Mémoire orale et muséographie en Sibérie orientale

Geneviève PironUniversité de Genève
Paru le : 18.11.2018

En ouvrant ouvrant la porte du Musée régional de Srednekolymsk, le conservateur ironise : « Revenez nous voir à la Kolyma ! ». On sort, accueillis par une nuée de moustiques. Les nuages brillants se reflètent dans les flaques. Nous sommes dans une petite ville de trois mille habitants, au-dessus du cercle polaire, dans l’extrême nord-est russe. Pas de wifi, pas de cafés ni de restaurant, un seul hôtel, qui sert de lieu de services polyvalents. L’aéroport est en bois. Quand la rivière déborde sur la piste, les avions ne se posent pas. On se débrouille avec des hélicoptères.

Nous sommes arrivés en Iakoutie, en Sibérie orientale, fin juin 2017, après 6 h 30 de vol depuis Moscou. En passant par Iakoutsk, capitale de cette république grande comme cinq fois la France, mais peuplée de moins de trois millions d’habitants.

Au premier regard, les contrastes de la Russie post-soviétique semblent plus accentués ici. À Iakoutsk, on trouve de grands centres bling-bling à côté de vieux immeubles soviétiques en béton. Un buste de Staline a été érigé devant une entreprise. Nous rencontrons des intellectuels et des représentants de la société civile qui défendent les droits des peuples autochtones. Des affiches promeuvent l’énergie verte, d’autres vantent les vacances en Crimée. Les gens sont ouverts, détendus. La Iakoutie, riche en minerais, a connu une certaine autonomie économique et un éveil de la conscience nationale dès 1990 (Le Berre-Semenov). Actuellement a lieu une transition bizarre, entre tensions, besoins  de subventions, disputes législatives. La Iakoutie cherche son équilibre dans ses relations avec Moscou, autoritaire, mais éloignée.

De Iakoutsk, un petit avion permet de rejoindre Srednekolymsk en 3 h 15. Ici, on est bien plus près de l’Alaska que de l’Europe. Une petite ville du Nord, maisons de bois étalées autour de la rivière Kolyma. J’accompagnais un ami venu étudier les traces d’un exilé du XIXe siècle qui posa les fondements de l’ethnographie russe. J’en ai profité pour voir comment se fait le travail de mémoire ici, sur cette terre de confins, dont l’évocation peuple notre imaginaire de notions-clichés comme le froid polaire, l’exil et le goulag.

 

LA KOLYMA, VOIE DE COMMUNICATION

Dans la mémoire collective, la Kolyma, région orientale de la Sibérie, est le dernier cercle de l’enfer des camps staliniens. Depuis Varlam Chalamov, elle est synonyme de faim, de pellagre – cette maladie due au manque de vitamines qui fait tomber la peau comme une écorce –, de mort anonyme – les corps raidis recrachés de terre par le permafrost –, de gisements aurifères où des centaines de milliers de détenus ont été poussés à l’épuisement. C’était entre 1930 et 1950. Le développement industriel forcé avait vu naître le Dalstroï, trust de construction de l’extrême nord-est soviétique. Structure parallèle du goulag, il organisait le convoi, la distribution et les travaux de près d’un million de détenus  œuvrant au développement de cette région quasi inhabitée, couverte de taïga et de toundra.

Fig. 1. La Kolyma à Srednekolymsk. © Geneviève Piron
Fig. 1. La Kolyma à Srednekolymsk. © Geneviève Piron

Mais pour les encyclopédies du début du XXe siècle, la Kolyma est une rivière : coulant du sud au nord, elle part d’une région montagneuse, traverse un immense territoire et va se jeter dans l’océan Arctique. Étonnamment bleue, large et forte, la Kolyma avance à travers une nature luxuriante. Comme toutes les grandes rivières de Sibérie, c’est une voie de communication. L’hiver, on peut s’y déplacer en traîneau ou motoneige. L’été, on peut y circuler en bateau. Je verrai, de la berge, des hommes en vestes ouatinées y faire flotter des rondins pour une construction (fig. 1).

