Waterloo: morts en masse et mémoire vivace

Philippe RaxhonUniversité de Liège
Paru le : 29.12.2016
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Waterloo est un formidable laboratoire mémoriel jusqu’à nos jours, comme en témoigne le Bicentenaire de la bataille en 2015. Comment explorer cette mémoire foisonnante et comment en tirer parti ? C’est la question double qui sous-tend cette approche.

waterloo-reconstitutions

La présence de Waterloo dans la mémoire rebondit[1] à travers le temps, au rythme des générations qui s’en emparent et réévaluent l’événement, suscitant un imaginaire très diversifié. Waterloo fait partie des foyers mémoriels intenses autour d’un seul événement déclinés sous une multitude de supports, de manière d’autant plus significative qu’il s’agit d’un événement de quelques heures seulement, le 18 juin 1815. Peu de journées du passé ont pris une dimension aussi disproportionnée dans la mémoire mondiale, et ceci jusqu’à notre époque. Waterloo reste une référence active, sur le plan historiographique, et évidemment sur le plan mémoriel. Dans ce dernier cas, notons que le Mémorial de Waterloo, inauguré en juin 2015, représente un investissement financier de la Région wallonne de l’ordre de quarante millions d’euros engagés pour la rénovation du site. C’est le plus lourd investissement en matière de tourisme mémoriel de l’histoire de la Région.

Il s’agit d’un centre d’interprétation plutôt que d’un musée, bénéficiant de nouvelles technologies performantes. Sur le site de la bataille, on y attend désormais 500 000 visiteurs par an, contre 250 000 aujourd’hui. Pour accompagner la réalisation du Mémorial, un comité scientifique international avait été mis sur pied, avec des historiens provenant de chaque pays impliqué à l’époque dans la bataille.

La mémoire de Waterloo n’est donc pas une morne plaine, et si l’on prend du champ, elle a longtemps nourri, au moins jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, le roman national des principaux pays, Royaume-Uni, Allemagne, France, Pays-Bas et Belgique, concernés par la bataille. Il n’est malheureusement pas possible d’approfondir ce point ici.

PISTER LA MÉMOIRE DE WATERLOO

La bataille de Waterloo, spectaculaire par son ampleur et décisive pour le destin de l’Europe, dont le site est resté en l’état grâce à une loi de préservation de 1914, fut racontée, historicisée, peinte, monumentalisée, filmée, reconstituée au sens théâtral du terme. Cette diversité, dans le cadre d’un phénomène mémoriel lié à une bataille, est le seul exemple de cette importance dans l’histoire mondiale.

Un « tourisme de guerre », souvent en quête de traces et de reliques, se développe rapidement sur les lieux des combats. Et la renommée de la bataille s’étendit dans le monde, en particulier anglo-saxon, au point que près de 200 villes ou communes aujourd’hui s’appellent « Waterloo ». En juin 2003, un congrès des « Waterloo » de la planète eut lieu à Waterloo-Blüthen, bourgade allemande de 88 habitants…

Du lieu de pèlerinage fréquenté par les têtes couronnées, du Tsar Alexandre I à Kadhafi, ou par les poètes, en particulier romantiques, de Lord Byron à Hugo, au site touristique actuel, venir à Waterloo a été motivé par de multiples raisons et fut à la source de nombreuses émotions, au point que des groupes de « reconstitueurs », aujourd’hui plus que jamais, « rejouent » les événements de 1815 devant des milliers de spectateurs.

Dès après la bataille, la peinture s’empare du sujet, et la production iconographique ne se tarira jamais. Le point d’orgue de cette mise en image, en reportage, statique, sera le panorama de Waterloo, l’un des plus remarquables du monde, inauguré en 1912, une toile de 110 mètres et 12 mètres de haut. Clin d’oeil du destin, dès l’année suivante, en 1913, le cinéma prend le relais de la promotion de Waterloo en images, avec un tout premier film sur le sujet, qui est belge, d’Alfred Machin, Un épisode de Waterloo. Les Britanniques produisent la même année The battle of Waterloo de Charles Weston. La filmographie de Waterloo ne cessera plus de s’étoffer, avec des œuvres célèbres, comme Campo di Maggio en 1935, un Waterloo soutenu par Benito Mussolini, ou comme le colossal Waterloo du réalisateur russe Bondartchouk en 1970, avec la participation de milliers de figurants issus de l’Armée rouge.

Images fixes, images mobiles, font partie d’un patrimoine mémoriel de Waterloo qui ont lourdement influencé les regards sur la bataille. Mais il n’y a pas de mémoire sans une alliance – un alliage – entre image et récit. Tous les genres littéraires ont été confrontés à Waterloo, et les premiers récits ont été produits immédiatement après la bataille. Il s’est d’abord agi pour les rescapés et les témoins de raconter leur bataille, pour les poètes et les écrivains de l’immortaliser, pour les historiens de l’expliquer, pour les stratèges d’en tirer leçon. Par strates successives, le patrimoine écrit de la bataille a constitué une bibliothèque de milliers de volumes, source d’inspiration qui n’a pas faibli jusqu’à nos jours.

