Grands frères de Lucien, petits frères de Max? Figures de collabos dans la littérature contemporaine

Aurélie BarjonetUniversité Versailles Saint-Quentin (Centre d’Histoire culturelle des Sociétés contemporaines)
Paru le : 29.12.2016

LUCIEN’S BIG BROTHERS, OR MAX’S LITTLE BROTHERS? SOME FIGURES OF COLLABORATORS IN FRENCH CONTEMPORARY LITERATURE. This essay attempts to analyse three novels portraying young French collaborators during the Second World War, three novels which have been released every two years since Littell’s The Kindly Ones (2006). Those novels are Dominique Jamet’s Un traître (Flammarion, 2008); Antoine Billot’s Portrait de Lorenzaccio en milicien (Gallimard, 2010); and Nicolas d’Estienne d’Orves’s Les Fidélités successives. Roman (Albin Michel, 2012). What does this phenomenon say about the contemporary relationship between French culture and the memory of Vichy? Has there anything changed since Malle’s movie Lacombe Lucien (Louis Malle, 1974)?

Publié dans le n° 1 de Mémoires en jeu, septembre 2016, p. 94-102.

Tous les deux ans, depuis 2006, un auteur écrit un roman sur un jeune collabo de vingt ans, alors que l’archétype du jeune collabo, Lacombe Lucien, existe depuis plus de 30 ans Il se pourrait bien, en réalité, que ces ouvrages récents soient écrits dans la lignée des Bienveillantes, paru en 2006. Pourtant, Max Aue, l’antihéros du livre de Littell, est un nazi, de surcroît plus âgé que les jeunes collabos1. De quel côté, celui de Lucien ou de Max, penchent plutôt les figures récentes et surtout, que dit cette récurrence, dans des ouvrages de qualité littéraire moyenne, sur un certain rapport actuel à la mémoire de Vichy ? Dans Un traître (UT) Dominique Jamet exhume une figure réelle mais peu connue pour retracer un parcours à sa manière ; dans Portrait de Lorenzaccio en milicien (PLM) Antoine Billot s’autorise un jeu littéraire, une transposition d’une époque à une autre ; et dans Les Fidélités successives (LFS) Nicolas d’Estienne d’Orves fait interagir un personnage fictif avec une galerie de figures historiques réelles et bien connues.

Figure du jeune collabo

D’après Henry Rousso, c’est dans les années 1970 qu’on découvre une France coupable, après une France victime, sur le mode d’un retour du refoulé ; et ce tournant fut symbolisé et accéléré par le film de Marcel Ophüls Le Chagrin et la pitié (1971)[1]. Dans son Syndrome de Vichy (1987), l’historien explique que le deuil national ne put s’accomplir – entre autres – du fait des amnisties des collaborateurs. Pour Pierre Rigoulot, qui a rassemblé des témoignages d’enfants de collabos, et les a publiés en 1993, on est aussi passé dans les années 1970 et 1980 :

d’une histoire collective […] à des mémoires particulières mettant en scène comme victimes moins la France dans son ensemble (ou la République, ou son armée) que des individus frappés du Mal dont sont coupables d’autres individus moralement libres. En cette période de rejet des références institutionnelles, c’est de faute, sinon de péché, qu’il s’agit [et non plus seulement de « faiblesse, affaissement ou lâche abandon » comme dans l’après-guerre, ainsi qu’il l’a précisé à la page précédente]. Et dans cette période où s’effondre l’autorité de l’Église, c’est la référence juive qui articule un nouveau discours moral. (Rigoulot, 15)

Ce paradigme de la faute, qu’entrevoit Pierre Rigoulot, serait contemporain du retour du refoulé de Rousso et perdurerait jusque dans les années 1990. Parallèlement, et sur le plan international cette fois, le regard jeté sur “le Mal” qui s’est incarné pendant la Seconde Guerre mondiale a évolué. Non sans polémiques a émergé ce que l’on peut appeler le paradigme de l’humanité dans l’inhumanité, soit un Mal dédiabolisé. Annoncé par la banalité du mal arendtienne, qui battait déjà en brèche l’idée d’une monstruosité nazie, étayé par le concept de la zone grise élaboré par Primo Levi puis Giorgio Agamben, ce paradigme a pris les traits de “l’homme ordinaire” par le biais des travaux de l’historien américain Christopher Browning (1992).

La littérature a accompagné et reflété cette double évolution. Aujourd’hui, des romanciers sont séduits par la figure du jeune collabo, et précisément par le jeune homme de vingt ans. N’est-ce pas l’âge de tous les possibles ? De fait, en littérature, cet âge est davantage un imaginaire qu’une réalité, les héros de vingt ans pile étant relativement rares. Ainsi, nous ne saurons jamais si Lucien Fleurier, le protagoniste de L’Enfance d’un chef (1939), se souvient de l’exclamation de son ancien mentor Bergère : « On devrait se tuer à vingt ans », puisque l’auteur abandonne son protagoniste avant qu’il ne parvienne à cet âge (Sartre, 348). Quant à Clément Duprest, le salaud dont Didier Daeninckx a retracé la même année que Littell l’itinéraire fictif, il a une trentaine d’années quand il entre aux RG. À l’âge des possibles, Maurice Sachs, lui, est au séminaire.

La littérature dite des Hussards a donné deux collabos de vingt ans. Il y a Antoine, le héros du Petit Canard. Avec ce roman paru en 1954, Jacques Laurent a précisément voulu évoquer « ceux qui avaient une vingtaine d’années en 40 », donc sa génération puisqu’il est né en 1919, une génération qui selon lui a été « roulée par les adultes »[2]. Antoine rejoint la Légion des volontaires français par dépit amoureux et sera finalement condamné à mort. Et il y a aussi François Sanders, le protagoniste principal des Épées (1948), de Roger Nimier, qui a vingt ans en 1942. Lui passe de la résistance à la Milice : « À vingt ans, dans les années 40, le voyage de l’anarchie à l’ordre se fait très vite » écrit Nimier dans son célèbre article de 1949 (1269). François est plus provocateur que Jacques. Pour son créateur, il s’agissait de choquer par l’inversion des valeurs, voire par leur absence, de contester l’engagement sartrien et plus largement la vision trop glorieuse de la résistance. André Héléna a lui aussi imaginé des antihéros, mais côté résistants. Parfois, ils ont presque vingt ans, à l’instar de Jacques Vallon, le personnage principal du Goût du sang (1953). Humilié par son physique et par sa position sociale, ce jeune homme de 19 ans se réalise dans la résistance, mais par le plaisir de tuer.

