La déformation intergénérationnelle de la mémoire: autour de l’ouvrage sociologique Grand-père n’était pas un nazi

Ilan LewEHESS / Université de Genève
Paru le : 08.07.2017
Mots-clés :

THE INTERGENERATIONAL DISTORTION OF MEMORY. ON THE SOCIOLOGY TEXT GRANDPA WASN’T A NAZI / This article is a critical review of an innovative work in the sociology of memory (Welzer et alii, [2002] 2013), whish offers an exploration of the concept of “communicative memory” as opposed to “cultural memory”, a couple of concepts that have been developed simultaneously in German social sciences. His contribution highlights the results of an extensive field survey, describing various modes of non-transmission and distortion of memory within the family and the active part of the subsequent generations of such a process.

Key words: Sociology of memory, Family, Germany, Harald Welzer, Communicative Memory, Social Memory, Loyalty

Welzer, Harald, Moller, Sabine et Tschuggnall, Karoline, Opa war kein Nazi. Nationalsozialismus und Holocaust im Familiengedächtnis, Francfort, Fischer-Taschenbuch, 2002.

Welzer, Harald, Moller, Sabine et Tschuggnall, Karoline, Grand-Père n’était pas un nazi. Nationalsocialisme et Shoah dans la mémoire familiale, trad. de l’allemand de Olivier Mannoni, Paris, Gallimard, 2013.

Presque autant  de monde que pour un film – une équipe de plusieurs dizaines de chercheurs, c’est ce qu’il a fallu à Harald Welzer, Sabine Moller et Karoline Tschuggnall[1] pour interviewer, entre 1999 et 2002, quarante familles allemandes sur trois générations. Chacune devait comporter au moins un membre présent ayant vécu sa jeunesse ou une partie de son âge adulte sous le nazisme et des petits-enfants en âge de s’exprimer sur le passé familial pendant le IIIe Reich. Les membres de la famille ont été interviewés, autant de façon individuelle que collective, « sur les histoires vécues et transmises en provenance du passé national-socialiste » (Welzer et alii, 2013 : 14). On se situe là au centre de l’objet de la recherche, que les auteurs définissent comme suit : « Ce dont des Allemands  “tout à fait ordinaires” se souviennent du national-socialisme, la manière dont ils en parlent et comment leur “histoire” est transmise et saisie par les générations ultérieures » (Welzer et alii, 2002 : 11)[2]. Cette longue enquête, dont est issu l’ouvrage, avait pour titre : Transmission de la conscience historique, un titre qui fait contraste avec les résultats confondants qu’elle fait ressortir sur le rôle de la famille dans le travail de mémoire de la société allemande par rapport à son passé (Vergangenheitsbewältigung). On y découvre en effet que les enquêtés condamnent et rejettent tant et si bien leur passé nazi que dans 26 familles sur un total de 40, l’image du grand-père sera celle d’un résistant de l’ombre (Welzer et alii, 2013 : 72). De même, dans la moitié des 2 535 épisodes du passé, évoqués directement ou indirectement au cours des entretiens, les grands-parents apparaissent dans le rôle du témoin plutôt que de l’acteur, ils se présentent ou sont présentés en tant que victimes. « Victimes de la pauvreté et de la misère (95 histoires), des viols et des violences commis par des soldats d’occupation soviétiques (130), victimes en tant que réfugiés (72), victimes potentielles des camps de concentration (101), ou encore victimes de la guerre de l’“arrière” et des bombardements (147) » (115). Les constats qui ressortent de cette enquête sociologique sont confirmés par un sondage quantitatif que l’équipe commanda auprès de l’institut Emnid de Bielefeld sur un panel beaucoup plus large. De ce dont ils ont eu connaissance à partir des discussions familiales, « 3% ont estimé que les membres de leur famille avaient été “antijuifs”, 1% que ceux-ci avaient directement participé à des crimes, 2% ont la conviction que les membres de leur famille ont “aidé des persécutés”. » De même, on retrouve ce lieu commun selon lequel les parents ou grands-parents « ont beaucoup souffert pendant la guerre » pour 65% des personnes. On remarquera néanmoins que 63% « affirment que leurs parents ont éprouvé un “sentiment de communauté” sous le Troisième Reich » (289).