La Iakoutie est enfermée dans ses terres au climat extrême. Entre Iakoutsk et Srednekolymsk, la route a dû longtemps se faire par traîneau, tiré par des chiens ou des rennes (fig. 2). C’est par cette voie qu’arrivèrent, dans les années 1880, des prisonniers politiques condamnés à dix ans d’exil à Srednekolymsk, village isolé. Les déportés et détenus du goulag, eux, sont venus du sud, par la mer, reliée au « continent » à travers Vladivostok, où arrivait de la Russie lointaine la voie ferrée du transsibérien. C’est donc Magadan, alors petit port de pêche, qui devint le centre du Dalstroï. C’est de là que fut créée, par tronçons successifs, la célèbre « route sur les os » (ainsi nommée à cause de la mortalité élevée des détenus qui la construisirent) ou route de la Kolyma, qui relie Magadan à Iakoutsk. Aujourd’hui, une banale autoroute.

6
Fig. 2. Charrette pour le transport de déplacés spéciaux (Musée des Peuples du Nord, Iakoutsk). © Geneviève Piron

LE MUSÉE DE L’EXIL DE IAKOUTSK

Ici, comme dans tout le pays, les musées sont des centres culturels et de recherche importants. Or, Iakoutsk possède un musée dédié intégralement au thème de l’exil et de la déportation1. Nous entrons dans cette isba aux fenêtres encadrées de bois découpés, entourée d’un jardinet envahissant.

Les premières salles exposent assez clairement les différentes strates civilisatrices apportées dans cette région par les exilés, « colons forcés ». Au départ, ces terres étaient peuplées de petits groupes d’autochtones, chasseurs et pêcheurs dans la toundra et la taïga, éleveurs de rennes, que combattirent les cosaques lors de la conquête de la Sibérie au XVIIe siècle. Les Russes commercialisèrent la fourrure, longtemps principale ressource de la région. Le musée montre les liens étroits entre répression et colonisation de ces terres, où furent envoyés depuis des siècles des travailleurs utiles au développement du pays : flagellants agriculteurs, vieux-croyants artisans, criminels de droit commun, maçons et ferronniers. On y voit des objets, des documents et des photographies ayant appartenu aux premiers aristocrates exilés, conspirateurs de la cour. On y découvre l’apport des révolutionnaires exilés au XIXe siècle, savants, pédagogues et médecins. Puis le fil de l’histoire  se rompt : pas de vagues de déportations du XXe siècle. Le parcours du musée s’achève avec la conquête de cette région par les Rouges, entre 1917 et 1921.

Cette loyauté à l’époque soviétique est liée à la vocation du musée : cette maison de bois accueillit une des révoltes notoires d’exilés politiques en 1904. La dernière salle arbore affiches rouges, banderoles, révolvers des insurgés. Le message principal, la filiation entre ces révolutionnaires, exilés sous les tsars, et le régime soviétique, n’a pas été modifié.

Pourtant, selon la directrice, avant d’être rouvert en 2012 après dix ans de restauration, le musée a connu des modifications radicales. On a effacé le ton de propagande des premières salles et remis en lumière les relations entre l’élite locale iakoute et les autorités de Saint-Pétersbourg. Quand je demande pourquoi le thème de l’exil au XXe siècle est absent, la directrice me répond que « les archives ne sont pas encore ouvertes », ce qui me fait arrondir les yeux d’étonnement2.

Derrière une tasse de thé, après l’ouverture d’une boîte de chocolat signalant la fin de la visite officielle, la directrice raconte que de nombreux anciens prisonniers et déportés sont venus lui apporter objets et témoignages : « Je désirais consacrer tout le rez-de-chaussée du musée à l’histoire du goulag, explique-t-elle, mais on ne m’a pas laissée le faire. On me répondait à chaque fois : “C’est trop tôt” ». Ses grands-parents se sont eux-mêmes rencontrés en déportation pendant la guerre. L’un d’eux, originaire d’une famille de prêtres, avait fui en Chine et, revenu en URSS dans les années 1930, a été déporté dans le Grand Nord. L’autre était dans un convoi de plusieurs milliers de kolkhoziens de Iakoutie centrale, déportés de force vers la côte arctique en 1942. Notre jeune directrice sait que son existence relève d’un miracle : la mortalité de ces « déplacés spéciaux », arrachés de leurs foyers brutalement, mal équipés, abandonnés sur les côtes glaciaires pratiquement sans nourriture, souvent sans logement, est l’objet de statistiques effrayantes. Sur les 5 000 déportés d’un des districts de Iakoutie centrale, 1 000 seulement sont revenus. Dans le Grand Nord vivaient déjà, aux prises avec les mêmes conditions inhumaines, des milliers de représentants des peuples déportés massivement par Staline : Allemands de la Volga, Baltes et Finlandais.