Dans les esprits, toutefois, ce ne sont pas les personnages anti-résistancialistes des Hussards qui incarnent la jeunesse collaborationniste. Quelques années après le film d’Ophüls, les spectateurs français ont découvert le premier film français en couleur sur la collaboration : Lacombe Lucien (1974). Henry Rousso a expliqué que ce film de Louis Malle met l’accent sur « la philosophie ”du chien et loup” » et se développe « contre le manichéisme de temps antérieurs » (268). Cette « philosophie » correspond aussi à une faille dans la biographie personnelle de Patrick Modiano, coscénariste du film, concernant le positionnement de son propre père. L’histoire est connue : en 1944, Lucien cherche à s’engager dans la résistance mais l’instituteur du village, chef du maquis, refuse, le trouvant trop jeune. Le jeune homme entre alors, un peu par hasard mais aussi par volonté d’en découdre, dans la “police allemande”. Dénué d’idéologie, c’est un adolescent limité et influençable, et Louis Malle prend soin de souligner tant sa propension au mal qu’au bien. Si, pour Henry Rousso, « pris dans la logique modianesque, Louis Malle a tourné le dos à l’Histoire » (ibid.), ce film est toutefois parvenu, à « modifier durablement la vision simpliste de cette époque » (269).

Depuis, la France de Vichy est devenue un sujet moins polémique, et même une « réserve inépuisable d’infamies cachées »[3]. Lucien, en prenant quelques années de plus, trois ou quatre, dans la fiction, et plusieurs dizaines dans la réalité, est passé de la figure du dévoyé par de banales circonstances au personnage duplice par commodité romanesque, mais de fait rarement banal et ordinaire ; et en cela, proche de Max Aue. Les trois auteurs contemporains connaissent peut-être leurs ancêtres Hussards puisque deux parmi eux font entrer leur protagoniste en collaboration par dépit amoureux. Ils ont en tout cas assurément la mémoire de Lucien et plus généralement de l’ambiance un peu glauque des romans du premier Modiano, avec leurs milieux louches et leur narrateur distant et indécis.

Dominique Jamet est né en 1936, Antoine Billot en 1961 et Nicolas d’Estienne d’Orves en 1974. Cette différence générationnelle entre le premier et les deux suivants explique peut-être le type de collabo retenu : Jamet s’intéresse à ce qu’il appelle un traître (et ce titre, qui correspond à l’accusation formulée au moment du procès à l’encontre de la véritable figure historique, dit qu’on est encore dans le paradigme de la faute), tandis que les deux plus jeunes annoncent par le choix d’un personnage fictif et dans leur titre même (Les Fidélités successives et Portrait de Lorenzaccio en milicien) un roman plus léger. Jean, le collabo de Jamet, est encore un dévoyé, à l’instar de Lucien Lacombe, tandis que Lorent/Lorenzo et Guillaume, les personnages des auteurs plus jeunes, incarnent une figure plus récente, celle du personnage duplice.

Dominique Jamet, en écrivant son roman, avait certainement en tête le passé de son père, Claude Jamet (1910-1993), jugé pour faits de collaboration (il lui a consacré deux récits, en 2000 et 2003). Pour Nicolas d’Estienne d’Orves, il était peut-être temps de se confronter sérieusement à la guerre dans laquelle son grand oncle Honoré, héros mort au combat en 1941, s’est illustré[4]. Lui-même est marqué, si l’on peut dire, par une certaine duplicité : il est à la fois romancier et critique musical, mais surtout descendant de résistant et ayant droit de Lucien Rebatet, personnage récurrent des Fidélités successives. Quant à Antoine Billot, romancier depuis 2003, c’est un universitaire, enseignant en économie mathématique et spécialiste de la théorie du jeu. Son Portrait de Lorenzaccio en milicien paraît l’année du bicentenaire de la naissance de Musset et constitue une actualisation de son œuvre.

Un Traître de Dominique Jamet (2008)

Dans ce roman, Jamet romance la vie de Jacques Vasseur, chef de la Gestapo d’Angers. Il a choisi un collabo plus jeune que son père (de dix ans), mais aussi davantage compromis puisque Jacques Vasseur fut le dernier Français condamné à mort pour fait de collaboration[5], tandis que son père est une figure de la collaboration intellectuelle, en l’occurrence pacifiste et socialiste[6]. La quatrième de couverture confirme l’importance de l’âge du héros pour l’auteur : « En juin 1940, il a vingt ans. Le plus bel âge de la vie ? Pas à l’époque, et pas à Neuville-sur-Loire. [Jean] Deleau est un jeune homme sans histoires, happé par l’Histoire. » Jamet rebaptise Jacques Vasseur Jean Deleau [7]8 et le suit, de sa naissance en 1920 jusqu’en 2008. Enfant unique et vénéré par sa mère, Jean fait HEC mais l’école ferme à cause de la guerre, l’obligeant à se replier à Neuville-sur-Loire, ville de ses parents et avatar d’Angers. Amoureux de la langue de Goethe, et un peu allemand par sa grand-mère maternelle, il propose alors ses services à la Kommandantur à tout juste vingt ans. Quelques mois plus tôt, un événement l’a marqué : le suicide d’un capitaine qui n’a pas supporté de devoir déposer les armes. En entretien, Jamet a expliqué que cet événement est « pour un jeune homme de vingt ans la concrétisation de l’effondrement total de la République, de la démocratie et de la France […] un vertige » (Basse).

