Silences éloquents. Pratique d’entretien en histoire du cinéma

Irina TchernevaCNRS, Eur’ORBEM
Paru le : 10.06.2022

Abstract : The collection of interviews in the social sciences rarely deals with those who wielded the micro-phone, those who faced the witnesses themselves, namely the documentary filmmakers. Yet their testimonies shed light on a blind spot where the public audiovisual message is being shaped. This benefit becomes all the more relevant in a political context where voice was stifled. This article focuses on the example of documentary filmmakers in the Soviet Union, where the boundaries between the public and private spheres were negotiated under adversarial circumstances. The methodological challenges for researchers using testimonies are at the core of this study, in particular the interviewee’s resistance to questions, the ways in which the filmmakers circumvented or silenced it. These resistances are observed as singularly meaningful results of the process of interviewing.


Une histoire sociale de l’image ne saurait se passer d’une étude sur les pratiques professionnelles des cinéastes, étude qui passe par la collecte de témoignages sonores. Dans le cas soviétique, ces derniers sont à même de révéler le quotidien des studios, les pressions exercées sur le milieu filmique et ses capacités d’adaptation. Or, jusqu’à une date récente, aucune collecte de ce genre n’avait été réalisée. Pour combler cette lacune, j’ai mené, à partir de 2008 des entretiens avec des documentaristes. Le présent article se propose d’exposer les interrogations que ce travail a permis de formuler. Quels défis méthodologiques1 affronte-t-on en enquêtant dans les lieux mêmes où était façonné le message audiovisuel public ? La fabrique de l’image documentaire se situe à l’intersection entre sphère privée et sphère « plébiscitaire acclamative » (Roth-Ey & Zakharova). Elle recèle de riches informations, tant à travers ce qui est exprimé qu’à travers ce qui est recouvert de silence. Cet article interroge la méthode de la conduite d’entretiens : difficultés rencontrées, pistes de leur interprétation et dialogue avec l’archive écrite. Il embrasse deux phases de la recherche : sur les cinéastes de la non-fiction, puis sur l’environnement visuel de la mémoire de la Seconde Guerre mondiale en URSS, couvrant les années 1940-1970.

Un recueil de soixante-neuf entretiens de longue durée (2 à 5 heures) a été conduit en parallèle à l’exploitation d’archives textuelles. Ayant choisi pour terrain la vie de deux studios de cinéma – celui de Sverdlovsk (actuellement Ekaterinbourg, Russie) et celui de Riga (Lettonie) entre 1948 et 1970 –, j’ai aussi exploré les archives d’entreprises, des instances administratives locales et du parti. Il était en effet indispensable de remonter l’échelle hiérarchique, des archives locales à la documentation centrale : ministères ou Comités républicains et pansoviétiques du cinéma, Union des cinéastes et sa cellule de parti, Institut du cinéma, Parti communiste. À partir de 2014, cette double exploration – témoignages et archives – a été étendue à la Lituanie et à l’Estonie annexées à l’Union soviétique en 1940 avant d’être envahies par l’Allemagne, puis récupérées en 1944 par l’URSS jusqu’à leur indépendance en 1990-1991.

Cet article se penche d’une part sur les écueils narratifs rencontrés chez les interviewés et interroge, de l’autre, les lacunes respectives des archives écrites et des entretiens. Il appréhende les réticences des interviewés dans les années 2000 comme autant de cristallisations d’enjeux mémoriels et d’expériences de sociabilité à l’époque soviétique. Pour ce faire, l’examen large des questions méthodologiques sera ici suivi d’un resserrement sur des thématiques effacées de la mémoire stabilisée.

MÉMOIRES D’UNE COHORTE ÉLARGIE DE PROFESSIONNELS

 Seul un petit nombre de praticiens de l’image interviewés pour cette recherche avaient été promus par la presse soviétique (réalisateurs essentiellement), mais la majorité – opérateurs, éclairagistes, ingénieurs-son, documentaristes, économistes du cinéma, rédacteurs – n’avaient jamais eu la possibilité de transmettre leur vécu. En examinant les documents écrits et oraux, j’ai souhaité poser les jalons non d’une histoire des institutions de cinéma, mais d’une histoire d’un milieu filmique. La préoccupation ancienne et fondatrice de l’histoire orale, qui est de recueillir l’expérience de ceux qui n’avaient pas laissé de trace écrite, m’a nourrie. Cependant, l’approche choisie ici était avant tout d’analyser des témoignages oraux au profit d’une histoire sociale « par le bas ».