La conquête de l’espace en trois dimensions par le monument est également précoce, et continue, en ce qui concerne le site de la bataille. Le premier monument est prussien, dès 1818, et la fameuse butte du Lion est érigée en 1826. Qu’est-ce que le Lion de Waterloo : un monument aux morts, un cénotaphe, un monument pour célébrer une victoire ? La butte et le Lion, ce sont d’abord des chiffres : un déplacement de 290 000 m3 de terre, une circonférence de 520 mètres à la base, une hauteur de près de 50 mètres, et pour l’animal, une pièce de fonte de 28 000 kilos, la plus importante jamais coulée jusqu’alors par l’homme.

À Waterloo, les monuments se défient, l’aigle blessé francophile répond au lion robuste. Des milliers de personnes assistèrent à son inauguration le 28 juin 1904. Mais le site de Waterloo et ses environs, c’est un maillage de quelque 150 monuments, hauts lieux, plaques, stèles, musées qui participent à une cartographie de la mémoire. Chacun de ces supports de mémoire a une histoire, même ceux qui n’ont pas existé, comme ce projet de monument imposant, un ossuaire international, dédié à la paix entre les peuples, dont l’érection était prévue pour le centenaire de la bataille, en 1915…

Cette mémoire de Waterloo, dans sa variété, doit s’appréhender en fonction des héritages nationaux en Europe. C’est un filtre crucial qui permet, par ce biais, de porter un regard sur l’évolution même de la définition de l’Europe, des États-nations du XIXe siècle jusqu’à la conception d’une Europe unie. Waterloo est une bataille au cœur de l’Europe, une bataille pour l’Europe, elle inaugure l’histoire de l’Europe contemporaine, et dans cette perspective, elle en tire une part importante de sa signification. La commémoration du 175e anniversaire de la bataille fut d’ailleurs placée sous le signe de la réconciliation européenne.

CAS DE FIGURE : WATERLOO DANS LA GRANDE GUERRE

La plasticité mémorielle de Waterloo demeure un champ de recherche ouvert. Nous l’avons expérimenté dans notre dernier livre Centenaire sanglant. La Bataille de Waterloo dans la Première Guerre mondiale, édité chez Luc Pire en octobre 2015, illustré d’une centaine de documents iconographiques. L’objectif du livre est de croiser deux mémoires puissantes, celle de la bataille de Waterloo et celle de la Première Guerre mondiale, et les échos des commémorations de 2014 et de 2015 ajoutent une patine à la morphologie du sujet. C’est mêler mise en abîme et caisse de résonance. Au demeurant, il s’agit d’ouvrir de nouvelles pistes sur le traitement mémoriel de Waterloo qui a encore beaucoup à offrir à travers des canaux de cette nature. Entre 1914 et 1918, des millions d’hommes furent mobilisés, les souvenirs historiques aussi, et la mémoire de Waterloo, loin d’être jugée anachronique, participa à la mobilisation des esprits et des volontés. Le 18 juin 1815 fut une source d’inspiration pour le présent, de motivation pour l’avenir, pour rendre intelligible cette effroyable Grande Guerre, et rêver à la paix tant attendue.

Comme une balise dans la nuit des guerres, la mémoire de la bataille de Waterloo fut vivement sollicitée par les belligérants de chaque camp, comme en témoignent les impressionnantes références à Waterloo pendant l’invasion d’août 1914, la possibilité d’une nouvelle bataille de Waterloo qui mettrait fin à la guerre, le renversement des alliances – Français et Britanniques contre Allemands – et son impact sur les processus mémoriels, la force évocatrice de Waterloo chez les soldats comme chez les civils confrontés à la guerre industrielle, la stupéfiante coïncidence du centenaire du 18 juin 1915, le retour des grands capitaines, convoqués pour de nouveaux combats : Wellington, Blücher et bien sûr, Napoléon.

LE BICENTENAIRE DE WATERLOOCOMME MOMENT HISTORIOGRAPHIQUE

Les commémorations donnent un coup de fouet à la réflexion historiographique et à des chantiers de recherche. Nous ne ferons pas ici le relevé des initiatives prises en la matière2, mais identifierons une perspective. En 1989, le Bicentenaire de la Révolution française avait relancé les études sur le sujet de manière exceptionnelle, confirmant implicitement le fossé qui séparait la réflexion historiographique sur la Révolution, et le traitement de l’époque napoléonienne, réservée à une historiographie considérée à tort comme passéiste, voire anachronique. Mais un phénomène typiquement générationnel s’est produit depuis lors. En 1989, les historiens de la Révolution se sont retrouvés investis d’un étrange privilège : pouvoir suivre en temps réel, dans leur propre existence, la rythmique de la temporalité des événements qui se succédèrent depuis la Révolution et son bicentenaire en 1989, jusqu’à 2015, bicentenaire de Waterloo, bouclant la boucle à la fois de la mémoire d’une époque, et d’une période de leur vie d’historiens. L’étude est à faire, mais un certain nombre d’historiens de la Révolution se sont convertis à cette dynamique, pour suivre la période consulaire puis impériale, reliant ainsi ces époques tronçonnées par l’historiographie traditionnelle en un ensemble plus cohérent. L’intérêt pour la période napoléonienne a donc rejoint celui, déjà très ancré, manifesté pour la période révolutionnaire3.