Jean plaît aux Allemands, il est sérieux (il ne boit pas une goutte d’alcool), il est intelligent (il est doté d’une capacité de synthèse), lui en retour « appréci[e] […] la rapidité et la netteté des réponses données. Avec les Allemands, c’était “non” – le plus souvent – ou c’était “oui”, mais dans les deux cas c’était carré, c’était précis, c’était net, c’était définitif. » (UT, 76). L’amour de Jean pour l’Allemagne sera toujours peint de cette manière stéréotypée. Après quelque temps, Jean peut reprendre et terminer ses études. C’est une époque où il achève aussi la formation de son esprit politique puisque sous l’impulsion d’un camarade, il devient membre du parti franciste[8]9. Une fois diplômé, il a alors l’opportunité de rentrer à la Banque de France mais il choisit de rester auprès de sa mère, devenue veuve, et propose de nouveau ses services aux Allemands. Cette fois, il intègre le SD (Sicherheitsdienst, les services de renseignement). Conforté depuis son passage chez les francistes dans son intuition que : « C’est une France dégénérée qui a subi la loi d’une Allemagne régénérée » (UT, 93), il prend rapidement du galon et, à 23 ans, dirige un groupe de miliciens. À son amour de l’Allemagne s’ajoute alors une conversion intérieure et structurante à l’ordre et à la dureté, peinte en ces termes par un narrateur omniscient :

L’homme d’ordre, le soldat botté et casqué, le combattant impitoyable qui s’éveillait, s’agitait et parlait de plus en plus fort à l’intérieur de l’insignifiant, du gentil, du bon petit jeune homme qu’avait été Jean Deleau sentait monter en lui une aversion irrépressible et viscérale pour tous ceux que la consigne, donnée par la censure et scrupuleusement appliquée par les journaux et la radio, était désormais d’appeler systématiquement « terroristes » et « bandits ».

Parallèlement, il ne pouvait se défendre de mépriser profondément la misérable humanité qui lui passait entre les mains. […] Il s’aperçut, et en fut aussi satisfait que stupéfait, qu’il était totalement insensible à la souffrance – à la souffrance des autres. […] Il ne se savait pas si fort, si dur Il en tira de la fierté. (UT, 123-124)

Tout porte également à croire que son activité de milicien permet à Jean de prendre une revanche sociale et qu’elle stimule son égocentrisme déjà bien en germe du fait de l’amour inconditionnel que lui voue sa génitrice.

À la libération, Jean Deleau suit les Allemands dans leur débâcle puis retourne chez sa mère qui le cachera pendant vingt ans. Condamné à mort par contumace, il n’est arrêté qu’en 1965, puis jugé pour 600 arrestations, 310 déportations et 67 exécutions. Du fait des remises de peine, et de la grâce de De Gaulle, il sort vingt ans plus tard, en 1985, marié à une Allemande qui lui avait écrit en prison. Une fois libéré, il change de nom et s’installe en Allemagne. Le roman le quitte vivant, vieux monsieur respectable, adhérent de la Ligue de défense des animaux, militant anti-chasse et soutien de Greenpeace.

Dans les grandes lignes, Jean Deleau semble assez conforme à Jacques Vasseur que Pascal Ory, dans son livre consacré aux collaborateurs, classe parmi ceux que « “rien ne prédestinait” à la torture et au massacre, mais que le goût de l’uniforme, l’admiration de la force, la nostalgie d’une communauté fascinent inéluctablement, selon un processus par ailleurs bien connu de la psychanalyse » (263). Outre Vasseur, P. Ory donne d’autres exemples de collabos de vingt ans. Des « cas trop analogues pour être le fait du hasard : autant de jeunes gens d’une vingtaine d’années en quête d’identité, qui découvrent la virilité sous les traits de l’Allemagne et s’acharnent, avec une frénésie qui finit par inquiéter leurs propres maîtres, à prouver la leur en traquant les compatriotes qu’on leur indique comme résistants […]. » (ibid.)

Y-avait-il, chez Vasseur comme chez Brasillach, Bonnard et d’autres « [d]ans cette fascination du chef et de la force […] une certaine forme d’homosexualité », ainsi que l’expliquait Emmanuel Berl à Modiano en 1976 (Berl, 74) ? Jean Deleau est en tout cas marqué par l’abstinence sexuelle avec les femmes[9]. Dans l’émission La Fabrique de l’Histoire, Pascal Ory a défendu ce roman (Laurentin). D’autres historiens en revanche ont fortement critiqué les libertés de Jamet avec l’histoire de Vasseur[10] et y ont vu un processus de déresponsabilisation, dans la volonté de :

faire de Vasseur une sorte de Lacombe Lucien, ce jeune garçon de condition modeste en mal de reconnaissance sociale qui va se trouver valorisé à travers la collaboration […]. Tout le contraire de Vasseur, dont le parcours universitaire est brillant, le niveau d’éducation supérieur à la moyenne, intelligent, milieu familial stable, inséré professionnellement… Donc à l’opposé de l’univers gestapiste habituel, qui regroupe des personnages asociaux, déclassés, qui cherchent l’ascension sociale dans la collaboration (Machefer)[11].

De fait, dès la quatrième de couverture, un processus de déresponsabilisation semble encouragé : « Choisit-on de devenir un traître ? Est-on le jouet d’événements qu’on ne maîtrise pas ? Peut-on être coupable sans être responsable ? » En entretien, Jamet a réagi violemment à toute comparaison avec son père, qui lui n’a ni torturé ni tué, mais qui, à la différence de Vasseur ‒ et on sent que ce point reste douloureux ‒ n’a pas été gracié (voir article du Point).

Portrait de Lorenzaccio en milicien d’Antoine Billot (2010)

Il s’agit d’une réécriture de l’œuvre de Musset au temps de la collaboration. L’auteur utilise surtout les Confessions d’un enfant du siècle et Lorenzaccio, mais aussi Gamiani ou Deux Nuits d’excès, un texte érotique de l’auteur romantique. Dans un avant-propos, Billot parle de « palimpseste assumé » (PLM, 11) et détaille : « Musset écrivait le patron ; je reproduisais en cousant mes phrases » (ibid.).