Cet ouvrage a fait scandale à sa parution en 2003 et a cristallisé des enjeux inédits pour les Allemands autour de la question de leur rapport au passé, mettant à jour des incohérences profondes que peut présenter une société ayant commis des violences de masse. « Grand-père n’était pas un nazi ! » clame-t-on. Un titre percutant qui laisse entendre avec humour ce que les auteurs ont pu vérifier : il existe une très forte dissension entre mémoire officielle et mémoire familiale dont le présupposé fondamental consisterait à penser qu’« Allemands et “nazis” étaient deux groupes de personnes complètement différentes qui ne se recoupaient que dans des cas limites concrets : quand par exemple, nos témoins de l’époque ou les parents dont ils racontaient l’histoire étaient “forcés” d’entrer au Parti, étaient “forcés de travailler” pour la Gestapo […] » (277). L’ouvrage a choqué d’autant plus que ce sont les classes élevées de la société – son lectorat potentiel – qui se montreraient les plus concernées par de telles inconséquences entre la conception qu’elles ont de leur propre famille et celle du passé national. Selon les données statistiques précitées, les résultats s’avèrent en effet particulièrement contrastés parmi les diplômés de l’enseignement supérieur : 30% estiment que leur famille a aidé des persécutés (contre 2% dans la population générale) ; 71% considèrent que leurs parents ont « beaucoup souffert pendant la guerre » (contre  65% en général). Le sentiment d’estime de soi, le soutien affiché à une ligne morale, une plus grande habileté dans la présentation de soi et dans la sélection des souvenirs apparaissent comme des variables clés qui accentuent la différence entre ce qui a été fait et vécu pendant la guerre, et ce qui est dit et saisi au fil des réunions familiales. En ce sens, l’appartenance à une classe sociale et le capital symbolique jouent un rôle prépondérant dans le phénomène étudié. Quant aux auteurs du livre, ils énoncent, dans leur interprétation de cette divergence, un paradoxe fort lié à la connaissance et au savoir : « Plus on dispose d’une connaissance vaste des crimes de guerre, de la persécution et de l’extermination des Juifs, plus les relations de loyauté familiale vont contraindre le développement de versions du récit de famille qui rendent compatibles les crimes de nazis ou des Allemands et l’intégrité morale des parents ou des grands-parents » (52).

La structure du livre Grand-père n’était pas un nazi reflète les grands enjeux de l’enquête sociologique que les chapitres exposent un à un à partir de propos recueillis. Les premier et deuxième chapitres, « Le passé dans le débat intergénérationnel » et « La mémoire familiale », nous permettent d’approcher et de définir l’objet et le cadre de la recherche. Les chapitres qui suivent mettent en avant des spécificités récurrentes qui ont interpellé les auteurs. Ainsi, le chapitre 4, intitulé « Passe-partout », analyse en détail les caractéristiques structurelles des propos énoncés et de la situation de communication étudiée qui ont permis à la famille de garder une opinion exagérément positive des actions du grand-père. Un autre chapitre est consacré aux représentations des divers groupes sociaux et ethniques qui transparaissent dans ces récits. Enfin sont présentés d’autres enjeux, comme l’influence des représentations médiatiques sur les récits, ou encore les différences régionales trouvées au sein des relations familiales entre l’Est et l’Ouest de l’Allemagne.

Comme il est dit à la fin de l’ouvrage, cette recherche est sous-tendue par une ambition forte en terme de constitution des savoirs. Se fait jour en effet, au travers du cas analysé, la volonté de travailler plus avant un nouvel objet d’étude, qui tient dans un concept déjà proposé par le couple de chercheurs allemands Aleida et Jan Assmann, à savoir la « mémoire communicative » (Assmann, [2002] 2010). Nous nous efforçons de présenter ce concept et l’approche de l’ouvrage qui en découle en le situant plus largement au sein des recherches en sciences sociales sur la mémoire.

SITUER L’APPROCHE DE WELZER PARMI LES RECHERCHES EN MEMORY STUDIES

En interrogeant des familles sur trois générations au sujet des souvenirs qu’elles conservent de la période de la guerre, Harald Welzer propose une approche tangible et originale de la mémoire collective. Dans l’espace francophone, ce domaine de recherche a connu un essor sans précédent depuis les années 1980 et, comme le rappelle la sociologue Marie-Claire Lavabre (2000), il a été fortement influencé par des préoccupations historiennes et la parution des Lieux de mémoire de Pierre Nora. Les productions scientifiques qui en découlent s’intéressent en premier lieu à la mémoire institutionnelle, aux formes d’objectivation qui la constituent et la caractérisent, tels que les lieux qui consacrent le passé, les commémorations inscrites dans l’agenda d’une nation ou d’une minorité, ou encore les discours officiels.