La presse professionnelle et les archives de l’administration du cinéma et de l’Union des cinéastes attestaient une approche artificatrice (voir Heinich). Cela contribua à figer une histoire cinéphile, intériorisée par certains interviewés connus et exerçant encore. Ils me la restituaient invariablement, tandis que le but de la recherche était d’explorer les facettes inconnues de leur travail – histoire technique, économique, histoire des pratiques. En revanche, les cinéastes ayant arrêté leur activité professionnelle dans les années 1990 (moment de la privatisation des studios d’État) et a fortiori ceux qui n’avaient pas été célébrés dans la presse, à savoir des techniciens, économistes, ingénieurs-son et parfois opérateurs, ne rattachaient pas l’entretien à ces points immuables et parlaient spontanément de leurs pratiques. J’ai ainsi opté pour des entretiens semi-directifs, réservant aux interviewés la liberté de narrer d’abord leur trajectoire professionnelle et dédiant un second temps aux questions. Les grilles d’entretien étaient exposées aux interviewés, afin d’asseoir une confiance mutuelle, car nombreux étaient ceux qui se sentaient illégitimes à parler. Progressivement, j’ai incorporé la grille et j’ai laissé un large champ à l’improvisation et au dialogue.

Les antennes locales de l’Union des cinéastes m’ont aidée à entrer dans le milieu. Formant progressivement un cercle de connaissances entre 2008 et 2019, j’ai obtenu les coordonnées de ceux qui n’étaient pas membres de l’Union. Compte tenu de cette démarche localisée, l’information sur ma recherche s’est rapidement diffusée dans le milieu. Lorsque je contactais un potentiel interviewé, il apparaissait souvent qu’il attendait cet appel considérant qu’il n’avait pas encore été intégré dans la recherche. Les liens interpersonnels se cimentaient grâce à des séries de rencontres avec les mêmes personnes ou à des entretiens menés à plusieurs années d’intervalle.

Lorsque je me suis penchée à partir de 2016 sur l’environnement visuel des procès de criminels de guerre nazis et de leurs collaborateurs (en Lettonie avec Eric Le Bourhis), le milieu professionnel et les communautés juives locales m’ont aidée à obtenir les contacts. Les connaissances croisées avec les institutions auxquelles les interviewés s’identifiaient ont contribué à tisser des liens de confiance. Cependant, j’ai constaté que les récits étaient fragmentaires : ceux qui avaient été interviewés en amont dans le cadre de recueils d’informations sur la Shoah avaient déjà « rodé » des récits sur les événements de la Seconde Guerre mondiale. En revanche ils ne l’avaient pas fait sur les procès des années 1960. Le milieu filmique pour sa part n’avait pas été approché par ces travaux mémoriels et n’avait stabilisé aucune narration.

CONTREPOIDS AU MUTISME DES ARCHIVES TEXTUELLES

 Quelles lacunes des archives, les entretiens comblent-ils ? Les modus operandi quotidiens (écriture, tournage et montage, bricolage technique), tout comme les perceptions de réformes, les rapports de pouvoir entre les employés et les relations filmeur/filmé ont été informés par les entretiens. Regards sensibles, les témoignages oraux m’ont aussi aidée à comprendre les pratiques informelles de diffusion tout comme la censure exercée par les distributeurs locaux de films. L’importance d’un soutien de Moscou pour augmenter localement ses marges de manœuvre  n’avait pas laissé de traces dans les archives écrites, mais surgissait dans les entretiens.