Pour rendre compte de la transposition, on peut comparer un extrait des Confessions d’un enfant du siècle et du Portrait de Lorenzaccio en milicien qui se trouvent tous deux au début des romans :

J’avais alors dix-neuf ans ; je n’avais éprouvé aucun malheur ni aucune maladie ; j’étais d’un caractère à la fois hautain et ouvert, avec toutes les espérances et un cœur débordant. (Musset, 37)

Je n’avais alors que vingt ans ; n’ayant donc éprouvé ni malheur ni maladie j’étais d’un caractère à la fois hautain par timidité et ouvert par nature. Arrogant, oui, mais toujours généreux, honnête. Avec en bandoulière les espérances habituelles de la jeunesse, ses ambitions confuses – beaucoup de peinture, un peu de poésie, un rien de littérature –, un cœur débordant. (PLM, 16-17)

Octave a 19 ans (Lorenzaccio 20), Billot en donne 20 à son Lorent (en 1943), alors qu’il semble vouloir particulièrement insister sur sa jeunesse (ici tout du moins). Comme Octave, Lorent est épris d’une belle jeune femme et se découvre trompé par ce premier amour. Toutefois – et c’est un glissement supplémentaire important – Lorent n’est pas alors pris de « la maladie du siècle » comme Octave mais de la « fibre politique »[12]. Concrètement, il se venge en allant arrêter son rival, par ailleurs résistant, accompagné par les sbires de son oncle préfet et collabo, Alexandre Leduc, intime de Pierre Laval. Le rival sera torturé puis tué. À partir de la blessure amoureuse, l’oncle prend en main Lorent qui le suit « avec docilité, n’éprouvant rien, ne sentant rien ; […] comme privé de réflexion » (PLM, 25)[13]. On a peu de détails sur les « occupations miliciennes » de Lorent (PLM, 92) sinon que la violence devient une drogue, à l’instar de la débauche dans laquelle il sombre par dégoût des femmes. De même, on ignore dans quelle mesure il participe aux tortures et aux orgies (avec des femmes raflées), mais il avoue caresser simultanément les femmes et frapper les détenus. À l’instar d’Octave, sa vie n’est plus qu’une « fièvre permanente » (PLM, 55). Au fil du temps cependant, il se lasse et prend de la distance.

L’intrigue est aussi rythmée par des coups de dés qui font dire à Anne Roche, à propos de ce texte, que « la mise en œuvre de la théorie des jeux [tend] à ôter toute motivation aux actes », au point qu’elle parle d’« absence de motivation » tant du narrateur que de l’auteur (153). Comme Lucien Lacombe, Lorent n’est pas antisémite. Domine chez lui, comme chez les romantiques, une désillusion constante devant la réalité. Lucide sur l’absurdité de son parcours et sur sa passivité, il vomit régulièrement, comme Max Aue, ce qui semble symboliser son dégoût progressif.

L’itinéraire de Lorent est en apparence moins marqué par le double jeu que celui d’un de ses modèles, Lorenzaccio, mais c’est sans compter avec la fin du roman. En effet, Lorent finit par tuer Alexandre, son oncle pervers – comme Lorenzo a accompagné son cousin le duc Alexandre dans sa débauche pour mieux mettre un terme à sa tyrannie. Et à l’instar de ce qui se produit dans le film de Losey, il se laisse enfermer dans un train pour Auschwitz aux côtés d’Emma, la juive qu’il a sauvée des listes de son oncle sans jamais la rencontrer. C’est elle qui dans les dernières pages lui tendra un cahier pour qu’il puisse y faire la confession que nous lisons, confession de sa « maladie morale » qui aurait atteint beaucoup d’autres que lui et pour lesquels il veut écrire (PLM, 189).

Antoine Billot associe donc le moment de l’occupation à la période romantique ; et ce rapprochement est explicité par la quatrième de couverture, qui reprend un extrait du roman :

En écoutant mon oncle je comprenais que la débauche et le fascisme sont des voyages parallèles, des explorations jumelles. Fétichisme de la jeunesse, de la beauté, de la pureté. Religion des codes, du sacrifice. Bouffées jubilatoires de haines. Flambées libidinales. Hormones mixtes de la fureur et du désir. Si la vie quotidienne des gens ordinaires est une surface plane, transparente, le débauché et le fasciste, quant à eux, touchent le fond des courants rapides à tout moment. (PLM, 174)[14]

En privilégiant le Musset débauché mais aussi le jeune homme romantique spectateur de lui-même, pris constamment dans ses sentiments contradictoires, Antoine Billot réussit sa transposition. Faut-il en conclure que pour lui, tous les jeunes collabos sont des naïfs égocentriques qui se trompent de combat, tant ils sont avides d’exister et d’agir ? Le texte est trop ouvertement ludique et littéraire pour prétendre à une interprétation historique, mais ce portrait du milicien de vingt ans en jeune homme romantique sonne juste comparé au Lucien Fleurier de L’Enfance d’un chef ou à l’Antoine du Petit Canard, tous deux marqués par l’inauthenticité[15].

Les Fidélités successives de Nicolas d’Estienne d’Orves (2012)

Le héros fictif des Fidélités successives s’appelle Guillaume Berkeley, il est franco-britannique et né en 1921 à Malderney, une île anglo-normande imaginaire. Le lecteur le suit de ses 15 ans à ses 28 ans mais c’est bien sa période faste à Paris, à vingt ans, qui forme le cœur du livre[16]. Il débarque à la capitale en septembre 1939, à 18 ans, sur un coup de tête, accompagné de son ami juif Simon Bloch, un producteur plus âgé. C’est son premier voyage, il n’a encore jamais quitté sa famille : son frère Victor d’un an plus âgé, sa mère Virginia, « mère injuste et froide » (LFS, 159), ainsi que son beau-père. En réalité, Pauline, la fille illégitime de son beau-père, est venue troubler l’enfance paradisiaque des deux frères puisque chacun est tombé amoureux d’elle. Ayant gagné son cœur, ce qui a suscité la rage de son aîné, Guillaume a préféré s’éloigner de l’île et des siens. À Paris, Guillaume est d’abord introduit par Simon dans la vie mondaine mais rapidement, face à la persécution, Simon doit s’enfuir et laisse le jeune homme seul, dans son bel appartement.