À l’inverse de ces approches, l’équipe de Harald Welzer s’interroge sur ce qui se dit dans les familles, se concentrant dès lors sur la mémoire privée, intrafamiliale. L’écart mis à jour entre les représentations du passé au sein de la famille et le discours institutionnel ou médiatique montre à quel point ce type de recherche est légitime et apporte des connaissances nécessaires pour brosser un tableau pertinent de la « mémoire allemande d’aujourd’hui au sujet du passé nazi ». Dans ce cas de figure, plutôt que de parler d’une mémoire collective, que l’on rapprochera plus aisément du discours institutionnel ou de l’image qu’une société donne à voir de son passé, il serait pertinent d’évoquer ici une mémoire sociale partagée, à savoir des représentations du passé qui circulent dans les espaces de sociabilité et les lieux de socialisation, comme le cercle familial.

Les sociologues qui nous occupent lui préfèrent le terme de mémoire communicative, qui avait été développé dès la fin des années 1980 par Jan et Aleida Assmann3 pour désigner l’ensemble des souvenirs basés sur l’expérience biographique et l’histoire vécue. Ces souvenirs sont partagés entre contemporains, de même qu’ils sont transmis aux générations ultérieures. Pour Jan Assmann, ces mémoires sociales du passé disparaissent avec ceux qui en sont les porteurs (Assmann, 2010 : 45) et, sans connaître de formes d’institutionnalisation, elles perdurent pendant une période qui peut aller jusqu’à quatre-vingts ans.

Ce caractère « communicationnel » de la mémoire est tout particulièrement pris en considération par les auteurs de Grand-père n’était pas nazi en ce qu’ils n’envisagent pas les différents maillons de la transmission comme de simples réceptacles d’un récit ou d’une vision du passé, mais comme disposant d’un rôle spécifique dans cette élaboration de la mémoire familiale. Ce que dit l’un sera repris ou corrigé par un autre, et chacun sera porteur d’une interprétation et d’une compréhension spécifiques, celles-ci dépendant beaucoup de son positionnement dans la famille et de son éloignement – en termes de générations – par rapport au(x) sujet(s) ayant vécu l’épisode raconté. Pour en venir au « cadre social » ou, plus précisément, au type de configuration étudiée, les auteurs s’intéresseront aux « conversations de table » (Tischgespräche), reprenant la dénomination et l’objet de recherche d’Angela Keppler (1994) qui a mis en avant le caractère révélateur et l’importance de ces moments dans la construction des représentations sociales au sein des familles. Mais si cette conception communicationnelle de la mémoire semble impliquer un caractère très dynamique de « création et re-création », nous n’avons pourtant pas affaire, dans le cadre de ces conversations, à des postures de confrontation intergénérationnelle. Bien au contraire, ce serait davantage la recherche de cohésion et de consensus, la volonté de faire le moins de vagues possibles qui semble, volontairement ou non, présider aux logiques de discussion analysées. Aussi, la place des enquêteurs présents est pleinement incluse dans le dispositif d’étude, et à plusieurs reprises, Welzer montre que ces derniers participent à la disculpation des personnes de la famille évoquées dans les récits, conséquence d’une relation d’empathie propre aux échanges en face-à-face.

Partir d’une situation de communication donnée implique de se poser la question du but et du sens de ces échanges. Welzer et alii parlent à ce propos d’une fonction de cohésion sociale qui prévaudrait massivement dans de  tels processus de souvenance intrafamiliale. Et s’il fallait résumer en un mot la propension anthropologique soulevée, étudiée et mise à mal dans la recherche, ce serait « loyauté » : face au père ou au grand-père quant à sa trajectoire, son passé dans l’Allemagne nazie (« Toi, tu n’aurais quand même jamais pu faire ça ! »), mais aussi, entre l’enquêteur et les enquêtés.

AUTOUR DE LA TABLE DE FAMILLE : TROUBLES ET BIAIS DANS LA TRANSMISSION DE LA MÉMOIRE

TRANSMISSION OU TRANSFORMATION ?

