Pourquoi tant de haine / Pourquoi tant d’images  ?

Philippe MesnardUniversité Clermont Auvergne (UCA) / CELIS EA 4280, Institut Universitaire de France
Vincent PetitjeanUCA / CELIS EA 4280
Paru le : 15.04.2020
Mots-clés :

VINCENT PETITJEAN

L’actualité éditoriale et mémorielle a été bousculée en septembre 2018 par la parution aux Éditions La Découverte de l’imposant ouvrage dirigé par Pascal Blanchard, Nicolas Bancel, Gilles Boëtsch, Christelle Taraud et Dominic Thomas : Sexe, race et colonies. Le quotidien Libération avait d’ailleurs consacré sa Une du 22 septembre à cet ouvrage en titrant « le viol colonial, une autre histoire des Empires ». Pour un journal qui a construit sa réputation sur la place faite à la photographie, la rédaction avait fait le choix d’un cliché tiré de l’ouvrage (p. 333) intitulé « À la maison », pris au Togo en 1950 et représentant un homme blanc (de peau comme de vêtements) assis face à l’objectif et tenant la main d’une femme noire souriant, seins nus.

Or la Une de Libération est révélatrice de certaines des crispations autour de la parution de l’ouvrage. En effet, les critiques portent bien sur le rapport entre textes et images, sur la place de l’image et sur sa valeur comme document historiographique, ainsi que sur le commentaire qui en est fait. Nombre de ces critiques ont d’ailleurs été publiées dans les colonnes du quotidien. Daniel Schneidermann s’est, par exemple, ému de la parution d’« un beau livre de viols coloniaux » (Libération, 10/07/2018). C’est finalement la tribune de l’historien foucaldien Philippe Artières (Libération, 30/09/2018) qui, peut-être, résume le mieux le malaise généré par un livre qui interroge sur sa véritable nature : s’agit-il d’un beau livre ou d’un livre d’histoire ? De fait, qu’est-ce que Sexe, race et colonies ?

Musée royal de l’Afrique centrale, Tervuren (Belgique).
© Philippe Mesnard

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

C’est un livre massue pesant quatre kilos tout en papier glacé de 544 pages. Mobilisant plus de 90 collaborateurs, il offre au grand public quelque 1 200 images visant à montrer « la domination des corps du XVe siècle à nos jours » (sous-titre du livre). Outre l’introduction des cinq directeurs, l’ouvrage est organisé chronologiquement autour de quatre grandes parties aux titres évocateurs « Fascinations 1420- 1830 », « Dominations 1830-1920 », « Décolonisations 1920-1969 » et « Métissages depuis 1970 ». Chaque partie est constituée de quatre ou cinq chapitres explorant la réalité et l’évolution d’un asservissement qui, selon les auteurs, n’a jamais voulu dire son nom. Les chapitres sont eux-mêmes enrichis de 121 notices consacrées à des situations ou à des espaces plus particuliers.

L’AMBITION D’UN OUVRAGE

L’idée centrale est de démontrer que, s’exerçant sur les corps, la domination des colons sur les colonisés a pour corollaire essentiel un quasi asservissement sexuel, sans tabou ni pudeur, puisque fondé sur une altérité perçue comme permissive. L’ouvrage s’intéresse essentiellement à deux cas, la France et les États-Unis (même si les Empires ottoman, japonais et britannique voire portugais, allemand, belge et italien sont évoqués). Les directeurs justifient ce choix dans leur introduction par le fait que l’impérialisme propre à chacun de ces deux espaces a été porteur d’un universalisme. Mais si la présence de la France et de son empire colonial est assez évidente, le cas américain paraît moins clair à première vue. Or, bien qu’étant une ancienne colonie, les États-Unis se sont pourtant développés selon une logique colonialiste, à commencer par leur expansion occidentale au détriment des natifs indiens. Plus tard, l’annexion des Philippines, de Porto Rico ou d’Hawaï, la mise sous tutelle de Cuba ou d’Haïti, la présence importante de soldats américains en Asie et en Amérique du Sud sont susceptibles de relever d’un impérialisme colonisateur. À cela s’ajoute, bien sûr, la ségrégation exercée à l’encontre des populations afro-américaines. Les auteurs poursuivent leur argumentaire pour justifier la présence de ces deux grands ensembles en mettant en avant les migrations propres à ces espaces et la gestion des rapports interraciaux que cela implique.