Dépourvu de protecteur, soumis aux hasards des rencontres, Guillaume en vient à côtoyer les milieux collaborationnistes, à établir des listes au Louvre pour faciliter le pillage du patrimoine, à rencontrer Göring, à travailler à Je suis partout, et à prêter le grand appartement de Simon à des trafiquants du marché noir (la célèbre bande de la rue Lauriston). Certes, il a conscience d’agir mal, ainsi dès ses débuts au Louvre, il se montre « bien conscient que [sa] mission est moralement abjecte » (LFS, 292) mais il se rachète à ses propres yeux en réussissant à sauver certaines œuvres. Rebatet et Brasillach sont pour lui des amis et des écrivains avant d’être des pamphlétaires antisémites. Un jour Pauline le rejoint et le convainc de passer à la résistance. Ensemble, ils hébergent des familles juives et en sauvent plusieurs, du moins le croient-ils. Officiellement, Guillaume poursuit sa collaboration avec l’occupant et les trafiquants mais à ce haut stade du double jeu, il ne sait plus très bien qui il est. Puis Pauline et Guillaume sont dénoncés. Guillaume est mis en prison, torturé, et libéré grâce à Pauline qui se donne à un officier nazi. Le couple ne résiste pas à ce sacrifice et Pauline quitte Guillaume. C’est la fin de la guerre, et au lieu de se cacher, Guillaume se laisse une fois encore porter par les événements et embarquer par son ami Rebatet à Sigmaringen. Il met finalement lui-même un terme à sa cavale en se rendant aux autorités, pressé de se faire juger pour comprendre son itinéraire.

À son procès, il découvre que le réseau de résistance auquel il croyait appartenir n’existait pas et qu’il s’agissait même d’un faux réseau qui détroussait les familles juives. Condamné à mort ‒ puis finalement à perpétuité à la suite d’une pétition d’intellectuels[17] ‒ Guillaume se retrouve en prison où il rédige ses mémoires. Cette commutation nous est connue d’emblée, par un article de 1946 placé au début du roman, et ses mémoires constituent l’essentiel du récit qui, je le rappelle, est fictif. Incarcéré à l’abbaye de Clairvaux, avec Rebatet, Maurras et les autres, il choisit de s’y suicider. Les mémoires sont encadrés par un récit qui nous montre un homme inconnu et défiguré se rendant en août 1949 sur l’île de Malderney : Simon Bloch qui vient lire les mémoires de Guillaume à Victor et Pauline, comme son jeune ami le lui avait demandé. La fin du livre apporte un ultime rebondissement : en réalité, le frère de Guillaume, Victor, est un traître. C’est lui qui a monté ce faux réseau de résistance pour, entre autres, piéger son frère et sauver son île. Pauline n’en savait rien. Enfin, ce n’est pas Simon Bloch mais Guillaume lui-même qui est revenu à Malderney pour dire sa vérité. Dans les dernières pages, Pauline quitte l’île et son mari, suivant celui qu’elle croit encore être Simon. Au moment où elle comprend qui se trouve devant elle, leur route se sépare.

La résolution en dit long sur le roman : l’intrigue est si romanesque qu’elle semble appeler une transposition télévisuelle. S’il est fortement documenté, le hasard fait souvent bien les choses, de sorte que le jeune homme puisse rencontrer certaines personnes qui ont existé et qu’il vive certaines situations. En dépit de l’invraisemblance de son parcours, Guillaume se perçoit comme « le parfait reflet de son temps » (LFS, 591) et son ami Rebatet le qualifie de « plus pur produit de cette guerre » (LFS, 528).

Des personnages détachés

Ces trois collabos ne sont pas mus, prioritairement, par une conscience politique ou un antisémitisme. À défaut de fanatisme, c’est leur détachement qui est mis en avant. Celui de Jean Deleau est pathologique tandis que celui des deux autres est “artistique”. Jean n’a pas de recul sur son action et n’en souffre donc pas. C’est un personnage à la Rudolf Lang, alias Rudolf Höß le commandant d’Auschwitz, tel que romancé par Robert Merle dans La Mort est mon métier en 1952, dont l’aptitude à faire le mal se trouvait justifiée par l’éducation familiale et l’absence de conscience et d’empathie. L’explication psychologisante est la même dans Un traître et elle est très visible, que ce soit dans les situations présentées ou dans le rapport de l’expert chargé d’examiner le prisonnier (UT, 344-348). Quant au détachement des deux autres, il est « artistique » dans la mesure où d’une part les héros considèrent les atrocités en artistes, à l’instar d’un Goya dessinateur, et d’autre part parce que c’est un artifice : il est peu crédible mais il permet le récit. Le collabo de Nicolas d’Estienne d’Orves est détaché, à l’instar de Max Aue, pour « montrer les autres »[18]. Antoine Billot, lui, veut rapprocher deux époques de débauche, par l’intermédiaire d’un blasé. Ni dans un cas ni dans l’autre, le détachement du protagoniste principal n’illustre ce que l’historien Pierre Laborie appelle « le penser-double des Français » pendant la collaboration, c’est-à-dire une ambivalence souvent peu spectaculaire, loin des clichés simplistes[19].

Ce détachement « artistique » donne lieu à une duplicité peu interrogée par les textes. Dans Les Fidélités successives, elle est fortement symbolisée, par exemple, par la binationalité de Guillaume mais aussi par sa quasi gémellité avec son frère (LFS, 47), deux traits dont était également doté Max Aue. Ce détachement qui permet la traversée des extrêmes rappelle un peu le personnage moyen du roman historique, tel que le définit Lukács : « seulement correct et jamais héroïque » (Lukács, 33), héros médiocre mais indispensable car il peut « du fait de [son] caractère et de [son] destin, entrer en contact humain avec les deux camps » (ibid., 37). En revanche, ni Guillaume ni Lorent ne sont là, comme le héros moyen à la Walter Scott, pour établir une médiation ou résoudre un conflit. Comme lui toutefois, ils se distinguent par les limites de leur psychologie.

Si la psychologie de Guillaume et de Lorent n’est pas très appuyée, les ambiguïtés de leur posture ne sont pas éliminées. Guillaume a beau nous dire, quand il se décide à passer à la résistance sous l’influence de Pauline, la femme qu’il aime, qu’il a le «sentiment d’avoir déjà vécu plusieurs vies, d’être mort et ressuscité plusieurs fois» (LFS, 464), il apparaît moins dominé par un destin fort que comme un jeune homme qui se laisse porter par les événements. D’ailleurs ce « détachement [l’]effraie » (LFS, 223). Assez tôt dans le roman, Nicolas d’Estienne d’Orves le dote d’un talent artistique pour le dessin et d’un imaginaire noir qui font aussi figure de prémonition (c’est la même chose pour son suivisme, qui prend d’abord l’aspect d’une docilité du cadet devant l’aîné[20]). Ce talent dit la fascination de Guillaume pour la violence, qui le tient comme malgré lui ; ainsi au moment des premiers bombardements parisiens, au lieu de se réfugier à la cave, il monte sur le toit pour observer le spectacle avec un plaisir d’esthète, jouissant de l’« opéra d’acier » (LFS, 223) qui se joue sous ses yeux et qu’il dessine. Ce poncif de l’enthousiasme esthétique devant la guerre se trouve aussi dans Les Bienveillantes. Mais chez Guillaume c’est moins un attrait pour la radicalité (Littell, 2006, 95) qu’une fascination de jeune homme sans expérience :