D’emblée, dans la description de la mise en place de leur recherche, un premier commentaire des auteurs mérite notre attention. Évoquant les refus fréquents de participation à leur enquête intergénérationnelle, Welzer et ses collègues précisent que les représentants de la première génération se montraient « le plus souvent » spontanément d’accord, tandis que ceux de la deuxième exprimaient leur souhait de ne pas y contribuer, sous prétexte que « leurs parents ne parlaient pas de ce sujet-là » (Welzer et alii, 2013 : 32). À travers ces réponses, on peut saisir à quel point le souvenir, au même titre que l’oubli du passé, peuvent être des phénomènes intrinsèquement liés à des dynamiques intergénérationnelles. La seconde génération (dite « soixante-huitarde ») vient ici faire taire la première, tout en la faisant passer pour réfractaire.

Dans le même ordre d’idées, cette génération intermédiaire se sent souvent chargée d’endosser pendant les réunions le rôle qui consiste à raconter à nouveau les histoires des « grands-parents ». « [E]lles les réarrangent d’une manière qui transforme aussi leur message » (68). Les chercheurs constatent que les sujets présents à l’époque en viennent quelquefois à décrire à leur famille des épisodes de guerre qui les impliquent dans la participation à des violences de masse. Mais alors, « tout se passe comme si les membres de la famille étaient parfaitement sourds à ce type de récits. […] Le magnétophone enregistre ces récits, mais la mémoire familiale n’en garde pas la trace. Autrement dit, dans la mémoire familiale, les souvenirs de guerre sont représentés sous forme d’histoires que l’on peut remodeler en fonction des idées que se fait la génération suivante des témoins qui racontent – et c’est ainsi que ces souvenirs sont mémorisés et racontés de nouveau » (ibid.). Loin d’être de simples réceptacles retransmettant les informations de la génération précédente à la suivante, il s’exerce chez les descendants une sélection des souvenirs où de nombreux dires qui pourraient s’avérer particulièrement embarrassants et qui défient les visions des choses actuelles sont évacués.

Bien souvent, les épisodes biographiques sont sortis du contexte socio-historique dans lequel ils sont contés, alors même qu’un tel récit ne peut se situer ailleurs qu’à l’interférence entre la trajectoire individuelle et l’Histoire collective. Ainsi, M. Kern4  explique comment il a fait la guerre sur le front de l’Est en tant que SA (Sturmabteilung). Parlant avec beaucoup d’enthousiasme des atrocités commises en Russie, il évoque la rencontre pleinement fortuite en ces terres avec son frère. Ce jour-là, son frère l’a aidé à tuer plusieurs prisonniers de guerre russes qui se trouvaient « sous sa garde ». Quand l’enquêtrice s’adresse individuellement à la fille ou à la petite-fille du frère en question, elles ne semblent avoir retenu de son récit que cette rencontre entre les deux frères. La représentante de la troisième génération résume l’histoire comme suit : « Et pour moi, d’une certaine manière, c’était assez incompréhensible que mon grand-père… ait justement été là où ce… champ de bataille… faisait rage et qu’il soit réellement… revenu sain et sauf » (67). Les sociologues allemands décrivent remarquablement bien les formes que peuvent prendre ces écarts de compréhension à travers les générations. Face aux violences extrêmes, a cours un processus de déréalisation et, par là, de disculpation. On trouve notamment l’exemple d’un ancien de la Wehrmacht, Josef Renz, qui n’aurait fait « qu’assister à une exécution de partisans soviétiques » : « Il faut dire que j’étais très loin, je n’ai fait que voir […]. Qui les a exécutés, je ne sais plus précisément » (77), propos qui, d’après les auteurs, laissent planer un réel doute quant à sa participation aux massacres. Sa fille restitue les choses dans les termes d’un dilemme moral : « Que ferais-tu si tu étais agressée ? Est-ce que tu te défendrais, et exécuterais les gens toi aussi, ou tu resterais sans rien faire ? ». Ce faisant, elle transforme ce qui a été évoqué, en une situation supposée et théorique. Et pour satisfaire la tension propre au genre du dilemme, la situation d’exécution devient assimilée à de la « légitime défense ». Enfin, au terme de la discussion, le petit-fils présente la trajectoire de son grand-père en ces mots : « Il n’a jamais été forcé de tirer sur des gens […], et il ne l’aurait jamais fait non plus ». Pour les auteurs, le constat est clair : « Josef Renz s’en sort nettement mieux dans la perspective de son petit-fils que dans la sienne propre » ; il en découle que le processus de transmission devient « créateur d’univocité » (80) à partir d’un récit plein d’ambiguïtés.