Malgré cette primauté des contextes français et américain, l’ouvrage s’efforce, à défaut d’exhaustivité, d’être le plus complet possible. Il épouse un arc temporel qui, allant du XVe siècle à nos jours, tente de restituer un regard pour nous forcer à envisager ce qui, pendant trop longtemps aux yeux des auteurs, a été considéré comme un impensé impensable : l’asservissement sexuel, et le déni d’humanité qui l’accompagne, des peuples colonisés est consubstantiel au projet colonial. Il s’agit, dès lors, d’opérer aujourd’hui une révolution du regard. Après avoir été vus comme des fantômes de chair, les anciens peuples colonisés sont aujourd’hui considérés (tout du moins peut-on l’espérer même si le traitement des migrants peut nous en faire douter) comme des sociétés en devenir constituées d’individus aux aspirations légitimes. Il est donc temps de se retourner pour observer l’histoire de rapports où l’inégalité, l’exploitation et la servitude ont longtemps été la norme.

Mais l’impensé auquel veulent nous confronter les auteurs est aussi une blessure narcissique dans la mesure où les moins qu’humains, les barbares, ne sont pas forcément ceux que l’on pourrait croire : à l’accaparement des richesses, à l’exploitation des forces de travail s’est ajoutée une véritable prédation sexuelle faisant de chaque espace colonisé une foire aux Tartuffes. Les auteurs expliquent ainsi que l’on change de paradigme au cours du XIXe siècle, passant du « paradis terrestre » au « paradis sexuel » (introduction, p. 26). C’est ainsi que la première partie de l’ouvrage évoque un phénomène de curiosité et de fascination pour ces corps différents, qui va ensuite céder la place à une servitude pensée selon un critère racial lui-même fondé sur la nudité des autochtones. Gilles Boëtsch écrit : « C’est la nudité qui constitue le lien entre l’esclave, le démon, le barbare et la femme » (p. 68). L’intérêt de cette partie est de montrer que les pratiques de domination ne se sont pas d’emblée axées sur la « race », cette dernière apparaissant lorsque les enjeux économiques et politiques se sont faits plus forts comme l’explique, par exemple, le brillant article d’Arlette Gautier sur les femmes esclaves. La partie suivante, « dominations », est consacrée à la grande période de la colonisation et de la ségrégation aux États-Unis alors que la sexualité est assimilée à une technique de domination et de surveillance au service d’une hiérarchisation sociale triplement axée sur le genre, la classe et la race. La troisième partie évoque une vaste période de bouleversements avec les deux guerres mondiales et de nouveaux flux migratoires qui aboutissent aux décolonisations sans que disparaissent pour autant les clichés ou les stéréotypes attachés à ceux qui ne sont toujours pas perçus comme des civilisés. La dernière partie explore la réalité d’un monde postcolonial mondialisé, autour d’une notion de « métissages » attisant de nombreux fantasmes identitaires.

Musée royal de l’Afrique centrale, Tervuren (Belgique). © Philippe Mesnard

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

QUELLE DÉMARCHE POUR QUELLE PERSPECTIVE ?

Pour sonder cet impensé que serait l’imaginaire sexuel colonial et justifier leur démarche, les différents auteurs ont fréquemment recours à la notion de « déconstruction ». Cet usage est suffisamment récurrent dans l’ensemble de l’ouvrage pour être interrogé. Venant de Heidegger et développé par Derrida, la déconstruction est devenue une démarche, voire une méthode, permettant une remise en cause des évidences et des postulats. Ce sont là précisément les objectifs visés par les auteurs. Leur propos n’est pas de condamner la culture colonialiste, ni même d’en montrer les limites ou la fausseté, mais de comprendre comment elle s’est constituée pour en expliquer la portée et en combattre la pérennité. L’enjeu est de démonter pièce à pièce l’élaboration d’un imaginaire raciste sexualisé, prégnant encore aujourd’hui.