Oui, l’Allemagne et moi formions un couple bâtard et incongru, que j’étais bien entendu le seul à déceler. D’un côté, le jeune homme avide de visions, d’images, de scènes atypiques, propres à exciter son inspiration graphique ; de l’autre un fascinant mille-pattes qui s’automutilait […]. (LFS, 233)

Plus tard, ce gout de la « merveilleuse beauté » de la guerre ou des corps mutilés le fera même s’interroger sur son sens moral (voir par ex. LFS, 548). Ce talent esthétique permet donc à l’auteur d’accentuer dangereusement l’ambiguïté de Guillaume, de suggérer un diabolisme. Adolescent amoureux de Pauline, il était déjà dans l’attente de cette « peur si jolie » sur le visage de sa bien-aimée et ressentait « une étrange boule de plaisir nouer sa gorge » (LFS, 101). L’inexpérience explique donc la fascination de ce personnage pour la violence, de même que l’immaturité est mobilisée pour expliquer son suivisme. La fin du récit coïncide d’ailleurs avec une révélation : ce n’est qu’en se rendant et en revenant sur son parcours qu’il deviendra vraiment adulte (LFS, 616-617).

Des personnages immatures et déresponsabilisés

Les trois auteurs ont retenu l’explication de l’immaturité, et c’est peut-être la raison pour laquelle leur personnage a vingt ans, âge seuil, pratique pour décrire une ambigüité, puis le basculement dans les compromissions de l’âge adulte. Dans les trois romans, comme dans le film de Louis Malle, le vrai père est absent : Guillaume n’a plus de père et tourne le dos à son île, à son amour, à sa famille, mais continue de chercher des grands frères de substitution[21] ; Lorent sombre dans la débauche et la violence, déplorant l’absence d’un guide, d’un père qui lui aurait « indiqué la route à suivre » (PLM, 143) ; et Jean Deleau vit son activité de milicien comme une furtive échappée hors du monde maternel, un monde dans lequel il retourne plus ou moins volontairement. Sous cet aspect, les quelques années qui séparent ces collabos de Lucien Lacombe n’apportent pas de changement significatif : l’absence de père peut expliquer une immaturité et un détachement qui font que l’on se retrouve d’un côté, ou de l’autre.

Dans Les Fidélités successives et Portrait de Lorenzaccio en milicien, comme dans Les Bienveillantes, l’enjeu est davantage la reconstitution d’une époque trouble et ambivalente que le portrait vraisemblable d’un collabo, et c’est probablement pour cette raison que le personnage est surtout brossé à vingt ans. Dans le roman, vingt ans est aussi une durée récurrente. C’est l’âge auquel Jean fait ses premières armes de collabo, mais aussi le temps qu’il passera chez sa mère (de 1945 à 1965), cloîtré dans une pièce secrète avant d’être bêtement débusqué (UT, 362). Puis c’est le temps qu’il restera en prison (de 1965 à 1985). Ces durées ne correspondent pas exactement à la réalité du parcours de Jacques Vasseur (voir note 11). L’auteur a voulu et souligné cet âge et cette durée mythiques (UT, 380-381), probablement pour montrer que Jean Deleau ne grandit pas, que les années s’accumulent mais dans la répétition et non dans l’évolution.

Enfin, dernier point commun entre deux des trois collabos, outre le détachement (pathologique et artistique) et l’immaturité : ils ne sont pas montrés torturant, ce qui les déresponsabilise encore davantage. Jean Deleau est pourtant bien présent pendant les séances de torture, d’ailleurs les témoins à son procès donnent des détails terribles (UT, 276), et ce n’est pas Lorent qui torture son rival, la scène comme tant d’autres est traitée par l’ellipse, on sait seulement que Lorent boit pour tenir le rythme et qu’« [e]n vérité lorsqu[’il est] saoul [il a] quelque chose de surhumain. D’inhumain » (PLM, 112). La participation active du collabo aux tortures et autres atrocités était aussi un point aveugle du personnage de Lucien Lacombe, pourtant plus rustre que Jean, Lorent et Guillaume.

Qu’est-ce qui a changé depuis Lacombe Lucien ?

Si le film de Louis Malle plaidait pour une vision moins manichéenne et plus ambigüe de la collaboration, les trois auteurs des années 2008, 2010 et 2012 semblent se complaire dans la peinture de personnalités flottantes, amenées à faire le mal sans motivation profonde sinon l’attrait de la dureté (UT), de la débauche (PLM) ou par passivité et « naïveté de jeune insulaire » (LFS, 689). La banalité du mal, ou plutôt la banalité par laquelle on se retrouve dans le mauvais camp, est devenue si évidente que les auteurs ne la sondent pas. Plus besoin non plus de concevoir un personnage intellectuellement limité, comme l’était Lucien. Ce n’est pas qu’il faudrait désormais adopter un point de vue moralisateur, mais le détachement est exploité à foison, ce qui a l’avantage de permettre la chronique historique (goût perceptible chez Jamet et chez d’Estienne d’Orves). Les stéréotypes ont gagné en force (surtout chez Jamet). La transgression a fait un pas de plus, notamment quand elle est vécue sur un mode artistique (comme dans LFS et plus encore PLM). Après le deuil incomplet, le refoulement, puis le retour du refoulé et l’obsession, ces romans sont emblématiques du temps de la banalisation et de la normalisation.