HÉROÏSATION CUMULATIVE ET VICTIMISATION

Plus généralement, deux grandes tendances dans la compréhension et l’interprétation du passé au fil des générations sont mises en avant : un processus d’héroïsation cumulative, mais aussi de victimisation des grands-parents. Un acte plutôt trivial ou consistant davantage en une non-action – le fait de ne pas avoir dénoncé ses médecins juifs – passe pour un « acte de résistance (de l’intérieur) », donnant la pleine caricature d’un terme développé dans les travaux sur le IIIe Reich de la Alltagsgeschichte et introduit  dans les manuels scolaires allemands5. Dans d’autres cas de figure, l’idée que les « grands-parents ont beaucoup souffert pendant le IIIe Reich » se voit accentuée dans le récit qu’en font leurs enfants et petits-enfants. Ceux-ci en viennent même à s’aider du récit de la Shoah pour décrire le parcours d’après-guerre de leurs parents. Cela apparaît clairement dans le récit de la fille d’un soldat allemand capturé par les Soviétiques. « “Ne jamais rester à l’arrière, toujours courir, courir, courir ! ”, car lorsqu’on restait trop loin derrière, ils croyaient qu’on n’en pouvait plus et on était abattu6. […] Quand il était au camp, il a commencé à travailler. Réparer des montres il savait le faire, alors il réparait des montres ou ce genre de choses, et en échange on lui donnait des œufs, ou du lait, ou du pain » (130). De telles paroles semblent directement provenir d’un survivant des marches de la mort, puis d’un rescapé des camps de concentration. Sans négliger les problèmes endurés par le principal intéressé et la plausibilité de telles situations parmi les prisonniers de guerre, les énonciateurs semblent – comme dans d’autres cas mis en avant dans l’ouvrage – combler des vides équivoques pour leur donner un caractère d’autant plus véridique qu’il se base sur un schéma narratif déjà bien connu. À travers ces trames et de par la posture adoptée, la confusion entre victime et bourreau est à son comble.

CRITIQUES ET PISTES DE PROLONGEMENT D’UNE CONCEPTION DE LA MÉMOIRE FAMILIALE 

Les auteurs de cette étude parviennent avec beaucoup de brio à mettre en avant le déploiement de ces phénomènes intrafamiliaux et intergénérationnels, peu explorés. Cette description très convaincante des modalités de déformation de la mémoire est largement tributaire de l’horizon historique de référence des sujets de l’étude. Ce passé nazi, qu’il s’agisse de l’engagement sur le front de l’Est ou d’une attitude complice à l’arrière, offre très peu de possibilités aux sujets de se raccrocher à des moments glorieux pour effacer les zones d’ombre. Aussi, ce terrain fait d’un contraste entre un passé indéfendable et un cercle familial policé procure des résultats aussi bien contre-intuitifs – on se serait attendu à une posture beaucoup plus critique de la part des deuxième et troisième générations – que très stables. Avec cette recherche de référence, on sera donc mieux à même de déceler ces effets de loyauté entre les générations et leur dynamique dans le cadre de mémoires familiales aux prises avec des configurations socio-historiques moins tranchées.

Néanmoins, au moment de reprendre un tel dispositif  d’étude, ou des questionnements similaires dans des contextes tout autres, on gagnerait certainement à ne pas s’en tenir à une conception aussi restreinte de ce qui est transmis. Considérons la situation inverse, soit des familles de descendants de survivants des violences du nazisme ou d’autres violences étatiques ayant fait l’objet d’un véritable processus de reconnaissance. Dans le cas où la difficulté d’énoncer a été surmontée par les membres de la première génération, tout laisse à penser que la transmission devient, au contraire, possible. Les conditions d’audibilité des propos par les générations suivantes apparaissent aujourd’hui comme acquises, de sorte qu’un effort sera effectué par les descendants afin de préserver, au moins en bonne partie, la teneur de la situation historique vécue en termes de violences extrêmes. Or, ce qu’en retirent ceux qui sont nés vingt, trente ou soixante ans plus tard ne correspond pas nécessairement aux intentions et aux préoccupations de l’énonciateur. Aussi, envisager la mémoire familiale dans une perspective communicationnelle garde toute sa pertinence et son intérêt, à la condition de ne pas limiter le questionnement de la recherche à des enjeux de véracité et de compréhension de la situation racontée. Il convient de se donner les moyens de s’interroger sur ce que fait chaque génération de tels récits et souvenirs, et de questionner tout autant ce qu’elle en retient que ce qu’elle en retire.

