Photographies de S-21. Pièce en un acte de Catherine Filloux

Catherine Fillouxartiste, dramaturge
Paru le : 26.10.2018

PHOTOGRAPHIES DE S-21

Pièce en un acte de Catherine Filloux

Photographs from S-21is published by Playscripts Inc. (http://www.playscripts.com) and has been produced in Khmer in Cambodia, as well as around the world.

Agent et contacts en fin de texte

Personnages

Jeune Femme, une jeune femme cambodgienne portant un pyjama noir et un numéro d’immatriculation.

Jeune Homme, un jeune homme cambodgien avec un pyjama semblable et aussi un numéro d’immatriculation.

Lieu, un musée d’art moderne.

Date,  Août 1997.

– Une exposition intitulée «Photographies de S-21: 1975-1979» a été présentée pendant l’été de 1997, au Musée d’Art Moderne de New York. –

PHOTOGRAPHIES DE S-21

(Une jeune femme et un jeune homme posent, figés l’un en face de l’autre dans les énormes cadres grandeur nature de leurs photos noir et blanc. Ils portent tous les deux un pyjama noir et un numéro d’identification. L’identification de la jeune femme se compose d’une série de chiffres, de quelques caractères khmers et d’une date. Celui du jeune homme porte tout simplement le numéro 3.  Ils regardent tous les deux fixement l’appareil photo alors qu’on vient juste de leur retirer le bandeau qui leur couvrait les yeux.  En bas du cadre de la jeune femme une lumière brille.

La jeune femme pousse un faible gémissement.)

 

LA JEUNE FEMME

Je ne peux pas continuer.

LE JEUNE HOMME

Qu’est-ce que vous avez dit?

LA JEUNE FEMME

Je ne sais pas où je suis.

LE JEUNE HOMME

Moi non plus…

LA JEUNE FEMME

Qui êtes-vous? Toute la journée j’entends des voix. Je ne comprends rien mais je vous comprends.

LE JEUNE HOMME

Je suis en face de vous.  Sur le mur. Regardez, est-ce que vous pouvez me voir?

LA JEUNE FEMME

Non, mes yeux sont faibles.  Ils m’ont bandé les yeux pendant trop longtemps.  Puis soudainement ils ont enlevé le bandeau et pris ma photo.

LE JEUNE HOMME

Oui, pareil pour moi: mais je peux vous voir.

LA JEUNE FEMME

Qui êtes-vous?

LE JEUNE HOMME

Une photographie, sur le mur, comme vous.

LA JEUNE FEMME

C’est intolérable. Pendant la journée les gens passent. Ils me regardent dans les yeux. Le soir, il n’y a pas d’air. Comme à l’intérieur d’un coussin.

(Pause.)

LE JEUNE HOMME

Est-ce que vous aimeriez quitter votre place et venir me rencontrer au centre de la salle? Il y a un banc.  Comme ça vous pourriez me voir.

LA JEUNE FEMME

Je ne peux pas bouger.

LE JEUNE HOMME

Essayez et j’essaierai moi aussi.

LA JEUNE FEMME

Je ne sais pas qui vous êtes.

LE JEUNE HOMME

Je parle votre langue.

LA JEUNE FEMME

Ils parlaient ma langue.

LE JEUNE HOMME

Qui?

LA JEUNE FEMME

Les Khmers Rouges.

 

LE JEUNE HOMME

Je ne suis pas Khmer Rouge.

(Il s’arrache du cadre de la photo pour le lui prouver.)

LE JEUNE HOMME

Regardez, pas de foulard rouge.  C’est pour ça que je suis ici.  Je me suis sauvé.

(Pause.)

LE JEUNE HOMME

Est-ce que vous voulez que je vous dise à quoi vous ressemblez, pour vous prouver que je peux vous voir?

LA JEUNE FEMME

Non, j’ai honte.

LE JEUNE HOMME

Pourquoi?

LA JEUNE FEMME

Mon pyjama noir.

LE JEUNE HOMME

Je porte le même.

LA JEUNE FEMME

Le numéro qu’ils ont épinglé sur moi.

LE JEUNE HOMME

Je suis le numéro 3.

LA JEUNE FEMME

Mon numéro est beaucoup plus long.

LE JEUNE HOMME

Oui.  Il y a aussi une date sur votre plaque d’identité…Elle dit, «Dix-sept, Cinq, Soixante-dix-huit.»

LA JEUNE FEMME

Vous devez avoir de très bons yeux.

 

LE JEUNE HOMME

Merci.  Je vous regarde depuis très longtemps.  Vous êtes toujours là, sauf quand les foules deviennent trop denses et vous cachent, ou que le gardien éteint la lumière…Je vois tant de choses en vous maintenant:…la peur, la détermination, la beauté, la surprise…Vos yeux sont comme l’eau d’un lac qui reflète les saisons qui passent.  J’ai commencé à vous voir comme ça.