Dans son article déjà évoqué, Anne Roche, analysant des films sur Vichy des années 1980 et 1990, repérait la récurrence de la structure fondamentale de l’imposture et elle la suivait dans la littérature récente, montrant que celle-ci allait encore plus loin que le cinéma. Pour elle, cet « outil narratif très commode » est « un signe de déshérence, une désaffiliation par rapport à l’événement, une distance plus radicale que la critique politique ou historique. Peutêtre aussi s’agit-il d’un refus de l’“engagement” au sens sartrien. » (147-148) Les récents collabos ne sont pas des imposteurs, mais des être mous. Celui de Jamet, attiré par la dureté, devient acteur ; tandis que les deux autres restent la plupart du temps spectateurs de l’action et de la débauche fascistes. L’enjeu des trois romans est la peinture d’une époque ambigüe, perçue désormais – distance oblige – comme une matière romanesque. Une matière romanesque que l’on peut comparer à une autre comme celle de Musset (Portrait de Lorenzaccio en milicien), traiter à la manière de Walter Scott (Les Fidélités successives) ou que l’on peut modeler pour faire le portrait psychologisant d’un collabo (Un traître). Dans les trois romans, si ces héros ont vingt ans, c’est pour qu’en choisissant le mal, ils restent humains. Ce choix, efficace d’un point de vue romanesque, déploie le nouveau paradigme de l’humanité dans l’inhumanité (avec quelques exceptions dans LFS), mais sans véritablement contribuer à expliquer son mécanisme. Ces romans proposent donc assurément un « traitement dépolitisant » (Lacoste, 4e de couverture) de la collaboration. Toutefois, on ne saurait tenir Lacombe Lucien ou Les Bienveillantes responsables de la parution de ces trois textes[22], ni en conclure à l’arrivée d’une « ère des bourreaux », après celle des témoins et des victimes (Lacoste, 1-2). Ils sont plutôt emblématiques de la distance sur l’événement, devenu exploitable sur un plan romanesque, pour le meilleur et pour le pire.

 

 

[1] Récemment, Laborie (2011) et Azouvi (2012) ont remis en cause cette vision symétrique.

[2] Entretien de Gilbert Ganne avec Jacques Laurent, dans Carrefour, donné en note liminaire de l’édition du Petit Canard (11).

[3] Pour Laborie, c’est « pendant les deux dernières décennies du XXe siècle que les interpellations se sont faites insistantes sur les années noires présentées comme une réserve inépuisable d’infamies cachées » (2011, 21).

[4] Le comte Honoré d’Estienne d’Orves est, avec Gabriel Péri, dédicataire du poème d’Aragon La Rose et le réséda (1943), côté réséda, de ceux qui croyaient au ciel, à l’instar de Gilbert Dru, autre dédicataire mort en 1944 à 24 ans.

[5] Dans les années 1960, Jamet a assisté au procès de Vasseur (Jamet, 2000, 243).

[6]« Mon père a fait partie de ces gens, comme le père de Lionel Jospin, qui ont développé une pensée pacifiste abstraite sans tenir compte du contexte. Des gens, à l’origine démocrates et socialistes, qui ne voulaient pas que la France se lance dans une guerre folle, et qui disaient qu’une fois la paix signée les choses forcément s’adouciraient et que la France finirait par s’entendre avec l’Allemagne […]. Précisons que, comme l’immense majorité des Français, il ne soupçonnait pas la réalité des camps », propos de D. Jamet recueillis par Crignon.

[7] Vasseur se prononce comme le mot allemand Wasser qui veut dire « eau ».

[8] Dirigé par Marcel Bucard, le parti franciste est un des plus anciens partis fascistes français, dissous en 1936 et ressuscité en 1941. Tâchant surtout de recruter la jeunesse, il dispose d’une main armée secrète (la Main bleue) et tous ses membres portent l’uniforme (« chemise bleu ciel, cravate noire, pantalon noir » UT, 91).

[9] Sa mère lui a fait promettre de rester vierge jusqu’au mariage, or il ne se marie qu’à sa sortie de prison, et encore, les mariés font lits à part. Enfin, pour bien signifier que l’épouse remplace la mère de Jean, Jamet précise qu’il l’appelle Mutti (UT, 383).

[10] « […] pourquoi le faire arrêter en 1965 alors qu’il l’a été en 1962, pourquoi le libérer en 1985 alors qu’il l’a été en 1983… ? » demande l’historien Marc Bergère, spécialiste de l’épuration en Maine-et-Loire (Machefer). Au Point, Jamet confiait en effet : « Je suis fidèle à 90 % à son parcours, mais j’interprète ses motivations » « Itinéraire d’un collabo ».

[11] Quelques mois plus tard, Ouest France reprend la polémique en titrant « L’auteur s’est inspiré de Jacques Vasseur qu’il juge comme non responsable de ses actes. Loin de la réalité. » (Bloyet). Cet article donne la parole à l’historien nantais Christophe Belser, auteur d’une importante étude sur la collaboration dans le département, qui « s’insurge contre la propension de certains historiographes à ‘sous-estimer l’implication idéologique de la collaboration. Il ne faut pas chercher trop de psychologie dans le personnage en mettant en avant ses faiblesses pour expliquer son engagement’. »

[12] Il suffit de comparer l’incipit du chap. III de La Confession d’un enfant du siècle : « J’ai à raconter à quelle occasion je fus pris d’abord de la maladie du siècle. » (Musset, 37) à l’incipit du Portrait : « Je dois raconter à quelle occasion je fus pris d’abord de la fibre politique […] » (PLM, 13).

[13] « Je rentrai chez moi tranquillement, n’éprouvant rien, ne sentant rien, et comme privé de réflexion. » (Musset, 38).

[14] Voir Musset, 257 : « Les débauchés, plus que tous les autres, sont exposés cette fureur, et la raison en est toute simple. En comparant la vie ordinaire à une surface plane et transparente, les débauchés, dans les courants rapides, à tout moment touchent le fond. » À l’inverse, Nimier distingue la génération qui a vingt ans en 1945, la sienne, de l’esprit romantique : « Nous avons connu le romantisme de nos pères. Nous l’avons aimé. Nous avons changé de route. » Cette nouvelle route, c’est « l’ordre, cette chose difficile et calomniée », une route réactionnaire pour une génération qui se veut désengagée (1949, 1267 et 1271).

[15] Ainsi, le père d’Antoine confie à son fils, avant son exécution pour collaboration : « Tu as toujours eu l’imagination entêtée. Je pense que ton malheur aura été d’inventer un personnage et de t’y tenir, par paresse ou par honneur. » (Laurent, 123).

[16] Quand Otto Abetz lui met le pied à l’étrier collaborationniste, il lui raconte ses « vingt dernières années » (LFS, 289).