Cet imaginaire porte précisément sur des corps et montre que ce sont les regards des dominants qui peinent à s’affranchir d’une certaine tradition complètement fabriquée. Mais au service de quoi cet imaginaire a-t-il été construit ? Au service de ce que les auteurs appellent eux-mêmes une « biopolitique », empruntant évidemment cette notion à Michel Foucault. C’est là la perspective essentielle du livre. Elle est nommée dans l’introduction lorsque les auteurs écrivent que « les questions sexuelles s’affirment au cœur des biopolitiques coloniales » (p. 29). Perspective essentielle car il s’agit de montrer, tout au long du livre, que la domination des corps est un instrument de pouvoir. Ce constat n’est certes pas nouveau et il ne caractérise pas seulement l’esclavagisme ou le colonialisme. Mais la mise au jour par Foucault d’un « pouvoir sur la vie » (Foucault, p. 177 et sq.) s’articulant sur « les disciplines du corps et les régulations de la population » (ibid., p. 183) permet aux auteurs de Sexe, race et colonies d’explorer une sexualité conçue et expérimentée dans certains territoires spécifiques pour, certes, réguler et contrôler, mais aussi plus prosaïquement pour avilir et pour jouir. La perspective de l’ouvrage est d’autant plus foucaldienne qu’elle épouse les vues du philosophe lorsque celui-ci dénonce « l’hypothèse répressive » (ibid., p. 23 sq.) d’une société moderne vouée à ériger le sexe en tabou pour mieux en faire la promotion. C’est exactement sur ce schéma-là que fonctionne l’économie sexuelle des colonies.

LE TROUBLE D’IMAGES TROP NETTES

Mais là où Foucault s’intéressait aux postures discursives, le livre Sexe, race et colonies montre un imaginaire visuel. La majorité des illustrations reprend une iconographie véhiculant des stéréotypes de domination. Qu’il s’agisse de peintures, de gravures, de photographies, de cartes postales (il en est beaucoup question), d’affiches de diverses natures, de planches de bande dessinée, de photogrammes… Un certain nombre de ces images interpelle plus particulièrement par leur crudité ou leur violence. Un choix a cependant été fait parmi 70 000 images pour n’en retenir, rappelons-le, que 1 200. On devine qu’une réflexion a été menée, quant au choix d’abord et quant à l’opportunité de les publier ensuite.

Face à un tel objet, le lecteur (nous n’osons dire le spectateur) peut s’attendre à ce que ces images soient présentées, analysées et répertoriées avec le plus grand soin. Or ce qui étonne, c’est une certaine confusion, une accumulation de visuels qui ne sont pas toujours raccords avec les textes. À tel point que Daniel Schneidermann, dans sa tribune déjà citée, a évoqué une probable écriture en aveugle d’auteurs ignorant quelles illustrations viendraient en regard de leurs textes.

Mais commençons par le début. Avant même de l’avoir ouvert, nous sommes face à une couverture plus aguicheuse que sérieuse : le titre en caractères blancs sur fond noir avec le mot « sexe » en majuscules, comme s’il clignotait pour annoncer une « bonne maison », comme le dit Philippe Artières dans sa tribune, et avec en fond un grillage. Le ton est donné et le message est clair : les colonies ont d’abord été une prison sexuelle à ciel ouvert. On se dit que l’ouvrage veut frapper fort et marquer les esprits. On a alors l’idée de le retourner pour voir la quatrième de couverture et on voit sur toute la hauteur du bord gauche la photo, prise de dos, d’une esclave égyptienne, nue. Et on commence à se demander à quel objet on a affaire. Ouvrons le livre. Après la préface signée Achille Mbembe et Jacques Martial vient l’introduction, déjà évoquée, agrémentée d’un appareil de notes particulièrement dense. Puis ce sont les quatre par- ties, les 121 notices et une pléthore d’images. C’est cette débauche visuelle, susceptible de confiner à un voyeurisme pourtant a priori dénoncé, qui interroge. Les légendes sont parfois approximatives, les formats sont loin d’être tou- jours indiqués (ce qui est un vrai problème pour apprécier la portée d’une image). Et surtout, la grande majorité de ces images n’est finalement pas vraiment analysée. Il y a certes des chapitres, comme celui de Jean-Noël Ferrié et de Gilles Boëtsch sur la fabrication du motif oriental ou encore le dernier chapitre de Sylvie Chalaye pertinemment consacré à la réappropriation de cette histoire coloniale par des artistes contemporains, qui concentrent leurs analyses sur les images et l’élaboration de motifs visuels. Mais dans l’ensemble, on est frappé de constater que ces images ne sont pas traitées. Elles sont simplement montrées à titre de preuves, de pièces à conviction. Pourquoi certaines images apparaissent-elles en petit format et d’autres sur une double page ? Est-ce lié à leurs dimensions d’origine ? Pas toujours. C’est ainsi qu’aux pages 80 et 81 s’étale une toile particulièrement éloquente. Elle s’intitule Virginian Luxuries et date de 1825. Pas de nom d’auteur (mais la toile est manifestement anonyme ; dès lors, pourquoi ne pas l’indiquer ? ), ni de format, ni de lieu de conservation. Et surtout pas un mot sur une toile qui occupe une double page. C’est d’autant plus regrettable qu’elle va dans le sens de ce qui sera dit un peu plus tard sur la « viri- lisation des femmes “indigènes” » et la « féminisation des hommes » (p. 164). Que voit-on sur cette toile ? À gauche un homme blanc enlace une femme noire, tandis qu’à droite un maître s’apprête à bastonner un homme noir. Autrement dit, on voit une femme noire dont l’œil brillant est signe de lubricité et un homme humilié, émasculé symboliquement par des coups de bâton. Cette scène est d’autant plus frappante qu’on distingue sur le fond de la toile, entre l’homme au bâton et l’esclave battu, deux yeux ouverts et ce, non pas horizontalement mais verticalement. S’agit d’une toile peinte sur une autre dont on distinguerait encore certains motifs ? On ne saura rien, et ce déficit d’analyse des images dans un ouvrage qui en fait étalage pose un problème. L’ouvrage s’achève avec des annexes constituées des biographies des auteurs, d’une bibliographie très riche mais dont l’absence d’organisation (sinon alphabétique) interpelle, là encore, et des crédits photographiques. Si ces derniers font état d’un nombre limité d’emprunts à de grands fonds institutionnels (seules 18 images sur 1 200 viennent ainsi du musée du Quai Branly), ils signalent d’assez larges emprunts à des fonds particuliers. Ce qui peut se justifier par le fait que l’ouvrage s’efforce de recréer une sorte d’intimité publique dans le rapport de l’Occident à un ailleurs fantasmé.