LA JEUNE FEMME

La date sur ma plaque d’identité est le dix-sept mai 1978.

(Il se dirige vers elle.)

LE JEUNE HOMME

Il y a quelque chose d’étrange en bas de votre photo.  C’est voilé.  Je ne peux pas vraiment le distinguer…

 

LA JEUNE FEMME

Non.

LE JEUNE HOMME

Je le vois. Il y a quelque chose juste à l’intérieur du cadre, montant vers le ciel…

LA JEUNE FEMME

Non, il n’y a rien.  (Pause.)  Mon mari a pleuré quand ils ont tué sa mère.

LE JEUNE HOMME

Ils vous tuaient si vous pleuriez.

LA JEUNE FEMME

Je sais. Dans le camp de travaux forcés. Ils ont fracassé son crâne avec une pelle parce qu’elle travaillait trop lentement.  Nous n’avons même pas pu l’enterrer.  Alors maintenant elle est kmauit—un fantôme errant.

(Le jeune homme s’approche du banc.)

LE JEUNE HOMME

J’envie tous les visiteurs qui s’assoient ici.  Parfois ils sont en groupe.  Des familles. Ils lisent les livres qui sont ici. Ils écrivent aussi dans un livre.

LA JEUNE FEMME

Parfois les gens viennent comme pour une parade.  Ils entrent et sortent.  Comme un cours d’eau, me regardant droit dans les yeux.  Leurs yeux sont tous de couleurs différentes.  Bleu.  Vert. Jaune.  Comme des lumières.

LE JEUNE HOMME

C’est bien de trouver quelqu’un qui parle la même langue.

(Il s’allonge sur le banc.)

LE JEUNE HOMME

Êtes-vous sûre que vous ne voulez pas allonger vos jambes?… Nous ne sommes pas les seuls sur le mur, vous savez.  On est vingt-deux.  Cambodgiens. Ou du moins c’est ce que je crois voir. On est tous en train de poser pour des photos à “S-21″.

LA JEUNE FEMME

S-21 avait un autre nom…”TUOL SLENG”.

(Il feuillette le livre d’invités sur la table et lit.)

LE JEUNE HOMME

Quelqu’un a écrit quelque chose ici dans notre langue!

Ecoutez : «N’oubliez jamais!  Signé, Sovindara Hun.  New York City.”  (Pause.) Nous sommes en Amérique…

(La femme sort du cadre de sa photo, avec raideur.)

LE JEUNE HOMME

Hé!  Vous avez réussi!…Je vous en prie, venez vous asseoir.  C’est confortable ici.

LA JEUNE FEMME

Non, laissez-moi rester un moment debout.  J’ai la tête qui tourne.

LE JEUNE HOMME

Est-ce que vous voulez que je vous masse avec une pièce?

LA JEUNE FEMME

Non, non, non.

LE JEUNE HOMME

J’ai une pièce!

(Il remonte le revers de son pantalon et cherche dans la doublure.)

LE JEUNE HOMME

J’ai cousu cette petite poche à mon retour du camp chez ma grand-mère.  J’avais entendu dire qu’elle mourait et ils m’avaient donné la permission d’aller la voir.  Je lui ai demandé une aiguille et du fil et j’ai fait cette poche secrète.  J’y ai caché l’or qu’elle m’a donné et des pièces de monnaie.  Mon briquet. Pour ce que cela m’a servi…

(Il sort une pièce de la poche secrète.)

LE JEUNE HOMME

Allons, venez vous asseoir.  Tenez, donnez moi votre bras.  Je regrette mais je n’ai pas d’huile.

(Elle s’assoit et il commence à lui masser fortement le bras avec la pièce.)

LE JEUNE HOMME

Comment vous sentez-vous?

LA JEUNE FEMME

(Stupéfaite.)

Je ne peux pas le croire.

LE JEUNE HOMME

Qu’est-ce que vous voulez dire?

LA JEUNE FEMME

Je suis comme dans un rêve.

LE JEUNE HOMME

Non, vous êtes en Amérique.

LA JEUNE FEMME

Amérique?

LE JEUNE HOMME

Vous savez, des gens riches, beaucoup d’autos.  Willie Nelson.

LA JEUNE FEMME

Oh! Oui… C’est pour ça qu’ils vous ont envoyé à S-21?  Parce qu’ils ont trouvé votre or?

LE JEUNE HOMME

Non, ils ne l’ont jamais trouvé!

(Il retire vite un lingot d’or de sa poche secrète et le lui montre, enchanté.)