La documentation archivistique comporte également de nombreux angles morts à l’égard du travail quotidien du studio avec les institutions passant des commandes de films : ministères, entreprises, instituts scientifiques. La difficulté s’accroît pour les commanditaires latents, par exemple le KGB dans les années 1960-1980. Or, missionnés par leurs studios, les documentaristes pratiquaient ordinairement des filmages pour usages professionnels, en particulier dans le sillage des procès de criminels de guerre. En échange, le KGB fournissait pellicule et techniques. La culture soviétique du secret et l’usage étendu du téléphone dès les années 1960 pour échanger des renseignements confidentiels (voir Zakharova) expliquent l’absence de traces écrites. Ainsi, les entretiens avec les cinéastes lettons – Janis D.2, Aigars K.3, tout comme avec leurs homologues lituaniens — Danius B.4 et Ignas T.5 – furent riches à propos des initiateurs de filmages, de la division du travail, de l’accès des cinéastes aux informations et aux témoins des enquêtes. Danius B. laisse ainsi comprendre une tardive et difficile acquisition de la confiance de ses témoins de crimes nazis et, en revanche, une pratique courante où « on fournissait » au cinéaste une personne « qui allait parler ». Celle-ci y était fortement incitée par les autorités (policières ou politiques). Ignas T., ayant filmé des procès en Lituanie, m’informe à propos de la liberté de mouvement dans le prétoire, de la lucidité des opérateurs à l’égard des publics de procès constitués en partie de personnes forcées, de l’apprentissage de règles à ne pas transgresser (un rédacteur6 serrant la main à un des accusés se trouva ainsi licencié). Narrant la mise en image des lieux de crimes, Ignas détaille des procédés de dramatisation via la lumière, la composition des plans et la sonorisation. Le documentariste letton Janis D., impliqué dans le filmage de traces de crimes pour une enquête policière en 1964-1965, aide à comprendre à quel point le KGB se désintéressait de la « pédagogie » par l’image, de sa diffusion. Par ailleurs, les cinéastes constataient que rien n’était pré-écrit, ni tranché lors des interrogatoires et des missions de reconnaissance. Ainsi, les entretiens éclairent non seulement ce qui fut tenu à distance des traces écrites, mais aussi une nébuleuse de procédés sensibles, non objectivés du filmage du réel.

UN ENCHÂSSEMENT DE NON-DITS

 Les archives de la police politique et des cellules de parti entrouvrent une porte sur les phénomènes dont les studios constituèrent une des arènes et qui suscitent chez les interviewés un silence ou des stratégies narratives de contournement. Ces oblitérations et difficultés à parler sont tout aussi instructives que les informations apportées.

Paradoxalement, avoir filmé des documentaires sur les crimes nazis en Union soviétique relève d’une page de l’histoire que les interviewés ne mettent pas en avant. Le registre de la valorisation de leur démarche, parce qu’évoquer la Shoah dans le contexte soviétique était rare et périlleux, n’est pas opérant aujourd’hui. Le statut problématique du documentaire sur la Seconde Guerre mondiale ressort puissamment à travers le prisme de la mémoire. Ainsi, Danius B., réalisateur lituanien d’un documentaire consacré au IXe fort de Kaunas7, explique qu’on lui « a refilé » ce thème parce que ses collègues plus expérimentés « ne voulaient plus se mouiller avec les “thèmes commandités par le parti” ». Face à la question « en quoi la Seconde Guerre mondiale serait-elle un de ces thèmes ? », il peine à expliciter son propos. Ce dernier est révélateur d’un contrôle politique étroit du récit portant sur cette thématique. Grâce à l’entretien, on accède à sa qualification via les pratiques, qui diffère d’une spécification dans les documents administratifs (plans thématiques de films). Notamment au sein du milieu cinématographique, aborder la Seconde Guerre mondiale étiquette la personne comme étant proche du pouvoir, et en particulier du KGB qui enquêtait sur les crimes. Dans le contexte post-soviétique d’indépendance, entrer dans cette zone de mémoire est générateur de craintes. Personne ne souhaite avouer avoir travaillé pour le KGB, fût-ce pour de nobles raisons : la recherche et le jugement des criminels nazis en l’occurrence. Dans les années 2010, des informations percent sur la place publique, sans que soit établie une distinction entre ceux qui surveillaient ou dénonçaient et ceux qui entretenaient des rapports avec la police politique dans le cadre de leurs fonctions professionnelles.