Peut-on dénoncer sans montrer, peut-on expliquer sans donner à voir ? Les auteurs répondent clairement par la négative à cette question et entendent par-là, comme l’explique Pascal Blanchard dans l’entretien qu’il a accordé à Libération, « obliger ceux qui ne veulent pas voir ce passé à le regarder en face » (Libération, 21/09/2018). Seulement voilà, ceux qui ne voudront pas voir ne regarderont pas, sinon pour des raisons peu avouables. Il est symptomatique de constater que ceux qui ont réagi à cette publication étaient justement les premiers convaincus. C’est-à-dire des militants ou des chercheurs dont l’attachement à des valeurs progressistes et humanistes les inscrit à gauche, bref des lecteurs des éditions La Découverte, anciennes éditions François Maspero.

Alors, pour reprendre l’interrogation de Philippe Artières, beau livre ou livre d’histoire ? S’il ne fait aucun doute qu’il existe ou qu’il peut exister de beaux livres d’histoire, l’éditeur, lui, a justement répondu à cette question en faisant figurer l’ouvrage dans la rubrique « beaux livres » de son catalogue.

Œuvre citée

Foucault, Michel, 1994, Histoire de la sexualité, tome I, la volonté de savoir [1976], Paris, Gallimard.


PHILIPPE MESNARD

Ceci n’est pas un livre

Si l’on s’en tient aux apparences de Sexe, race et colonies, il s’agit bien d’un beau livre comme le confirme sa mise en place dans les librairies aux côtés de catalogues d’expositions et d’ouvrages photographiques. On ne va pas en décrire le format, ni le poids, ni le prix. Déjà fait. Un livre qui se chiffre et en impose. Pourtant, malgré ses 97 contributeurs et plus de 1 200 images couvrant 544 pages, que ce soit un livre s’avère accessoire. Sexe, race et colonies est surtout un discours. Un discours qui ne laisse paradoxalement, dans le dispositif qui le produit et le cadre à la fois, guère de place à l’altérité ; quelque chose de massif où celle-ci ne trouve pas de possibilités de se montrer autrement que par des corps la plupart du temps exotiques dans des postures tantôt dégradantes, tantôt érotiques, tantôt « naturelles », tantôt provocatrices.

Il s’agit pour les auteurs d’étendre au plus loin, sur les plans diachronique et synchronique, leur interprétation du paradigme colonial équivalant à la domination sexuelle des colonisés par les colonisateurs (ici, c’est pleinement l’occidental qui est visé). Les colonies : un « gigantesque lupanar » (p. 20). L’autre y est ainsi défini par le sexe plutôt que par sa force de travail. Le lancement dont s’est chargé Libération se situe sur le même registre sensationnaliste, titrant en pleine page à la une : « Le Viol colonial » (22-23 septembre 2018).

