Entretien avec Haim Kern: Mémoire entre les mailles

Luba JurgensonSorbonne Université / Eur'ORBEM
Paru le : 10.07.2017
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Entretien avec Haim Kern mené par Luba Jurgenson à Paris, en août 2016.

Nous avons rencontré Haim Kern dans son atelier, où se trouvait alors une partie de sa sculpture destinée à remplacer le monument Ils n’ont pas choisi leur sépulture, érigé sur le plateau de Californie à Craonne en 1998 et commémorant la bataille du Chemin des Dames. C’est en effet autour de cette œuvre, emblématique par sa visée artistique comme par son destin insolite, que s’est articulée la réflexion de l’artiste sur son action au sein de la cité et sa rencontre avec un site de la Grande Guerre. Cependant, l’œuvre de Haim Kern a toujours été subtilement habitée par la mémoire des violences du XXe siècle tout comme par des interrogations sur les manières de la traduire dans des langages artistiques – à travers d’abord la peinture ou la gravure, puis, la sculpture, le collage, la vidéo. Né à Leipzig en 1930, Haim Kern vit et travaille à Paris.

Comment s’appelle la sculpture à laquelle vous travaillez en ce moment ?

Haim Kern : Ce que vous voyez est le quatrième morceau qui viendra au sommet d’une sculpture haute de quatre mètres. Elle s’appelle Ils n’ont pas choisi leur sépulture. Ou plus exactement, tel était le nom que j’avais donné au monument installé sur le Chemin des Dames, qui a été détruit, vandalisé, et que la sculpture actuelle est destinée à remplacer. Elle ressemble à la précédente, faite dans le même esprit, parce que les gens qui vivaient avec cette sculpture, ou qui se rendaient sur les lieux, souhaitent la retrouver telle qu’elle était. La sculpture qui a été détruite m’avait été commandée pour le quatre-vingtième anniversaire de l’armistice de 1918 sous le gouvernement de Lionel Jospin. De par son emplacement, à savoir Craonne, de par sa proximité avec les événements qui s’y étaient déroulés – l’offensive du général Robert Nivelle – le sens que cette sculpture avait pris, eh bien, c’était l’évocation des mutins, des fusillés pour l’exemple, mais tel n’était pas le projet de départ. Le village de Craonne est situé sur le Chemin des Dames, dans l’Aisne, à un endroit considéré comme névralgique, le plateau de Californie. Le Chemin des Dames est sur un promontoire, et le plateau de Californie, qui se trouve au bout de ce promontoire, domine d’un côté la vallée de l’Ailette et de l’autre la vallée de l’Aisne, dans un paysage merveilleux. À l’orée d’une forêt qui a été plantée, aménagée. Après les combats, il ne restait là plus rien, un paysage lunaire avec des bouts de troncs qui dépassaient, des tranchées… C’est un endroit où… il y a la vie des gens en dessous. D’ailleurs, on y retrouve encore toutes sortes de vestiges. Plusieurs centaines de milliers de combattants sont restés là. Quand on s’y trouve, on le ressent fortement.

Qu’est-il donc arrivé à la sculpture précédente ?

H. K. : Elle a été vandalisée pour la troisième fois. La première fois, c’est arrivé six mois peut-être après l’installation et l’inauguration, ensuite sept ans plus tard je crois : à chaque fois, elle était abattue, puis martyrisée à coup de masse, une partie des têtes qui y figurent ont été enlevées, on en a retrouvé quelques-unes dans la forêt, les autres ont disparu. Une sculpture d’une tonne six enlevée, volatilisée…, et par la suite on a su qu’elle avait été débitée, coupée en morceaux, on a retrouvé six fragments provenant de parties différentes. Cela peut signifier que le tas de fragments de bronze a fait l’objet d’un partage. La personne qui a récupéré ces fragments a essayé de les vendre à un ferrailleur en Belgique. C’est ainsi qu’elle a été retrouvée. Il y aura un procès, trois personnes sont impliquées pour recel.

Une sculpture qui commémore la destruction a donc elle-même été détruite ?

