À l’entrée d’un immeuble du Kollwitzplatz à Berlin Prenzlauer Berg, on voit encore deux petites inscriptions gravées dans le revêtement au-dessus du grand porche : à gauche, 9. Nov. 1989, à droite, „Freiheit“. Les guillemets autour du mot liberté demeurent énigmatiques.
Lorsque les postes-frontières de la RDA se sont inopinément ouverts dans la soirée du 9 novembre 1989, la liberté ne semblait pas avoir besoin d’une marque de distance, elle était palpable à chaque coin de rue, dans chaque regard, dans chaque geste… Et pendant quelques semaines, quelques mois peut-être, l’enivrante impression de liberté absolue n’a pas tari, ni celle que tout était possible. Entre l’État est-allemand à la dernière extrémité et l’État ouest-allemand qui n’avait pas encore d’emprise, se dessinait une sorte de no man’s land conduisant à une effervescence d’idées, de projets, d’attentes aussi. Évidemment, il s’agissait d’une situation complétement irréaliste : les espoirs démesurés de ces gens qui sont descendus dans la rue pour rappeler au pouvoir que le peuple, c’était eux, ont vite rencontré une réalité politique très cadrée par les aspirations électorales de leurs compatriotes ouest-allemands. La rapidité du processus d’unification conduit par Helmut Kohl donne, rétrospectivement, le vertige.
Aujourd’hui, plus aucune trace de ce beau geste politique de 1989 lorsqu’on observe dans les manifestations ou rassemblements politiques des nouveaux Länder des Allemands de l’Est brandir comme une menace le slogan « Nous sommes le peuple », privé de son intention démocratique et aux accents franchement « völkisch ». Ironie de l’histoire : ce slogan leur arrive d’une certaine manière de l’Ouest comme la grande majorité des leaders de l’AfD. Avec des scores record aux dernières élections régionales, le parti d’extrême droite semble définitivement dominer le discours comme l’imaginaire politiques dans cette partie de l’Allemagne.
Si certains commentateurs font le parallèle avec la montée des populismes et des extrémismes un peu partout en Europe et y voient les conséquences des effets négatifs d’une mondialisation sauvage, d’autres y décèlent les séquelles du régime autoritaire de la RDA, volontiers aussi de l’antifascisme officiel qui aurait empêché les Allemands de l’Est de se confronter au passé nazi. C’est dédouaner un peu trop rapidement nos démocraties actuelles, car il ne faut pas oublier que ce ne sont pas les électeurs les plus âgés qui ont massivement voté pour l’AfD, mais ceux qui ont passé plus de la moitié de leur vie dans l’Allemagne réunifiée, ainsi que ceux qui sont nés après 1989.
Le désenchantement des Allemands de l’Est a commencé peu après leur accès à la liberté et à la consommation tant rêvée, lorsque leur cadre de vie a changé du jour au lendemain, lorsqu’ils se sont retrouvés dans une société dont ils ne maîtrisaient pas les codes. On oublie souvent la rudesse des expériences vécues, la naïveté avec laquelle certains sont tombés dans le piège d’aventuriers trouvant à l’Est un formidable Eldorado, la perte de repères dans un nouvel environnement administratif certes radicalement différent de la bureaucratie communiste, mais dont les méandres n’étaient pas moins déroutants. Par ailleurs, certains ont rappelé que la mise en place de la démocratie en RFA après 1945 fut accompagnée d’un essor économique et qu’en revanche, après 1989, l’ex-RDA fut frappée par la désindustrialisation et le chômage.
Depuis que le vote AfD progresse, on commence à s’interroger sur les ratés du processus d’unification – il a fallu presque trente ans pour cela. Le remplacement des élites après 1989 ayant été plus radical qu’en RFA après-guerre, on souligne le manque de représentativité des Allemands de l’Est parmi les cadres des administrations, des entreprises et des universités, l’exemple d’Angela Merkel étant une formidable exception. On note les méfaits de la politique de la Treuhand, cette agence fiduciaire qui a bradé les entreprises est-allemandes. On questionne la politique mémorielle, car beaucoup d’Allemands de l’Est ont l’impression que la mémoire du passé ne leur appartient pas. Autant la confrontation à la dimension répressive de l’État fut absolument nécessaire, autant limiter la vie en RDA au rôle de la Stasi et suggérer en permanence des parallèles avec le passé nazi passe à côté du vécu d’une grande majorité des citoyens est-allemands.