Je me limiterai ici à porter ma critique sur deux points. Ce discours procède à un vaste amalgame de plusieurs modes de violence qui exigent, au contraire, d’être rigoureusement distingués. L’utilisation de l’image par ce discours détruit l’image même et c’est de là que ce discours tire toute sa force au point de nuire à la compréhension des articles.

DES VIOLENCES TOUTES EN UNE

Une des variantes de la thèse : « Les violences sexuelles ont été des techniques coercitives puissantes de l’ordre colonial appliquées à tous et à toutes » (p. 171). Au commencement, il y aurait eu la découverte de la sexualité perçue comme libérée de certains indigènes permettant de poser le décor pour une production et une projection fantasmatiques aussi effrénées que l’expansion coloniale elle-même, et débor- dant en cela un imaginaire occidental soumis aux normes de la pudeur et d’une sexualité socialement contrôlée, largement assujettie à la morale religieuse (le catholicisme et ses exubérances répressives, le protestantisme et son austérité castratrice). Puis, échelonnées du XVIe au XXe siècles, les différentes périodes de domination coloniale par les Empires européens, assorties des différentes formes de traite d’esclaves vers les Amériques, auraient permis d’instituer la violence sexuelle comme mode majeur du processus de colonisation et d’asservissement.

Le volume subsume ainsi les crimes sexuels des troupes en temps de guerre et d’occupation sous son paradigme colonisateur. Il aurait pourtant été nécessaire de considérer de telles exactions comme les conséquences des cultures de guerre où, le civil étant relégué au rang de butin, la domination masculine militarisée s’exerce en toute impunité sur le corps des vaincus et des occupés dont les femmes sont une des figures cibles. Les tristement dénommées par euphémisme « femmes de réconfort » en Corée sous l’occupation japonaise sont-elles le résultat d’une culture coloniale ? Ou bien d’une combinaison particulière de la brutalité des us et coutumes de la soldatesque nippone et d’un rapport de domi- nation-soumission de genre infligé aux femmes de cette aire culturelle ? Après avoir lu l’encadré « Prostitution et kisaeng en Corée colonisée » (p. 185), on n’est pas plus informé. Les viols et les tortures que les Turcs et les Kurdes ont commis durant le génocide des Arméniens en 1915, ou sur les Grecs durant leur expulsion en 1920 en particulier, et dans les Balkans en général, mentionnés p. 212-213, illustrent la confusion semée par la thèse monolithique. À ce prisme, faut-il voir les viols perpétrés par l’Armée rouge en Europe orientale et en Allemagne entre 1944 et 1945, dans la Ciociaria en Italie en 1944 par les troupes françaises d’Afrique du Nord, en Bosnie par les milices serbes durant le conflit de l’ex-Yougoslavie entre 1991 et 1995 ou au Rwanda durant le génocide des Tutsis en 1994 comme autant de « violences coloniales » ? À vouloir trop la démontrer, l’équation force- née « colonies = domination sexuelle » fait écran.

Musée royal de l’Afrique centrale, Tervuren (Belgique).
© Philippe Mesnard

Est drastiquement réduite la diversité des conditions qui, s’entretenant et s’exacerbant réciproquement du fait même de leurs différences, produisent des violences extrêmes, tantôt tolérées, tantôt autorisées, dans des contextes de brutalisation généralisée. Si effectivement de nombreuses colonisations ont été menées par des corps expéditionnaires véhiculant une culture de guerre, ce n’est pas pour autant que celle-ci doit être assimilée à la culture coloniale et au racisme qui en seraient comme les matrices ou les détermi- nants majeurs. Sexe, race et colonies homogénéise en une même vision les pratiques de la violence et de la sexualité dans les cultures martiale, raciste, coloniale et de genre.