H. K. : Un problème se posera : faut-il lui donner le même nom ? Ou bien, un numéro, comme s’il s’agissait d’un tirage ? Un tirage en huit exemplaires, par exemple ? Je ne le souhaite pas, en tout cas, je ne pourrais pas l’assumer. Cette sculpture commémore en effet la destruction de toutes ces jeunes vies, il y a eu beaucoup de jeunes recrues qui arrivaient en ce lieu après un entraînement vraiment a minima et, comme ces vies, elle a été éliminée. On ne peut plus envisager de la réinstaller au même endroit pour des raisons de sécurité, on la déplacera donc vers un lieu plus sécurisé. La vue qui s’ouvre du plateau de Californie est si belle qu’il aurait été dommage de la masquer, d’un côté comme de l’autre. Je m’étais donné pour but de créer une sculpture de dimensions imposantes qui, justement, ne masque pas la forêt, qui ne cache pas le paysage mais s’intègre au contraire à la végétation. Au début, le maillage comportait vingt têtes. La deuxième fois, lorsqu’on a remis la sculpture en place, j’en ai mis vingt-et-une, la troisième vingt-deux et cette fois-ci, je compte bien en mettre vingt-trois. J’espère que cela va s’arrêter là. De toute façon, je ne pourrais pas assumer une suite.

Comment ce projet est-il né ?

H. K. : Je ne peux pas dire comment c’est venu. C’est venu, voilà tout. Précédemment, j’avais déjà réalisé un monument, un hommage à François Mauriac. C’était aussi une sculpture commémorative, puisqu’elle célébrait je ne sais plus quel anniversaire, le soixante-quinzième, je crois… Lorsqu’on insère une tête dans le maillage, ça change tout, on ne voit plus qu’elle. Quand il y en a plusieurs, elles prennent place sans qu’on y pense, en fonction de l’orientation des regards. On peut les placer à l’extérieur ou à l’intérieur. Les têtes sont situées en fonction du spectateur. Les regards se croisent, il y a une interpellation, l’interpellation du regard, et donc leur position n’est définie qu’à la fin, lorsque la sculpture est achevée. Puisque le monument sera déplacé, il a été décidé de créer une trace à l’emplacement de l’ancienne. J’ai donc fait un projet pour réaliser une stèle toute simple en béton avec des éléments retrouvés après les premiers vandalismes. Il y aura donc à cet endroit une trace en rapport avec la sculpture initiale dont une nouvelle version habitera maintenant dans un autre lieu : ainsi, elle n’aura pas entièrement disparu. Donc, nous refaisons une autre sculpture dans le même esprit que la première, mais qui, de par la complexité des maillages, des éléments, ne sera pas identique. Il est souhaitable qu’elle reste dans le même esprit, car on ne remplace pas un monument commémoratif par autre chose, ou alors, il faudrait la placer à cinq cents mètres de là, ce qui serait d’ailleurs tout aussi bien, mais il se trouve que ce lieu-là est devenu hautement symbolique, un lieu de commémoration, de rencontres, il y a beaucoup de scolaires qui viennent, j’ai rencontré plusieurs classes de troisième, la Première Guerre mondiale est à leur programme. Ces échanges ont toujours été très intéressants, ils m’ont profondément touché – le regard de ces jeunes, on ne peut pas dire de ces enfants, ils sont déjà pré-adolescents, adolescents. L’intelligence des regards, la gentillesse, les questions posées. La disparition de la sculpture m’a affecté, car avec elle prend fin pour moi ce contact avec les enfants.

Quel genre de questions posaient-ils ?

H. K. : Je ne sais plus exactement. Ils voulaient savoir si c’était difficile de réaliser cette sculpture. Un questionnaire a été mis au point par l’université Jules Verne d’Amiens, que l’on fait remplir à tous les scolaires qui viennent là-bas.

Pourriez-vous retracer la genèse de la sculpture ?