LE JEUNE HOMME

Regardez! C’est là, ici.  Je les ai eus!

(Il remet l’or dans sa poche.)

LE JEUNE HOMME

Allez, donnez-moi votre autre bras.

(Il touche une de ses mains, qu’elle tient toujours fermée.  Elle se retire.)

LE JEUNE HOMME

Vous tremblez.

LA JEUNE FEMME

J’ai toujours froid.  Je tremble de peur.

LE JEUNE HOMME

Ils ne sont pas ici.

(Elle regarde son pyjama noir et son numéro d’identification.)

LA JEUNE FEMME

Ils ne peuvent pas être loin…

(Il met son bras autour d’elle.)

LE JEUNE HOMME

Venez, laissez-moi vous réchauffer, darling.

LA JEUNE FEMME

Pourquoi m’appelez-vous comme ça?

LE JEUNE HOMME

J’appelais ma sœur comme ça…On est mort, alors vous n’avez pas besoin d’avoir peur…Je veux dire, c’est un fait… J’aimerais bien qu’on ait quelque chose à manger… qu’est-ce que vous aimeriez manger, si vous pouviez avoir n’importe quoi?

LA JEUNE FEMME

Mais nous sommes ici, Numéro Trois.

LE JEUNE HOMME

Ne m’appelez pas comme ça.  J’ai un nom.

LA JEUNE FEMME

Qui le connaît maintenant?

LE JEUNE HOMME

Vous.

(Il joint ses mains et s’incline vers elle.)

LE JEUNE HOMME

“Vuthy”.

(Elle joint sa main et son poing et s’incline à son tour.)

LA JEUNE FEMME

Tuol Sleng était une école, Vuthy; quand j’étais petite, c’est là que j’allais apprendre à lire et à écrire.  C’est là qu’ils m’ont amenée le 17 Mai, 1978.  Je suis entrée et je me suis rappelée comment je formais mes lettres, si soigneusement, comment je lisais les mots…Ils vous tuaient si vous saviez lire et écrire…

 

LE JEUNE HOMME

Je sais. (Il montre leurs deux cadres du doigt.) C’est drôle d’être ici maintenant.

LA JEUNE FEMME

L’Amérique.

LE JEUNE HOMME

Je ne sais pas si nous sommes vraiment là.

YOUNG WOMAN

On a l’air d’être vrais.

(Il reprend sa pose à l’intérieur du cadre.)

YOUNG MAN

Peut-être c’est parce que nous sommes dans ces photos et que les gens passent et que chaque fois que leurs yeux touchent les nôtres, nous retournons là-bas à nouveau.

YOUNG WOMAN

Ils me regardent d’une manière si bizarre, comme s’ils me posaient une question.

LE JEUNE HOMME

Oui.

LA JEUNE FEMME

Je ne peux jamais me détourner.

LE JEUNE HOMME

Piégés.

LA JEUNE FEMME

C’est qui ces gens qui nous regardent?

LE JEUNE HOMME

Des fantômes, peut-être…Fantômes des Khmers Rouges.

LA JEUNE FEMME

Ils ne sont pas pareils.

LE JEUNE HOMME

Pourquoi reviendraient-ils alors encore nous voir?  Pour nous surveiller?

LA JEUNE FEMME

Peut-être vous avez raison, Vuthy.  Peut-être sont-ils l’ennemi, déguisé?…

(Le jeune homme s’en va.)

LA JEUNE FEMME

(Avec insistance.)

Où allez-vous? Je vous en supplie, ne me laissez pas ici.  Vous ne savez pas ce qui peut se passer.

LE JEUNE HOMME

Je veux juste voir ce qui est à côté.  Les gens ont toujours l’air de ne faire que passer devant nous, en direction de quelque chose qui s’appelle «PICASSO».

(Il s’en va, mais elle le suit, puis s’arrête.)

LA JEUNE FEMME

Vuthy, revenez!…

(Elle reste seule. Elle se replace dans son cadre et reprend sa position.)

LA JEUNE FEMME

Non, non, non, non.  (Elle se baisse vers quelque chose vers le bas du cadre.)  Non, non, non…

(Le jeune homme se dépêche de revenir.)

LE JEUNE HOMME

Darling, qu’est-ce qui s’est passé?  Qu’est ce qui ne va pas?

(La jeune femme regarde dans le vide, complètement perdue.)

LE JEUNE HOMME

Darling, dites-moi ce qui s’est passé.  Je vous en prie, dites-moi ce qui vous est arrivé.

(Elle ne dit rien du tout.)

LE JEUNE HOMME

Allons, allons.

(Il sort l’or de sa poche.)

LE JEUNE HOMME

Pourquoi ne prenez-vous pas cet or, si vous voulez?