[17] Voir la plaidoirie fictive de François Mauriac : « Exécuter Guillaume Berkeley, c’est exécuter une certaine idée du pardon et du rachat. » (LFS, 666).

[18] C’est ce qu’a expliqué Jonathan Littell à Pierre Nora (2007, 39).

[19] Voir Pierre Laborie, « Chap. I : 1940-1944. Les Français du penser-double », (2001, 25-37).

[20] Une citation relie même ces deux aspects : « Carnages, boucheries, massacres, comment tant de violence pouvait-elle naître d’un esprit aussi doux ? Comment ces scènes, parfois insoutenables, pouvaient-elles être conçues par cet adolescent de quinze ans, courtois et servile, qui suivait son frère aîné avec la docilité d’un carlin ? » (LFS, 61).

[21] Cf. en arrivant à Je suis partout : « Moi qui étais toujours en quête de grands frères, je m’étais trouvé là une nouvelle famille, composite et fantasque. » (LFS, 348).

[22] Pour des lectures multiples possibles de ce roman, voir Barjonet/Razinsky.

Bibliographie

Littérature primaire

 Berl, Emmanuel (1976) : Interrogatoire, par Patrick Modiano, suivi de Il fait beau, allons au cimetière, Paris, Gallimard.

Billot, Antoine (2010) : Portrait de Lorenzaccio en milicien, Paris, Gallimard, coll. L’un et l’autre, 2010, 190 p. (PLM)

d’Estienne d’Orves, Nicolas (2012) : Les Fidélités successives. Roman, Paris, Albin Michel, 2012, 716 p. (LFS)

Daeninckx, Didier (2006) : Itinéraire d’un salaud ordinaire, Paris, Gallimard.

Héléna, André (1953) : Le Goût du sang, Lyon, E. Vinay.

Jamet, Dominique (2000) : Un petit parisien 1941-1945, Paris, Flammarion.

Jamet, Dominique (2003) : Notre après-guerre : comment notre père nous a tués 1945-1954, Paris, Flammarion.

Jamet, Dominique (2008) : Un traître. Roman, Paris, Flammarion, 395 p. (UT)

Laurent, Jacques (1954) : Le Petit Canard. Roman, Paris, Grasset et Fasquelle, 2009.

Littell, Jonathan (2006) : Les Bienveillantes. Roman, Paris, Gallimard.

Merle, Robert (1952) : La Mort est mon métier, Paris, Gallimard.

Musset, Alfred de (1836) : La Confession d’un enfant du siècle, Paris, Folio, 2010.

Nimier, Roger (1948) : Les Épées, Paris, Gallimard.

Sachs, Maurice (1946) : Le Sabbat. Souvenirs d’une jeunesse orageuse, Paris, Corrêa.

Sartre (1981) : Œuvres romanesque, Paris, Gallimard, bibliothèque de la Pléiade.

Littérature secondaire

Azouvi, François (2012) : Le Mythe du grand silence. Auschwitz, les Français et la mémoire, Paris, Fayard.

Barjonet, Aurélie et Razinsky, Liran (2012) : Writing the Holocaust Today. Critical Perspectives on Jonathan Littell’s “The Kindly Ones”, Amsterdam, Rodopi.

Bloyet, Dominique (2009) : « Un traître très zélé », Ouest France, 13 février 2009. Page consultée le 6 février 2016 : http://www.nantes.maville.com/actu/actudet_-Un-traitre-tres-zele-_loc-824736_actu.Htm.

Crignon, Anne (2009) : « Se solidariser ou pas », Le Nouvel Observateur, 8 janvier 2009. Page consultée le 6 février 2016 : http://bibliobs. nouvelobs.com/documents/20090108.BIB2773/se-solidariser-ou-pas.html.

Laborie, Pierre (2001) : Les Français des années troubles. De la guerre d’Espagne à la libération, Paris, Desclée de Brouwer.

Laborie, Pierre (2011) : Le Chagrin et le venin. La France sous l’Occupation, mémoire et idées reçues, Paris, Bayard éditions.

Lacoste, Charlotte (2010) : Séductions du bourreau. Négation des victimes, Paris, PUF.

Littell, Jonathan (2007) : « Conversation sur l’histoire et le roman [avec Pierre Nora] », Le Débat, n° 144, mars-avril, p. 25-44.

Lukács, Georges (1965) : Le Roman historique, Paris, Payot, 2000.

Machefer, Alain (2008) : « Dominique Jamet à la moulinette de MarcBergère », Ouest France, 23 décembre 2008. Page consultée le 6 février2016 : http://www.angers.maville.com/actu/actudet_-Dominique-Jamet-a-la-moulinette-de-Marc-Bergere-_dep-782415_actu.Htm.

Nimier, Roger (1949) : « Vingt ans en 45 », La Table ronde, n° 20-21, août-septembre, p. 1265-1271.

Ory, Pascal (1976) : Les Collaborateurs, 1940-1945, Paris, Éditions du Seuil, rééd. Points Histoire, 1980.

Rigoulot, Pierre (1993) : Les Enfants de l’épuration, Paris, Plon.

Roche, Anne (2013) : « Légende dorée et légende noire : un clivage », dans : Marc Dambre (dir.), Mémoires occupées. Fictions françaises et Seconde Guerre mondiale, Paris, Presses Sorbonne nouvelle, p. 145-154.

Rousso, Henry (1987), Le Syndrome de Vichy, de 1944 à nos jours, 2e éd. : Paris, Seuil, 1990.

s.n. (2008) : « Itinéraire d’un collabo » Le Point, 2 octobre 2008. Page consultée le 6 février 2016 : http://www.lepoint.fr/actualiteslitterature/2008-10-02/itineraire-d-un-collabo/1038/0/279112.

Films

Losey, Joseph (1976) : Monsieur Klein, 123 min.

Malle, Louis (1974) : Lacombe Lucien, 132 min.

Ophüls, Marcel (1971) : Le Chagrin et la pitié, 251 min.

Emissions de radio

Basse, Pierre-Louis (2008) : Faites comme chez vous, émission du 2 novembre 2008 sur Europe 1.

Laurentin, Emmanuel (2008) : La Fabrique de l’Histoire, émission du 14 novembre 2008 sur France culture.