En outre, en aval, le marqueur que constitue Waterloo dans une lecture de l’histoire européenne, sinon mondiale, est réapparu d’autant plus clairement avec le regain d’intérêt évident pour le XIXe siècle dans son ensemble, caractérisé notamment par le développement de puissances mondiales, la question des nationalités, l’équilibre européen issu du Congrès de Vienne et des vainqueurs de Napoléon, le nationalisme en expansion dans le dernier tiers du siècle couplé au racisme stimulé par le détournement des théories darwiniennes, et tout simplement la diversité des causes lointaines de la Première Guerre mondiale, dont la brutalisation inaugure notre temps, tout ceci dans un renouveau de l’intérêt pour l’histoire géopolitique et l’histoire internationale enclenché après la chute du Mur de Berlin et dopé par les attentats du 11 septembre 2001, dimensions qu’il n’est pas possible de développer ici. C’est la notion d’empire, l’affrontement en Europe, dans la matrice de l’époque contemporaine, entre le projet impérial napoléonien et la reprise en main par la Restauration qui est au cœur de nouvelles interrogations historiographiques fascinantes.

L’Empire, mais aussi l’Europe, la nation, le pays, la patrie, le régional, le local, l’identité des territoires, l’universel, soit la perception et la représentation des cercles d’appartenances des hommes, à la lumière de l’expérience impériale qui est une expérience de conquête : ces perspectives ne peuvent pas échapper aux questionnements de l’actualité en la matière. En effet, à l’échelle européenne, nous vivons une expérience impériale en crise aujourd’hui, l’Union européenne étant néanmoins le Premier Empire qui se constituerait par adhésion de ses portions, un phénomène historique unique. Alors, poser la question des adhésions dans le contexte du Premier Empire napoléonien, et bien sûr des résistances qu’il suscita, puisque celui-là était conquérant, c’est ne pas se couper de son temps, au contraire, notre époque est incompréhensible sans un retour sur cette période. Un dernier élément de réponse pour expliquer la vitalité de la présence de Waterloo nous est donné lorsque l’on prend du champ par rapport à la production historiographique de l’époque contemporaine en général, marquée par le retour de la guerre, plus précisément de l’expérience de guerre dans ses déclinaisons multiples, depuis les années 19904. Cela dit, si l’on pose le curseur au début des années 1990, marquées par les commémorations pour le cinquantenaire de la Seconde Guerre mondiale, et que l’on glisse vers notre présent, on croise le retour de la Première Guerre mondiale, et à mesure que le temps passe, le focus remonte le temps vers le XIXe siècle. C’est un phénomène qui mérite des études historiographiques plus approfondies, et qui n’est pas près de s’estomper aujourd’hui. Au demeurant, la sortie de paix que vit notre monde contemporain ne pourra que stimuler la mémoire des guerres. Dans cette perspective, l’historien n’a pas lieu de s’en réjouir.

Notes

[1] Voir notre conférence au Collège Belgique à l’Académie royale, intitulée « Waterloo 1815-1915-2015, bonds et rebonds de la mémoire » : https://www.youtube.com/watch?v=F3Whj_AwBpw. Voir aussi l’article d’Eric Bousmar, Waterloo 1815-2015. Mémoire et Bicentenaire, dans Revue nouvelle, 2015, n° 4, p. 24-40.

2 Citons néanmoins les deux colloques simultanés autour du 18 juin 2015 à l’Académie royale de Belgique : « La chose de Waterloo » et « The transnational reception of Waterloo in the 19th century ». Voir aussi des expositions temporaires au Mons Mémorial Museum, à l’Archéoforum de Liège, au Musée Wellington, au Musée de l’armée et d’histoire militaire…, ainsi que des journées d’étude au Grand- Hornu ou au Grand Curtius de Liège. L’espace nous manque pour développer ces points.

3 Nous avons développé ce point dans les conclusions d’un symposium qui s’est tenu à Bruxelles en octobre 2011 et intitulé « L’Empire napoléonien : une expérience de construction européenne ? », et dont les Actes sont parus chez Armand Colin en 2014.

4 Pour un développement de ce point, voir notre article « Essai de bilan historiographique de la mémoire », in Cahiers du Centre de Recherches en Histoire du droit et des institutions. Bilans historiographiques, n° 30, Facultés universitaires Saint-Louis, 2008, p. 11-94.