Vingt-cinq ans après la disparition de l’URSS, comment se fait-il qu’une descendante de déportés, si jeune, ne se soit pas sentie obligée de combattre pour que ce thème trouve sa place au « musée de l’exil » ? Les autorités se seraient opposées, à cause de directives secrètes, ou par   inertie. À l’époque de la restauration du musée, la figure de Staline bourreau était progressivement écartée du discours public. En 2013, les historiens fondateurs du Perm-36, le seul camp-musée qui témoigne du goulag, étaient écartés par une volonté d’« en-haut ».

La mémoire des déportations de masse reste en partie un thème « privé ». Elle est morcelée entre « nationalités » : un musée créé en Pologne, un autre en Lettonie. Ici, un petit musée a été fondé dans le district de Tchouraptchinski, en Iakoutie centrale. Créé dans une école, il expose des objets du quotidien, des filets de pêche artisanaux, tout un pauvre matériel ramené par les survivants de leur migration forcée dans le Grand Nord3. Dans ce village, on célèbre régulièrement l’anniversaire de cette tragédie avec des anciens et leurs descendants.

La Iakoutie est une république ouverte, qui importe ses voitures du Japon et possède des bistrots hipster. Mais en ce qui concerne le travail de mémoire, la partition soviétique connue des oppositions – silence-parole, officialité-clandestinité, parole publique-parole privée (Gessat-Anstett, p. 13, 16, 38) – semble toujours actuelle. Au Musée de l’exil, on constate qu’une cloison étanche, créée par l’historiographie, sépare « exil politique » et « répressions staliniennes ». Les mots protègent ou cristallisent les trous de mémoire officiels. Entre eux passe la ligne du non-dit, du « non exposable » ou de ce fameux secret soviétique dont la particularité est d’être universellement connu et partagé par tous (p. 106).

Le puissant mouvement de renaissance nationale de la Iakoutie a coïncidé avec la grande époque de « libération de la parole » à propos de la Terreur stalinienne. Il légitime aujourd’hui le travail de mémoire des déportés iakoutes. Ainsi, parmi les non-dits que la directrice désigne dans la conversation privée, surgit, en filigrane, celui du « colonialisme » russe et soviétique en Sibérie, qui autorise à célébrer la mémoire des victimes par groupes de nationalités.

SREDNEKOLYMSK

En arrivant à Srednekolymsk, on recule dans le temps. La région a perdu sa base militaire, son exploitation de pétrole et d’autres ressources qui lui ont permis, il y a quelques décennies, de connaître une certaine vitalité. La région vit de subventions fédérales. Sarcastique, le conservateur du musée dit qu’elle est destinée à devenir « une réserve d’Indiens ».

Le musée régional, animé par ce chercheur autodidacte, sert avant tout des buts pédagogiques. On y trouve des photos et documents d’exilés célèbres, d’expéditions ethnographiques, de sovkhozes d’élevage de rennes, des objets du quotidien, une tente traditionnelle de nomades et une défense de mammouth. Une exposition temporaire  est consacrée aux toponymes du village, une autre à l’histoire de la station radio, qui joua un rôle important dans la région.

Nous interrogeons notre guide sur l’histoire du XIXe siècle. Mais lui, en filigrane, ne fera que raconter celle du XXe. Le musée qu’il nous fera visiter est en plein air. Comme un squelette aux rayons X, le village révèle que les infrastructures, ici, sont toutes indissociables de l’histoire des camps staliniens.

Quand il écrit, notre guide s’attelle à l’histoire ancienne ou à des thèmes innocents, comme celle d’entreprises locales. Mais en parcourant les rues avec nous, il est mû par la force de la transmission orale. Il sait, selon l’état de la construction, si les maisons ont été construites par des détenus allemands, baltes ou russes. Il raconte qu’à la place du musée, au centre du village, se trouvait autrefois l’entrepôt central du Dalstroï. Il explique que le congélateur naturel muni d’un monte-charge, juste à côté, a été creusé au pic et à la pioche par des prisonniers détachés. Il ironise sur les échecs des représentants des sectes du XIXe siècle à cultiver la terre dans cette région, là où le goulag a réussi. « On ne  peut presque pas le dire, mais le Dalstroï n’a pas apporté que du mal ici », dit-il d’une voix traînante. Me revient en mémoire un article de Iossif Brodski sur la monstruosité du phénomène Staline : « Il tuait en construisant, construisait en tuant. » Et cela a créé une ambiguïté fondamentale dans la conscience des gens, ils ne savent plus distinguer le bien du mal (Brodski, p. 10). C’est l’essence de ces répressions inhumaines, nouées organiquement au peuplement et au développement, qui fait qu’on ne distingue plus très bien à quelle force appartient quoi.