 

 

 

 

 

 

 

Il ne restait plus qu’à prolonger alors l’autoroute dans la direction du postcolonial et, ce faisant, du tourisme sexuel. Celui-ci ayant en outre, ici, pour effet d’actualiser l’idée d’une grande misère sexuelle occidentale, au prix d’empêcher qu’une interrogation exigeante se porte sur les spécificités de cette pratique déjà très stigmatisée par les médias. On pourrait ainsi souligner que ledit tourisme participe d’une double culture du plaisir vénal et de l’hédonisme que l’on ne peut assimiler aussi simplement au colonialisme et qui n’a, de surcroît, rien à voir avec la violence ou la présence militaires (même s’il est signalé, à juste titre, que des structures de prostitution, préfigurant les « paradis sexuels » actuels, avaient été mises en place dans le Pacifique spécialement pour les soldats américains qui y étaient stationnés).

MORT DE L’IMAGE

On n’a encore rien dit de l’aspect le plus bavard de l’ouvrage permettant à son discours de s’imposer. En effet, la première impression que l’on retient concerne l’abondance de l’iconographie dont les critiques déplorent à l’unanimité le manque d’analyse. Livrées dans leur plus simple appareil, les images n’ont droit qu’à d’innocentes légendes pourvues de leur crédit. Deux raisons à cela, concomitantes.

Un approfondissement de l’image aurait empêché la réalisation d’un tel volume qui se veut pléthorique et totalisant. Même l’analyse d’une quinzaine d’entre elles aurait grippé les rouages argumentatifs de ce dispositif ; il aurait fallu justifier celles-ci plutôt que les autres, et chacune aurait exigé bien plus que les encarts dont sont jalonnés les articles. Donc, d’emblée, une interrogation poussée des visuels aurait contrevenu au projet comme à son style. Mais cette intolérance pour ainsi dire épidermique trouve sa cause ailleurs.

Le flot incessant de ce millier de représentations nous signifie l’impossibilité quasiment compulsive de faire place aux images en tant que telles, sinon pour nier ce qu’elles nous donneraient à voir et réduire au silence les signes qu’elles voudraient nous faire entendre. Sexe, race et colonies noie l’énigme propre à chacune d’entre elles dans sa logorrhée. Car un visuel, quel qu’il soit, se présentant comme image, ne se livre jamais entièrement ni aux schémas qui veulent y inférer un sens, ni aux mots qui viennent à l’explorer et, d’une certaine manière, le coloniser. Dans le volume, on croit avoir affaire à des images. Non, ce ne sont que des représentations inféodées à un discours qui les possède à la hâte, se servant de leur sexualisation que son dispositif exacerbe.

D’ailleurs, outre sa part iconographique, on nous assène des listes et des accumulations, ajointées par une construction parataxique qui casse la lecture de l’article en y intercalant quantité d’encarts (une quarantaine d’environ 1 200 signes). Le regard en ressort saturé ad nauseam, et la lecture rompue. L’ouvrage ne nous laisse pas le choix au point que la connaissance elle-même, à ce régime, est difficilement accessible nonobstant des articles qui mériteraient d’être extraits de la nasse pour en apprécier vraiment le contenu.

LA LEÇON DE CET OUVRAGE

On pourrait alors considérer que la leçon de Sexe, race et colonies tient moins de la pédagogie, que du marketing. On reconnaîtra ainsi l’efficacité de sa stratégie éditoriale et du jeu de réseaux qui a permis à une centaine de contributeurs d’être embarquée dans un tel commerce – sans, certainement pour la plupart, en connaître la finalité. Le produit fini a dû les surprendre. De même que l’image y est altérée par sa propre mise en scène, de même la prétention scientifique aurait-elle pu éviter ses multiples points aveugles ? Voulant cumuler les genres, aurait-elle pu conduire à une sorte de monument iconologique se voyant gratifié d’une reconnaissance à hauteur de ses ambitions académiques ? En spéculant sur le miroitement des « noms » d’intellectuels et de spécialistes, cette tentative de combiner marketing et savoir fait se demander si Sexe, race et colonies ne serait pas un « bel » exemple de la domination de la pensée et de l’écriture par les normes du marché culturel qui commence sérieusement d’envahir les milieux académiques. C’est aussi cela qui dérange. Car en refermant ce volume qui ne tient pas sur les genoux, on se dit que pour avoir le dernier mot – façon que cette thèse a de se vendre en affirmant sa vérité – il lui a fallu tuer et l’image et le savoir. On a envie de rassembler les contributions dans un volume ordinaire pour, enfin, pouvoir les lire.

Un certain nombre de commentaires critiques a été rassemblé par le collectif « Colonisation et domination des corps », cf. https://elam.hypotheses.org/1930 (30/06/2019).