En se penchant plus largement sur la mémoire familiale en tant que phénomène social et sur les conditions de sa transmission ou non-transmission, il y aurait tout lieu d’inclure les dimensions mises en avant par la sociologue Anne Muxel dans son ouvrage intitulé Individu et mémoire familiale (Muxel, 1996). L’auteure dégage trois fonctions de la mémoire familiale : une fonction de transmission (14) qui inscrit la famille dans une histoire collective, et qui s’avérera, dans le cas d’étude de Welzer, aussi défaillante que paradoxale ; une fonction de reviviscence (23) relative au « désir de transmission des sensations vécues » et indissociable du cadre d’énonciation et de la charge affective que celui-ci véhicule pour les acteurs. Enfin, une fonction de réflexivité (30) que produit la somme des récits mémoriels, dont le message et la portée permettent aux acteurs impliqués dans la configuration familiale d’évaluer leur existence et de lui trouver un sens. De son côté, face à cette conception plus complète de la mémoire familiale en tant que phénomène social, la force de l’étude Welzer et alii réside dans le fait qu’elle ne se confine pas dans l’univers privé sous prétexte qu’elle étudierait la sphère familiale, mais se situe de plain-pied à l’intersection entre mémoire familiale et moments historiques.

Lorsque la mémoire familiale se  situe à la croisée d’enjeux sociologiques tels que les phénomènes de migration, d’ascension ou de déclassement social, ou qu’elle se trouve liée à une tradition d’engagement politique, ces trois fonctions constituent des dimensions d’étude incontournables. Aussi, peut-on reprocher à l’étude de Welzer et alii leur posture épistémologique à l’égard du phénomène étudié.

Il ressort en effet de leur recherche un point de vue très sceptique sur les rapports entre mémoire et famille, cette dernière apparaissant comme un lieu de conformité où, dans le fond, on ne pourrait rien apprendre du passé et où l’on ne se souviendrait de rien. Or, à la lecture de l’étude, on remarque que les membres de la première génération sont en mesure – malgré tout ce qu’ils ne disent pas – de raconter un certain nombre d’actions et d’exactions auxquelles ils ont participé pendant la guerre. Ce sont finalement les deuxième et troisième générations qui en viennent à filtrer l’information, à l’expurger de ses éléments compromettants. Si les propos des grands-parents sont structurés par les faits de l’époque et, par conséquent, ne se départissent jamais de l’idéologie d’alors, les générations suivantes, elles, manquent de réflexivité par rapport à ce contexte. Mais doit-on en conclure que rien n’est transmis et s’en tenir à une conception de la mémoire familiale en tant que pure reconstruction, réduite aux interactions au sein de la sphère familiale et, surtout, soumise aux logiques qui les président ? Face à des situations historiques liées à des violences politiques moins extrêmes, du moins, il semble indéniable que des facteurs tels que le passé vécu par les énonciateurs et les enjeux sociétaux du temps présent intériorisés par les générations suivantes auront une incidence décisive sur les visions de l’histoire familiale.