H. K. : Un beau jour… Cela commence comme une belle histoire, et c’est en effet une belle histoire pour moi. J’ai reçu un coup de téléphone d’un inspecteur de la création de la DAP, la Direction des arts plastiques, Jean-Pierre Poggi avec lequel j’avais eu des contacts pour la réalisation du monument à Mauriac. Il venait me voir dans l’atelier trois ou quatre fois dans l’année, je n’ai donc pas été surpris qu’il m’appelle. Il est venu en compagnie de l’inspecteur général et ils m’ont fait cette proposition de réaliser un monument aux morts. Je crois que c’était le terme utilisé. Cela a été pour moi un choc. Je n’avais pas l’habitude de réaliser des monuments aux morts. Je connais bien des monuments aux morts, on peut en voir partout, sur les places de village et dans les petites villes. J’étais heureux d’avoir une commande de cette importance, mais je n’étais pas du tout certain de pouvoir assumer un travail pareil. J’ai même dit à ces deux amis, et j’étais tout à fait sincère : « Écoutez, je peux vous donner une liste de quarante sculpteurs qui peuvent faire aussi bien ou mieux que moi ». Mais Jean-Pierre Poggi m’a répondu : « Non, je pense que vous y arriverez », c’était donc un encouragement et un soutien. Tout au long de ce travail, son soutien a été très important pour moi. Il a fallu faire le choix d’une tête, j’ai proposé deux visages différents à peu près de la même taille et nous avons choisi ensemble. Parce que cette tête est devenue en quelque sorte symbolique. Je n’ai pas voulu donner à ces visages une personnalité, un tel ayant des lunettes, un autre une paire de moustaches, ce n’est pas une sculpture figurative. Je n’ai pas voulu non plus représenter la souffrance. Et puis, c’est une tête assez juvénile. On pense à ces dizaines de milliers de jeunes gens qui sont venus là… Et j’ai pu rencontrer des descendants de ceux qui ont survécu. À ce stade de la guerre, la situation étant critique, on envoyait là-bas des jeunes sans expérience qui rejoignaient des soldats ayant combattu à Verdun ou sur la Somme. Tous ces jeunes sont présents dans cette mémoire. Je pourrais raconter un tas d’anecdotes sur cette sculpture. Le jour où on l’a installée, après qu’on l’a transportée de Paris vers Craonne et posée sur le plateau, il y avait encore les grues, une grande animation régnait, toutes ces personnes qui étaient présentes lors de son installation, il y avait une atmosphère très joyeuse, on travaillait pour la République. Vraiment, il y avait de ça. Tout d’un coup, je vois une deux-chevaux qui s’arrête. La sculpture était située à une cinquantaine de mètres de la route, en surplomb… Une dame en descend, regarde le monument et se met à pleurer. Cela s’est passé dix minutes après l’installation. C’était quand même un choc ! Cela ne m’était jamais arrivé que l’on fonde en larmes devant une de mes oeuvres. Elle me dit : « Mon grand-père est tombé là ». Bref, cette sculpture a été tout à fait acceptée, j’ai même vu des commentaires à la suite du dernier vol. Quelqu’un disait : « Je n’aime pas du tout cette sculpture, mais elle devait être là ». Parmi tous les commentaires et toutes les pensées compatissantes, c’était un compliment. Au départ, je n’avais aucune expérience de ce genre de travail, et ce que j’avais vu comme monuments commémoratifs ne m’aidait pas. Tous les villages ont bien un monument aux morts qui représente souvent un poilu en uniforme, baïonnette au canon… J’ai expliqué que je voulais faire autre chose, et on m’a laissé une totale liberté.

Le thème de la mémoire apparaît déjà précédemment dans votre travail.

H. K. : À partir du moment où je me suis dégagé de certaines influences, de certaines écoles, ce moment où l’on se lance un peu plus audacieusement ou, disons, plus imprudemment, la mémoire est forcément là. Quand on débute, quand on est jeune, on utilise la mémoire des autres. On regarde des œuvres, on les comprend, on les admire et on cherche à retrouver avec modestie la force de la mémoire des autres. Ensuite, quand on arrive à un point, disons, désespéré, on se lance dans sa propre mémoire. Et elle arrive de façon parfois inattendue. Je me souviens d’un travail, Piège pour écologiste en technique mixte, sur un très beau papier ; je me souviens de la couleur de ce papier. Il y avait là, si on veut, une pensée écologique. Dans ce piège et dans ce trou, dans un paysage assez désolé, il y a un peu d’herbe. Ce n’est pas une mémoire liée à des événements tragiques, mais à cette époque-là j’ai réalisé quelques œuvres en rapport avec la nature, avec la terre, le soleil. Là, c’est la mémoire d’un petit carré d’herbe.

Mais vous ne vous êtes pas arrêté à cette mémoire écologique.