Ceci n’explique qu’en partie cela, mais aide peut-être à comprendre le malaise existant à l’Est au-delà des électeurs de l’extrême droite. Il serait bon que les guillemets disparaissent du mot liberté…
The Fall of the Wall, Thirty Years Ago
At the entrance to a building at Kollwitzplatz in Berlin’s Prenzlauer Berg neighborhood, one can still see two small inscriptions engraved in the plaster façade above the large entryway: on the left, 9. Nov. 1989, on the right, „Freiheit.“ The quotation marks around the word freedom remain enigmatic. When the GDR border crossings unexpectedly opened on the evening of 9 November 1989, freedom did not seem to need a distancing irony marker; it was palpable on every street corner, in every look, in every gesture. And for a few weeks, a few months perhaps, the exhilarating impression
of absolute freedom did not let up, nor did the feeling that anything was possible. Between the collapsing East German state and the West German state which had no control over the situation yet, there was a sort of no man’s land that allowed for an effervescence of ideas and projects—and of expectations. Of course, this was a completely unrealistic situation: the exaggerated hopes of those who took to the streets to remind the government that they were the people (“Wir sind das Volk”) quickly encountered a political reality that was highly framed by the electoral aspirations of their West German compatriots. In retrospect, the speed of the unification process led by Helmut Kohl can give one vertigo.
Today, there is no trace of that beautiful political gesture of 1989 when one observes in the demonstrations and political rallies of the new Länder certain eastern Germans brandishing as a threat the same slogan “We are the people”, now deprived of its democratic connotation and giving off instead distinctly “völkisch” overtones. The irony of th history is that this latest iteration actually comes to the from the West, just like the vast majority of the Alternative for Germany (AfD) leaders. With record scores in the most recent regional elections, the far-right AfD party seems to definitively dominate the political discourse and imaginatio in this part of Germany.
While some commentators draw parallels with the rise of populism and extremism across Europe and see it as the result of the negative effects of wildly unregulated globalization, others claim to see in it the scars of the authoritarian regime of the GDR, compounded by an official anti-fascism that would supposedly have prevented East Germans from confronting the Nazi past. Such theories let our current democracies off the hook a little too easily, since we must not forget that it’s not the oldest voters who have sided massively with the AfD, but instead those who have lived more than half their lives in a reunified Germany, as well as those born after 1989.
The disenchantment of East Germans began shortly after their access to freedom and a much vaunted consumerism— when their living arrangements changed practically overnight and they found themselves in a society whose codes they did not master. One often forgets the harsh experiences that were lived through, the naivety with which some fell into the traps of adventurous speculators who found the East to be a wonderful Eldorado, and the loss of reference points within the new bureaucracy, obviously very different from the Communist bureaucracy, but in which the procedures were equally disconcerting. It is often repeated that the implementation of democracy in West Germany after 1945 was accompanied by an economic boom; nevertheless after 1989, the former East Germany plummeted into deindustrialization and unemployment.
Since the progression of the AfD’s electoral support, questions are beginning to be raised about the failures of the unification process—it has taken almost thirty years to do so. Because the replacement of elites after 1989 was more radical than in post-war West Germany, many point out now the lack of representation of East Germans in the higher positions within administrations, companies, and universities—Angela Merkel being the notable exception that proves the rule. Also noted is the misconduct of the Treuhand, the fiduciary agency that sold off East German companies at discount prices. The politics of memory are also being questioned since many former East Germans have the feeling that remembering the past operates outside of their control. As much as a reckoning with the repressive dimension of the state was absolutely necessary, reducing life in East Germany to the role played by the Stasi and insisting constantly on the parallels between the GDR and the Nazi regime amounts to overlooking the lived experience of the vast majority of East German citizens.
Many wrongs don’t necessarily make a right, or a rightwing, but being aware of them may help one understand the malaise in eastern Germany that extends beyond far-right voters. It would be good if it were no longer necessary to put quotation marks around the word freedom. ❚