Il n’est pas pertinent de réduire le phénomène social étudié à une conception aussi situationniste. Au même titre que Pierre Bourdieu lorsqu’il écrit son texte intitulé « L’illusion biographique » (1986) mais de manière différente, Welzer et alii érigent en principe général de fonctionnement de la mémoire familiale des enjeux qui relèvent plutôt de la précaution méthodologique. Dans son article bien connu, Bourdieu balaye d’un revers de la main les récits de vie en tant que matériaux sociologiques dignes de ce nom, en raison du mécanisme de rationalisation rétrospective qui les sous-tendrait, « cette inclination à se faire l’idéologue de sa propre vie en sélectionnant, en fonction d’une intention globale certains événements significatifs et en établissant entre eux des connexions propres à leur donner cohérence. » (Bourdieu, 1986 : 71). Ce jugement sous-estime volontairement les outils et l’appareillage critique dont tout chercheur sur les récits de vie, réduit par lui à  l’obscur statut de « biographe », dispose pour analyser le témoignage qu’il a coproduit. Mais aussi, un tel rejet laisserait entendre, comme le relève Nathalie Heinich, qu’un discours n’aurait de valeur que s’il était « transparent à la réalité qu’il vise. Alors que tout discours devient intéressant, pertinent, riche de sens, dès lors qu’on s’attache à rendre signifiante son opacité même […] en tant qu’elle nous conduit à la façon dont la réalité en question fait sens pour celui qui la vit » (Heinich, 2010 : 425).

Plus en lien avec notre propos, cette posture dénie toute bonne foi aux acteurs dans leur capacité à se souvenir, à se construire un passé, non pas en fonction de leurs « intérêts objectifs », mais notamment à partir de certains épisodes de leur existence qui les ont marqués. De manière analogue, on retrouve dans la recherche de Welzer et alii un manque d’intérêt pour ce que disent plus en substance les sujets de leur étude, un manque de volonté de mieux saisir la manière dont leur vécu et leur positionnement générationnel façonnent leur point de vue. Pour le dire crûment, cette recherche est dénuée de démarche compréhensive. Cette absence se justifie par le contexte passé étudié – face auquel Welzer et alii sont à raison sans compromission –, de même que par l’objectif même, très louable, de leur recherche qui met en lumière la pleine incapacité à transmettre le passé nazi. Mais elle ne saurait offrir d’aucune manière un regard dense et global sur les mémoires familiales étudiées. Une posture compréhensive dans l’étude de la mémoire, très présente dans la sociologie des récits de vie (Bertaux, 1997), prend sa source dans une tradition de recherche contemporaine à celle de Halbwachs et dont les apports à la constitution de ce champ de recherche sont tout aussi essentiels. C’est celle initiée par l’étude Le Paysan polonais en Europe et en Amérique des sociologues de l’école de Chicago, William Thomas et Florian Znaniecki (1919), dans laquelle les chercheurs considèrent le contenu de ce qui est décrit par les acteurs pour lui-même et pour ce qu’il révèle du rattachement particulier des individus à leurs identités d’appartenance comme à leur manière de se projeter dans l’avenir.

Pour aller dans ce sens, il aurait alors été bénéfique de réinterroger les familles, en intensifiant tout particulièrement les entretiens individuels, afin notamment de mieux comprendre de quelle manière le passé nazi peut influencer l’existence de ces deuxième et troisième générations et ce qui émerge de leurs propos et préoccupations. Cela implique de travailler le questionnement avec les enquêtés, de ne pas se limiter au récit du grand-père stricto sensu, d’aller au-delà de la sphère familiale, pour y revenir en cherchant à mieux comprendre la divergence entre le rapport au passé de ces personnes et cette mémoire familiale très problématique.

Welzer, Möller et Tschuggnall montrent précisément le caractère acritique et superficiel de ces Tischgespräche, alors même qu’elles constituent les situations privilégiées de construction de la mémoire familiale. Cette tendance à ne pas remettre en question le récit transmis se voit même confirmée par une enquête quantitative. Mais une fois que l’on dispose du matériau suffisant pour décrypter ces enjeux, ne deviendrait-il pas pertinent de restituer au moins en partie de tels résultats dans un cadre individuel afin de voir si les acteurs sont à même de gérer cette contradiction, s’ils ne se départissent pas de l’opinion à l’égard du grand-père ou s’ils sont prêts à la remettre en question… Le procédé se justifie non pas forcément dans cette recherche pionnière, mais, en revanche, dès lors qu’il s’agit d’envisager une recherche sur la (non-) transmission de la mémoire familiale dans un tout autre contexte ou de la poursuivre dans l’Allemagne actuelle où le grand-père, enfant pendant la guerre, n’aura plus à répondre de ses actes propres mais de ceux de ses parents. Cette nouvelle donne générationnelle laisse-t-elle la place à un déblocage ou constitue-t-elle une avancée supplémentaire dans l’oubli ?