L’exemple de Aigars K., rédacteur au studio de Riga pour le film de 1971 consacré à la Shoah à Ventspils, l’illustre puissamment. L’interviewé est contrarié par la nécessité de parler du film, qui lève le voile sur une dimension inaliénable du travail des rédacteurs soviétiques : assurer les relations entre équipes de tournage et divers représentants du pouvoir. Un autre ancien rédacteur interviewé sollicite la connivence : « J’étais rédacteur du cinéma documentaire. Tu comprends ce que ça veut dire ? » J’acquiesce. Progressivement, j’ai appris surtout à dépassionner cet enjeu lors des entretiens. Aigars K., pour sa part, met en place des stratégies narratives pour marquer sa distance vis-à-vis du KGB letton. D’entrée de jeu, il explique que le projet se situe au début de sa carrière, alors qu’il était « naïf », diplômé d’excellence, intéressé par l’écriture. « Je ne connaissais pas le système », signale-t-il, pour expliquer qu’il avait fait confiance à ses collègues « expérimentés en la matière ». Parmi ces derniers, il distingue la réalisatrice qui, selon lui, oeuvrait  d’ordinaire pour la commande institutionnelle. En quelques mots, se référant à elle, il dresse un portrait de la génération des cinéastes installés en Lettonie entre 1944 et 1951. Ceux qui sont originaires de Lettonie et qui ont entamé leur carrière dans les décennies ultérieures qualifient cette génération de russophone, proche du pouvoir et peu intéressée par l’art. Ils convoquent fréquemment cette qualification de leurs collègues aînés auxquels ils se seraient opposés, bien que les processus sociaux et artistiques de la déstalinisation aient été plus complexes. Autre démarche de mise à distance, Aigars K. mentionne que lorsqu’il arriva au studio, l’essentiel avait déjà été tourné. Enfin, il mobilise sa biographie : ses grands-parents emprisonnés pendant l’occupation nazie « sur dénonciation d’un collaborateur letton » ; sa grand-mère détenue dans les camps soviétiques ; lui-même, né en Allemagne de l’Ouest, a subi une méfiance constante. S’esquisse de la sorte un portrait complexe, dont l’émergence faisait partie des objectifs de l’entretien.

Aspirant à tracer une ligne de démarcation entre les sphères du pouvoir et son travail, Aigars K. nous exhorte à adopter une attitude critique envers les documents de la commission d’enquête soviétique sur les crimes de guerre nazis8 et parle de son ouvrage consacré à un des bâtisseurs du Goulag. Les précautions dont l’ancien rédacteur et scénariste entoure ce terrain délicat qu’est le travail cinématographique sur les crimes nazis révèlent les enjeux mémoriels qui pèsent sur ces professionnels. En fin de compte, la peur d’être publiquement désignés comme « ayant œuvré pour le KGB » s’empare surtout des cinéastes poursuivant dans les années 2000 leur chemin dans les élites intellectuelles urbaines. À l’opposé, Janis D., vivant à la retraite à la campagne, n’éprouve pas de difficulté à parler de cette expérience professionnelle. Sa présentation de pratiques filmiques est en revanche dépolitisée. Il se positionne discursivement comme un producteur d’images et non comme un auteur qui endosserait la responsabilité d’un récit. On observe fréquemment pareille tendance à déconflictualiser les enjeux du tournage.