Le musée aussi a ses fantômes. La petite exposition temporaire sur les années 1970 parle d’une station radio qui se trouvait à quinze kilomètres sur la Kolyma. Notre guide y a travaillé toute sa jeunesse comme technicien. La moitié de ses collègues étaient d’anciens détenus du camp de Lobouïa, où l’on exploitait le bois, la brique et dont furent libérés 1 500 prisonniers en 1953. La station radio a fonctionné pendant des décennies entre les restes de baraquements. On a même organisé à cet endroit, dans les années 1980, une colonie de vacances pour pionniers soviétiques. Seule une personne vit sur ce site aujourd’hui. Sur la falaise qui  surplombe la rivière, des descendants ont planté une croix. Sur la rive, des restes de machines rouillent, des vieilles barges rafistolées reposent, restes du camp.

7
Restes de machines, camp de Lobouïa. © Geneviève Piron

Quand je demande pourquoi rien ne signale cette histoire, ni dans le musée régional, ni en ville, pourquoi on n’en parle pas à la jeunesse, notre conservateur répond : « À quoi bon se rappeler ce qui est triste ? »

On ne peut que se réjouir que ce ne soit pas un tourisme macabre qui ait pris possession de ces lieux. Mais le silence est lourd et, comme le montre le discours de notre guide, il charrie des cadavres en même temps qu’il les refoule. Est-ce parce que tout est saturé de cette mémoire qu’elle n’arrive pas à se dire ? Le mot « résilience », à la mode depuis vingt ans en Occident, est inconnu dans la langue russe. On sent qu’il faut qu’une action ait lieu pour que dégèle ce continent de l’inavouable, que les fantômes se libèrent du bois et de la pierre. Remuer ce continent de la mémoire silencieuse, c’est ce qu’a commencé à faire une nouvelle génération d’écrivains (Lebedev, Iakhina). Mais est-ce suffisant ?

BIBLIOGRAPHIE

Brodski, Iossif, 1973, « Reflection on a Spawn of Hell », The New York Times Magazine, 4 mars.

Gessat-Anstett, Elisabeth, 2007, Une Atlantide russe, anthropologie de la mémoire en Russie post-soviétique, Paris, La Découverte.

Iakhina, Gouzel, 2017, Zouleikha ouvre les yeux, Lausanne, Noir sur Blanc.

Lebedev, Sergue., 2014, La Limite de l’oubli, Paris, Verdier.

Le Berre-Semenov, Marine, 2008, Renaissantismes et renaissance des peuples du nord (Évolution de la question autochtone en République Sakha (Yakoutie) dans le contexte des mutations post-soviétiques), Paris-Louvain, éditions Peeters.

Polian, Pavel, 2001, Не по своей воле. История и география принудительных миграций в СССР [Contre son gré: histoire et géographie des migrations forcées en URSS], Moscou, OGI-Memorial.

Smirnov, Mikhaïl, 1998, Okhotine, Nikita, Roguinski, Ars.ni (réd.), Система исправительных лагерей в СССР, справочник, 1923-1960 [Le système des camps de travail correctifs en URSS, répertoire, 1923-1960], Moscou, Zvenia.

Zemskov, Viktor, 2003, Спецпоселенцы в СССР [Les déportés spéciaux en URSS], Moscou, Naouka.

1 Дом-музей политической ссылки в Якутии [Maison-musée de l’exil politique en Iakoutie], rue Iaroslavski 5, 670018 Iakoutsk.

2 Les archives, ouvertes dans les années 1990, ont permis à de très nombreux historiens de travailler sur l’époque stalinienne, notamment sur le réseau des camps (Smirnov). Ces travaux ont permis de répertorier plus de 100 camps en Iakoutie et de reconstituer les statistiques des « déplacés spéciaux » (Zemskov, Polian). Ces ouvrages de référence et ceux de la branche locale de Mémorial sont répertoriés sur le site officiel de la république Sakha (Iakoutie) : http://old.sakha.gov.ru/node/16818.

3 Музей « Переселение » (Musée de la Déportation), école secondaire B. Botoura, voir le musée virtuel du goulag : http://www.gulagmuseum.org.

Publié dans Mémoires en jeu, n°6, mai 2018, p. 110-114.