EN GUISE DE CONCLUSION

Grand-père n’était pas un nazi a tout lieu d’être considéré comme une étude de référence en sociologie de la mémoire familiale, déjà en raison du fait que l’ouvrage possède cette qualité trop rare d’allier une forte ambition théorique à une démonstration empirique très convaincante. Les chapitres de l’ouvrage s’avèrent toutefois inégaux en termes de valeur heuristique. Ainsi, celui traitant de l’influence de représentations médiatiques du passé sur les discours ou des visions des différentes catégories sociales et identitaires de la guerre, qui se révèlent toutes nettement véhiculées par les membres de la famille, s’avèrent moins consistants, le dispositif mis en place par l’équipe de chercheurs étant probablement moins adapté pour offrir des réponses à ces questionnements.

La sphère familiale y apparaît comme le lieu où l’on fait preuve d’une incapacité toute particulière à faire face à son passé, à commencer par le grand-père, mais aussi les descendants, qui prennent une part active dans un tel processus. Le message d’origine raconté dans ces discussions familiales est substantiellement altéré. C’est en ce sens que nous avons affaire à un espace de déformation intergénérationnelle de la mémoire, dont les auteurs explicitent et conceptualisent les processus latents et assez systématiques de recadrage, de victimisation, voire même d’héroïsation du grand-père, liés à une écoute très sélective et non-pertinente de ce qui est dit.

L’approche communicationnelle envisagée par les auteurs est précise. Elle s’inspire assez explicitement du travail du psychologue britannique Frederic Bartlett, publié dans son ouvrage intitulé Remembering (1932), qui s’intéresse à la manière dont des individus se souviennent sur le long terme d’un document qu’ils ont lu, comment ils restituent l’information et comment leur souvenir est orienté par leurs références culturelles.

L’étude de la mémoire communicative est prometteuse,  à condition notamment de l’élargir à une conception moins littérale, qui inclut le point de vue et les préoccupations des sujets à l’intérieur de la configuration étudiée. En d’autres termes, la dimension descriptive d’une telle approche se combinerait opportunément à une démarche compréhensive.

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Muxel, Anne, Individu et mémoire familiale, Paris, Nathan, 1996.

Nora, Pierre (dir.), Les Lieux de mémoire [1984-1992], Paris, Gallimard, 1997.

Thomas, Wiliam et Znaniencki, Florian, Le paysan polonais en Europe et en Amérique. Récit de vie d’un migrant [1919], Paris, Nathan, 1999.

Welzer, Harald, Moller, Sabine et Tschuggnall, Karoline, « Grand-père n’était pas un nazi ». National-socialisme et Shoah dans la mémoire familiale [2002], traduit de l’allemand par Olivier Mannoni, Paris, Gallimard, 2013.

[1] Dans la suite du texte, il arrivera que nous ne désignions que le nom de Welzer, premier auteur, pour nous référer aux auteurs de l’ouvrage, tandis que nous citerons celui-ci de la façon suivante (Welzer et alii, 2002).

[2] Quand l’ouvrage en allemand est mentionné en fin de citation (Welzer et alii, 2002), il s’agit d’une traduction plus littérale du texte d’origine par l’auteur de cet article, dans un souci d’explicitation de sa part. Dans tous les autres cas, nous nous référons à la traduction française, par Olivier Mannoni (Welzer et alii, 2013).

3 Tandis que Jan Assmann s’est concentré sur l’étude des passages de la mémoir communicative vers la mémoire culturelle dans les civilisations de l’Antiquité, Aleida Assmann, de son côté, a consacré ses recherches à la question de la mémoire culturelle et communicationnelle à l’époque moderne et contemporaine, notamment dans un ouvrage qui mériterait très largement de faire l’objet d’une traduction en langue françaiseÂ: cf. Assmann, 1999.

4 Nous reprenons les noms de famille et prénoms fictifs présents dans l’ouvrage pour désigner les personnes interviewées.

5 Voir Bertrand Lécureur, «Â“L’autre Allemagne”, la résistance intérieure au nazisme, un aspect particulier des manuels d’Histoire allemands publiés depuis 1950», Tréma [en ligne], 29Â|Â2008, mis en ligne le 1er mars 2010, Consulté le 5 mars 2016. URLÂ: http://trema.revues.org/730.

6 Traduction modifiée.

Paru dans le n° 2 de Mémoires en Jeu, décembre 2016, p. 92-98.