Au-delà de la question de partenaires de filmage, la mémoire du second conflit mondial est tiraillée entre les débats actuels dans les pays baltes autour de la collaboration avec l’occupant nazi et les non-dits à propos de la Shoah à l’époque soviétique. Les craintes d’être identifié en tant que représentant d’une nation de collaborateurs, quand bien même lors des entretiens cette idée n’a jamais été insinuée, s’expriment ponctuellement. Cette intrication entre l’individu et le collectif dans les propos des interviewés montre les répercussions néfastes d’une politique mémorielle culpabilisatrice sur la capacité de l’intelligentsia à parler de son expérience soviétique. Plusieurs interviewés soutiennent à la fois qu’au sein des studios lituanien et letton, la Shoah « était connue de tous » et que les collègues n’en parlaient pas. Révélateur à cet égard, le témoignage de Danius B. est déstructuré, fondé sur des phrases courtes et saccadées. Il signale les modalités de la circulation des informations. Ainsi, lors de sa préparation du film sur le IXe fort au début des années 1980, sa tante – rescapée du ghetto – consacra des nuits entières à partager ses souvenirs avec lui ; le directeur des archives lituaniennes, d’origine juive, précise le cinéaste, lui montra « en privé » des clichés de perpétrateurs et un film de propagande antisémite nazi. Danius B. soutient que le savoir était là (certes fragmentaire), mais qu’il « était indécent d’évoquer la nationalité », « impensable » d’aborder la judéité. Ce non-dit intériorisé se répercute à long terme sur les situations de témoignage : même après la perestroïka « personne ne nous parlera parce que nous sommes lituaniens ». Aux yeux de Danius B., un cinéaste étranger a plus de facilité à susciter la parole. Entrer à l’époque soviétique dans cette zone thématique lui semble périlleux, car « tout le monde avait un parent qui avait purgé une peine. On savait qu’il était facile de se faire emprisonner ». On observe en effet un emboîtement constant des propos sur la Shoah et sur les répressions soviétiques. Une question sur le savoir de la Shoah amène une réponse sur la coercition soviétique. La régularité de telles réactions démontre qu’il ne s’agit pas d’un malentendu, mais d’une articulation étroite des deux strates de l’histoire dans la mémoire individuelle.

Les témoignages dénotent à quel point il était plus confortable pour les cinéastes de se tenir à distance des thèmes sur lesquels le pouvoir gardait un œil  vigilant. Les aborder représentait un coût social. Soit le cinéaste acceptait d’être soupçonné ; soit un réseau de solidarité au sein de la communauté juive permettait d’affronter ce coût. La convention sociale se révèle structurellement forte : le thème perça peu dans l’espace public, car les réseaux d’interdépendance socioprofessionnelle retenaient les cinéastes. Ces couches de silence renvoient à des rumeurs circulant au sein de l’environnement professionnel. Les personnes ayant purgé une peine ou les délateurs étaient, comme le postule Danius B., connus. La déportation de parents de certains collègues entraînait des répercussions sur leurs carrières. Notamment, la propension à accepter une collaboration avec le KGB était conditionnée, dans la nébuleuse de ces rumeurs, par l’existence de proches ayant subi des répressions. Que ces rumeurs correspondent ou non à la vérité, la circulation de ces on-dit compte, car les relations au sein du collectif se tissèrent en conséquence. Ainsi le père de l’interviewée Audra E.9, documentariste majeure des procès de criminels de guerre en Lituanie, l’exhorta dans les années 1970 à ne pas croire les ouï-dire à son propos – fragilisé qu’il fut par l’opinion collective à son égard au sein du studio.

AUTRES PAGES NON VERBALISÉES DE L’HISTOIRE

 Deux problèmes en particulier sont ainsi évacués partiellement des archives et presque totalement des témoignages : la campagne antisémite en Union soviétique entre 1948 et 1953 et la coexistence dans les studios des territoires occidentaux de l’URSS, auparavant occupés par les Allemands, de ceux qui avaient travaillé durant l’occupation et des professionnels soviétiques.

Plusieurs interviewés abordent l’antisémitisme institutionnel durant le « stalinisme tardif » à demi-mot : Arkadi S. qui, jeune scénariste diplômé au début des années 195010, peina à trouver du travail ; ou Lev M.11 – témoin de l’évolution du collectif du studio de Riga. Lev M. mentionne les cinéastes poussés depuis Moscou en périphérie à la fin des années 1940. Lorsque je prononce « campagne anti-cosmo…12 », il m’interrompt, le confirme et cite un autre collègue, Sergei N., arrivé à Riga dans les mêmes circonstances. En revanche, l’entretien avec le fils de ce dernier13 est significatif par ses silences. Tout d’abord, l’interviewé n’arrive pas à dater l’arrivée de son père dans la capitale lettone. Puis, il mentionne qu’ils n’en parlaient jamais en famille. À mes questions directes, il qualifie Riga de « terre vierge » à l’égard du cinéma, d’un « espace de création » ouvert contrairement à Moscou, offrant une « possibilité d’être premier », de « bâtir quelque chose à soi ». Comparée aux savoirs tirés d’archives et d’autres entretiens, cette interprétation est déconflictualisée. Insistant sur l’idée que Sergei N. aurait déménagé de son propre chef, le fils estompe les souffrances du père dans le sillage de la campagne antisémite. Tout aussi prégnante est sa vision de la « première » génération des cinéastes installés à Riga entre 1944 et 1951. Contrairement à leur portrait collectif mentionné ci-dessus, l’interviewé valorise les parcours des « migrants », leurs savoir-faire et expériences de la guerre.