(Elle le prend avec un air absent.)

LE JEUNE HOMME

Est-ce que ce n’est pas beau ça?  Regardez-le à la lumière!

(Elle ne le fait pas.)

LE JEUNE HOMME

Eh! bien je vais vous dire ce que j’ai vu à côté.  Encore des photos et des photos;  de chevaux, de fleurs, de bananes, juste de bananes.  D’un garçon qui se baigne, d’une fille qui danse, de voitures–nous sommes en Amérique—de terre, oui il y avait des photos de terre tout simplement–de collines, de maisons carrées avec des fenêtres, d’avions, de vieilles personnes avec beaucoup de rides, d’une petite fille en robe courte, d’une bicyclette, d’une femme avec un chapeau et fumant une cigarette, d’une ville avec beaucoup de lumière.  Des murs et des murs couverts de photos.  Je me suis arrêté quand je vous ai entendu crier, mais ça continuait et ça continuait…Je veux vous faire voir.  C’est facile.  Vous avez juste à me suivre.  Nous passerons devant les photos, nous trouverons une porte…Ou peut-être que nous n’avons pas besoin de portes, puisque nous sommes des fantômes…

LA JEUNE FEMME

Comment est-ce que je peux à la fois être morte et dans l’état où je suis?

(Le jeune homme reste sans réponse.)

 

LA JEUNE FEMME

Qu’est-ce qui vous est arrivé?

LE JEUNE HOMME

Ils m’ont administré des décharges électriques, ils m’ont affamé, enchaîné aux autres hommes, ils m’ont fait dormir dans ma propre…

LA JEUNE FEMME

Pourquoi vous ont-ils envoyé à S-21?

LE JEUNE HOMME

Je me suis sauvé du camp.  J’ai mangé des insectes et des rats, j’ai dormi sous l’eau des rivières…Vous voulez savoir mon vrai crime?  Je suis resté vivant.

LA JEUNE FEMME

Et après qu’ils vous ont enlevé le bandeau?

LE JEUNE HOMME

Mon sang s’est mêlé au sang des autres par terre…

(Pause.)

LA JEUNE FEMME

…Vuthy?

LE JEUNE HOMME

Oui?

LA JEUNE FEMME

Vous avez bien vu.

(Il la regarde, en attendant.)

LA JEUNE FEMME

Il y avait quelque chose en bas de ma photo…La main d’un enfant…

LE JEUNE HOMME

(Doucement.)

Oh! Oui je l’ai regardée pendant si longtemps…

LA JEUNE FEMME

(En revivant la scène.)

Ils ont enlevé mon bandeau.  Ma fille a tendu sa main vers moi.  Je n’ai pas bougé.  (Doucement.) Pas bougé…Ils ont tiré sur elle d’abord…Je ne l’ai pas protégée.

(Elle se baisse pour prendre la main de son enfant imaginaire.)

LA JEUNE FEMME

Elle a tendu sa main vers moi…

(Il prend sa main.)

LE JEUNE HOMME

Venez, nous ne voulons pas être des fantômes, qui viennent hanter les gens la nuit, et les empêchent de s’endormir…

LA JEUNE FEMME

Je n’ai personne que je puisse hanter.  Toute ma famille a disparu.

LE JEUNE HOMME

Il nous faut retrouver la paix, Darling, de vraies funérailles, pour nous.

LA JEUNE FEMME

…Je ne mérite pas la paix…

(Il prend sa main et ils commencent à partir.  Ils sont pris dans un faisceau de lumière alors qu’ils se dirigent vers l’extérieur.)

LA JEUNE FEMME

Nous sommes dehors?

LE JEUNE HOMME

Oui.  Le ciment, c’est drôle sous mes pieds.

LA JEUNE FEMME

Rugueux.  Est-ce qu’il pleut?

LE JEUNE HOMME

Non, c’est une fontaine.  Il nous faut avoir de vraies funérailles, ou bien nous resterons des fantômes.  Venez, tenez-vous debout dans l’eau.  (Il l’aide à entrer dans la fontaine.)  Fermez vos yeux.

(Il la caresse.)

LE JEUNE HOMME

Chut…

(Il prend un morceau d’encens dans sa poche et l’allume avec son briquet.  Il s’incline devant elle.  Elle tend vers lui son poing serré.)

LA JEUNE FEMME

Même quand je renaîtrai dans ma prochaine vie, je me rappellerai encore et toujours les Khmers Rouges.

(Elle ouvre son poing serré et il retire de sa main un ruban pour les cheveux d’une enfant. Les lumières s’éteignent.

La jeune femme et le jeune homme réapparaissent dans leurs cadres.  Nous voyons le flash et entendons le déclic de l’appareil photo.)

FIN

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