H. K. : L’expérience de la sculpture Ils n’ont pas choisi leur sépulture a été, en dehors du fait plastique, une expérience nouvelle. L’artiste dans une conception classique, telle que je l’avais pratiquée, réalise un travail personnel, qui ne peut intéresser les autres que s’ils sont touchés par l’œuvre elle-même. En effectuant le monument pour le Chemin des Dames, j’ai fait l’expérience de la proximité des gens. Tout à coup, on travaille pour les autres, c’est tout à fait différent. Une expérience gratifiante et enrichissante. Après-coup, pris dans un mouvement d’empathie, je me suis probablement dit – car je ne passe pas mon temps à m’analyser – je me suis dit, il y a d’autres mémoires qui me tiennent aussi à cœur, et cette expérience m’a peut-être donné l’impudeur de me risquer à évoquer ces mémoires. J’ai osé parler ouvertement de choses dont je parlais secrètement. On peut en retrouver de petits fragments à droite et à gauche, par exemple, on ne peut pas trop se tromper sur L’Hommage à Monte-Cristo, où l’on voit déjà la présence du barbelé. Le fait de travailler plus directement sur les événements tragiques que nous avons connus au moment de la Shoah m’a fait accepter le barbelé que j’abhorrais quand je commençais à le voir paraître dans des œuvres juste après la Libération. Oui, lorsque j’ai commencé à travailler avec cette mémoire et cette volonté ou ce besoin, eh bien le barbelé est devenu un matériau que j’ai utilisé différemment, enfin… Voilà un morceau de barbelé retrouvé sur le Chemin des Dames, car en fouillant le sol, on retrouve des fragments de toutes sortes. C’est un barbelé très agressif et difficile à franchir. J’ai également fait un photomontage de l’une des entrées du camp d’Auschwitz, où il y a cette fameuse inscription qui est vraiment une insulte : « Arbeit macht frei », « le travail rend libre ». Quand on sait ce qui attendait ceux qui ont passé ce seuil, il n’y a pas de terme pour qualifier ce mépris de toute humanité, je n’en inventerai pas. Dans cette horreur, qu’est-ce qui m’a pris ? Puisque c’était déjà tellement dérisoire, j’ai ajouté à cette dérision. En ajoutant ce « lustig », ce « joyeux », j’ai cru pouvoir montrer mon mépris pour leur « esprit », leur méchanceté, leur cruauté. Ai-je bien fait, ai-je réussi ? Je n’ai pas de réponse. Ce photomontage est accompagné par un petit texte qui s’appelle « Vingt-quatre heures en Poméranie ». J’ai appris plus tard qu’une de mes amies avait été internée en Poméranie.

Vous êtes passé de la peinture à la sculpture…

H. K. : La sculpture, le travail avec des matériaux, avec des outils dans le calme de l’atelier a été pour moi une période de calme, il s’agissait de faire un travail manuel, artisanal, une façon d’échapper à la tension que provoquait la peinture. Quand on travaille sur une toile, sur la toile conventionnelle, un châssis, on est devant une surface définie. Dès qu’on prend un petit bout de matériau, un objet que l’on appelle sculpture, modelage, eh bien, l’espace est ouvert, il ne s’arrête jamais. Mettez un clou dans la nature, il n’a pas de barrière, il occupe tout l’espace. C’est donc une approche tout à fait différente qui m’a rempli de bonheur.

Parmi vos sculptures, on trouve des lettres.

Très tôt, dès mes toutes premières peintures, j’y ai parfois inscrit des textes de poètes que j’aimais, puis j’ai introduit des textes que j’avais moi-même écrits. Cela apparaît aussi dans mes premières gravures. Il y a même une toile où j’ai peint mon adresse de l’époque, à l’instar des peintures classiques où apparaissait le nom de ceux dont on faisait le portrait. Moi, j’ai mis une adresse. Progressivement, j’ai utilisé de plus en plus des inscriptions, des bouts de texte, des phrases. Lorsque je me suis davantage consacré à la sculpture, j’ai créé des alphabets qui m’ont permis de composer des textes. C’est ainsi que j’ai inscrit le titre des œuvres de Mauriac sur son monument. Puis, je me suis mis à faire des caractères plus grands. Lors de la commémoration du Bicentenaire de la Révolution française, en 1989, j’ai réalisé d’abord une petite maquette de sculpture où l’on lit de haut en bas le mot « Liberté », puis une sculpture avec la devise républicaine, « Liberté, Égalité, Fraternité ». Probablement, mes échanges avec Jean Tardieu y ont été pour quelque chose. J’étais heureux d’être l’ami d’un homme de cette qualité. Jean Tardieu a souhaité me rencontrer, il avait écrit un texte sur « Liberté, Égalité, Fraternité ». C’était un jeu d’esprit aussi avec lui. J’ai réalisé de petites pièces en pensant à lui. Ce sont des puzzles, des assemblages, comme des rébus, ça ne se lit pas toujours facilement, il y a des ratages. Par exemple, il y a une sculpture composée des lettres ZEUS, disposées d’une certaine façon. Je l’appelle « le Nom de Dieu ». Il y en a une autre, on y lit LOVE, c’est Lettres d’amour. Et aussi, une petite pièce qui s’appelle Les Cinq Lettres. Je vous laisse le soin de deviner ce que cela peut signifier.

Et que représente l’assemblage que l’on voit là ?

H. K. : « Le lent saignement des lettres ». Entendez aussi : « l’enseignement des lettres » : avec les lettres, toutes les douleurs et tous les bonheurs peuvent être exprimés.

Publié dans le n° 2 de Mémoires en jeu, décembre 2016, p. 26-29.