Enfin, les archives du parti et du KGB m’avaient fait saisir l’atmosphère électrique créée par la cohabitation de professionnels de l’image ayant travaillé pour l’occupant nazi avec ceux ayant filmé pour l’armée rouge. Or, les témoignages verbaux comportent des stratégies narratives qui consistent à atténuer le conflit, à exprimer la confiance à l’égard de la vérification des personnes soupçonnées par les Soviétiques. Un des rares témoins ayant fourni un récit à ce propos, Lev M., recourt à des phrases concises. Son récit de l’arrestation d’une dizaine de personnes en 1948-1949 à Riga véhicule l’image d’une absence de scandales, de l’acceptation par le collectif professionnel de nombreux suspects qui avaient passé « la filtration » et qui ne devaient donc plus porter de stigmates. À l’instar d’autres interviewés, il valorise le savoir-faire de ces collègues, leur accès aux « tournages gouvernementaux » (preuve de la confiance du parti). Une dépolitisation est observable également chez d’autres interviewés, qui mettent en avant le professionnalisme des cinéastes ayant purgé une peine après avoir travaillé pour l’occupant nazi ainsi que leur proximité dans la vie quotidienne (voisinage et éducation commune des enfants). Les interviewés se concentrent fréquemment sur les savoir-faire et les hiérarchies internes au studio. Cette stratégie verbale dénote d’une part un désir de se tenir à distance des enjeux politiques dont les cinéastes reconnaissent implicitement un savoir partiel. De l’autre, elle donne à percevoir les modalités de gestion de ces situations épineuses par les responsables locaux. Ainsi, Lev M. avait dissimulé que ses parents avaient été frappés par les répressions de 1937. La vérité ayant été découverte à la fin des années 1940, son supérieur hiérarchique l’y confronte d’abord, puis efface les traces du passé parental de ses documents administratifs.

CONCLUSION

L’ « absence aussi significative que la présence » (Joutard, p. 220-223) qui s’esquisse dans les entretiens met en exergue le rôle dévolu aux compétences professionnelles en Union soviétique. Les témoignages oraux abondent en considérations sur les savoir-faire, mais la mise en avant de ceux-ci estompe les conflits déchirant la société soviétique.

Ces exemples d’enjeux méthodologiques mettent au jour tout d’abord ce qui n’avait pas encore acquis un énoncé stabilisé. Le silence et la déstructuration des phrases « parlent ». Le vacuum verbal, constitué autour d’événements qui n’avaient jamais encore été relatés, s’amplifie et devient un nœud de conflits lorsque plusieurs répressions s’enchevêtrent dans la vie des interviewés. Ainsi, une rescapée de la Shoah en Lituanie14 reste mutique à propos du jugement des responsables des meurtres dans sa ville natale. Orpheline, ses parents ayant péri dans la Shoah, elle fut accueillie par une famille lituanienne. Puis elle vécut la déportation de cette dernière par le pouvoir soviétique comme un drame personnel. Aujourd’hui, elle rejette la justice de la période soviétique comme étant globalement hostile à la nation lituanienne. Étant adulte à l’époque des procès, elle se remémore mieux la Shoah, dont elle a stabilisé le récit depuis les années 1990, et affirme ne pas se souvenir des procès. L’effacement de cette séquence temporelle est amplifié par plusieurs strates de répressions vécues. De surcroît, son témoignage est aujourd’hui façonné par les politiques de la mémoire en Lituanie indépendante, la tendance étant à présenter (dans les espaces muséaux, par exemple) l’occupation nazie et l’occupation soviétique comme équivalentes.

