans l’historiographie de la Seconde Guerre mondiale ?

C. G. : Il y a eu à partir des années 1990 un renouvellement historiographique sur la question du déplacement des populations. Peu à peu, elle a été intégrée à l’histoire européenne, ce qui est quand même le plus important. De ce point de vue, mon livre est une petite pierre dans ce grand édifice qui reste très dynamique. C’est une historiographie qui se développe beaucoup, dans beaucoup de directions. Maintenant, comme historienne, je suis très pessimiste. Quand on voit la radicalisation actuelle vers l’extrême droite, on se dit : « À quoi bon faire de l’histoire si tout le monde est prêt d’une certaine manière, pas exactement à recommencer car on ne recommence jamais tout à fait, mais à renouer avec les démons ? » Le travail de l’historien est très peu écouté. Ce que je dis dans ce livre, c’est qu’un déplacement de populations dans le cas d’un conflit majeur est peut-être l’unique solution, mais en même temps il faut mettre des moyens pour le faire. La responsabilité des États est énorme. Je pense qu’aujourd’hui, si la situation empirait véritablement sur les frontières orientales de l’Ukraine, et si on était parti dans un nouveau scénario d’échange de populations, hypothèse qui n’est pas à écarter, on referait les mêmes erreurs. Ce pessimisme est peut-être une contrepartie de mon histoire, l’histoire de quelqu’un qui a été témoin de la fin des régimes communistes, de la promesse démocratique avec l’idée qu’il n’y a pas de démocratie sans quête d’une histoire véridique. L’importance de la réappropriation de l’histoire, de la fin des tabous, a été un des enjeux forts de la démocratie, mais en fait cela n’empêche rien. Les vieux démons de cette partie de l’Europe, si dominants à la veille de la Seconde Guerre, reviennent avec des allures triomphantes…

 

Y a-t-il des projets de traduction de votre dernier livre en polonais, une attente du côté des historiens polonais ?

C. G. : Beaucoup d’entre eux m’ont dit : « Pourquoi toi, une Française, viens-tu t’occuper de notre histoire ? » Comme s’il était logique que chacun soit sur sa propre historiographie nationale. Moi, j’ai toujours défendu l’idée que si l’on veut un jour devenir européen, il faut apprendre à s’intéresser aux autres. En étant extérieur, on peut voir autre chose que ce que les gens voient sur place, ce qu’ils ont intégré. En France, le livre d’Eugen Weber, La Fin des terroirs, qui analyse « comment devient-on français », est un livre majeur. Weber est un Juif roumain qui a émigré aux États-Unis, il a dit des choses très importantes sur la France, comme Robert Paxton à propos de la collaboration française avec le régime nazi. Je me souviens, au début des années 1990, j’avais été à un colloque à Varsovie, j’avais essayé de montrer qu’on devrait constituer des équipes plurinationales pour s’occuper de grands conflits du passé, engager des Polonais à venir travailler sur les « malgré-nous » alsaciens et nous, aller travailler sur les grands massacres en Volhynie. Tout le monde m’avait ri au nez, mais ce n’est pas grave, j’en suis toujours convaincue. Pour moi, être européen, c’est un acte.

 

[1] Iouri Afanassiev (1934-2015), historien et homme politique, fondateur de l’Université d’état des sciences humaines de Moscou, un des « maîtres d’œuvre » de la perestroïka dans les milieux intellectuels, a milité pour le renouvellement de l’historiographie sovi.tique, puis russe, et l’ouverture des dossiers jusqu’alors tabous.

[2] Village d’écrivains près de Moscou, créé en 1934 sur l’initiative de Gorki, où vécurent parmi d’autres Isaac Babel, Ilya Ehrenbourg, Boris Pasternak.

[3] Soma (Salomo) Morgenstern (1890-1976), écrivain juif de langue allemande, originaire de la Galicie. Son œuvre est publiée en français aux éditions Liana Levi. Tadeusz Konwicki (1926-2015), né dans les confins lituaniens de l’Empire russe, écrivain et cinéaste polonais, auteur notamment de Bohini, un manoir en Lituanie.

Publié dans le n° 3 de Mémoires en jeu, mai 2017, p. 26-32