Les obstacles méthodologiques, situés ici au cœur de la réflexion sur la conduite des entretiens, incitent à interroger les conditions de production des témoignages, à ne pas aborder ces derniers comme des réceptacles d’informations.

Silence, émiettement de phrases et procédés par lesquels les interviewés délimitent un terrain mémoriel brûlant ouvrent un champ de réflexion sur les traces administratives fragmentaires et sur les statuts de la parole à diverses époques. La non-verbalisation de domaines entiers de pratiques et le conditionnement du récit sur les faits passés par des phénomènes sociaux postsoviétiques nous renseignent sur les modalités de la gestion du secret par les professionnels et sur leur quête d’autonomie. ❚

 

ŒUVRES  CITÉES

Heinich, Nathalie, 2021, De l’artification : enquêtes sur le passage à l’art, Paris, éd. EHESS.

Joutard, Philippe, 1983, Ces voix qui nous viennent du passé, Paris, Hachette, p. 220-223.

Descamps, Florence, 2005 [2001], L’historien, l’archiviste et le magnétophone. De la constitution de la source orale à son exploitation, Paris, Comité pour l’histoire économique et financière de la France.

Gomart Thomas, 2000, « Quel statut pour le témoignage oral en histoire contemporaine ? », Hypothèses, 1 (3), p. 103-111.

Blum, Alain, Marta Craveri & Valérie Nivelon (dir.), 2012, Déportés en URSS : récits d’Européens au Goulag, Paris, Autrement.

Kévonian, Dzovinar & Valérie Tesnière, « Dynamiques de la recherche et sources orales », Matériaux pour l’histoire de notre temps, 2019/1-2 (n° 131-132).

Lachat, Jacob, Camille Schaer & Mathilde Zbaeren (dir.), 2020, « Regards sur le témoignage », A contrario, 1, n° 30.

Meusy, Jean-Jacques, 2020, « Sources orales et histoire du cinéma », 1895. Revue d’histoire du cinéma, n° 92, p. 6-54.

Roth-Ey, Kristin & Larissa Zakharova, 2015, « Communiquer en URSS et en Europe socialiste », Cahiers du Monde russe, 56/2–3, p. 253–271.

Zakharova, Larissa, 2020, De Moscou aux terres les plus lointaines. Communications, politique et société en URSS, Paris, éd. EHESS.

1 Pour une réflexion sur la pratique de l’entretien en histoire, voir Descamps ; Gomart ; Blum, Craveri, Nivelon ; Dossier « Dynamiques de la recherche et sources orales », Matériaux pour l’histoire de notre temps ; Lachat, Schaer, Zbaeren ; Meusy.

2 Riga, le 23 juillet 2016 par l’auteure et Éric Le Bourhis. Dans le présent article, tous les interviewés sont anonymisés.

3 Riga, le 24 juillet 2016 par l’auteure et Éric Le Bourhis.

4 Vilnius, le 13 juin 2018 par l’auteure.

5 Vilnius, le 19 juin 2018 par l’auteure.

6 Le terme soviétique «!rédacteur!» (редактор) désigne un professionnel du cinéma documentaire dont les fonctions consistent à sélectionner des sujets à filmer, à les répartir entre les cinéastes et à articuler les propositions venant des institutions extérieures avec les projets personnels des employés du studio. Le rédacteur soviétique établit les relations avec les interlocuteurs du studio et fait entrer les propositions des cinéastes et des scénaristes dans des conjonctures sociopolitiques.

7 Site d’assassinat de masse lors de la Seconde Guerre mondiale.

8 Amplement étudiés sous un angle critique par les historiens.

9 Vilnius, le 18 septembre 2019 par l’auteure.

10 Deux entretiens menés à Moscou en avril et juin 2009 par l’auteure

11 Moscou, le 15 mai 2015 par l’auteure.

12 Le terme consacré est « campagne anti-cosmopolite ».

13 Riga, le 15 juillet 2017 par l’auteure.

14 Entretien à Vilnius le 18 juin 2018 par l’auteure.