Du fait divers au projet théâtral
20 juin 2014 : une jeune américaine, prénommée Breanna, poste sur les réseaux sociaux un selfie où on la voit toute souriante devant les blocks d’Auschwitz I. La photo est accompagnée d’un commentaire – « Selfie dans le camp de concentration d’Auschwitz » – et d’un smiley. La jeune fille, en voyage scolaire, vient effectivement de visiter le camp. Très rapidement, la toile réagit et s’enflamme, condamnant le selfie de la jeune fille comme étant indécent et irrespectueux. La vague de haine qui déferle alors ira jusqu’à la menace de mort. Il faudra que la jeune fille s’explique, notamment dans une interview diffusée sur Youtube, pour préciser les raisons de son geste :
« La Seconde Guerre mondiale et l’Holocauste sont les deux seuls sujets qui ne m’aient jamais intéressée en histoire, et c’était aussi le sujet préféré de mon père. J’ai même parlé à un survivant de l’Holocauste en primaire, via webcam. Et mes parents m’avaient toujours dit qu’après mon diplôme, on ferait un voyage hors des États-Unis pour aller là où je le souhaitais. Puis mon père est mort, un an avant que je prenne cette photo »[1].
Comme le rappelle Nathalie Peteers dans une analyse publiée par l’ASBL Mémoire d’Auschwitz en septembre 2018 intitulé « le selfie et ses dérives », l’affaire Breanna, qui s’inscrit dans une longue liste de pratiques de selfies sur des sites mémoriels jugées indécentes, a posé la question de savoir si ces images révèlent « un manque de révérence ou s’il s’agit d’aveuglement[2] ». Or cette réponse de la jeune fille complexifie, nous semble-t-il, le débat car au regard de cette réponse on ne peut pas plus la qualifier d’ignorante que d’impertinente.
27 mai 2025 : les élèves de 4e et de 3e de la classe de CHAAMS du Collège Gérard Philippe de Niort s’apprêtent à monter sur les planches du Moulin du Roc, scène nationale de la ville. La pièce sur laquelle ils ont travaillé toute l’année, soutenus par leur professeure mais aussi par un acteur professionnel qui les a accompagnés dans la pratique du jeu théâtral et les choix de mise en scène, s’intitule Michelle, doit-on t’en vouloir d’avoir pris un selfie à Auschwitz ? Rédigée en 2017 par Sylvain Levey, lui-même acteur et désormais dramaturge, elle s’inspire directement de l’affaire Breanna même si l’auteur en transpose l’action en France. Si le sujet en est d’abord et avant tout la place des réseaux sociaux dans la vie des adolescents d’aujourd’hui, ainsi que le harcèlement qu’ils peuvent y subir, il n’en reste pas moins qu’elle pose aussi la question du rapport des jeunes à la mémoire, et plus largement celle du tourisme mémoriel. Elle met donc en scène la rencontre de ces adolescents avec le camp : aussi fugaces ces scènes soient-elles, elles n’en sont pas moins centrales et nous permettent d’interroger la représentation d’Auschwitz telle que le théâtre peut la proposer.
La pièce
Une écriture singulière
Comment incarner sur scène l’envoi de messages SMS et d’émojis ? Comment mettre en scène la vie parallèle et virtuelle que les adolescents mènent à chaque instant de la journée, sur son propre rythme et selon ses propres codes. C’est d’abord ce défi qu’a relevé Sylvain Levey et qui rend son texte, dans les faits, assez difficile à appréhender à la première lecture. Il convient d’oublier ici les règles du théâtre classique (que ce soit le découpage en actes et en scènes aussi bien que la règle des trois unités) et de déconstruire une représentation que pourraient se faire les élèves de ce à quoi ressemble habituellement une pièce de théâtre[3].
Ici les scènes – souvent très courtes – s’enchaînent sans autre repère que le découpage du temps : ainsi la pièce commence le « 02/05/2025 – 6h03 » puis se poursuit le « 02/05/2025 – 6h44 » et ainsi de suite. Premier challenge pour le metteur en scène : comment signifier ce découpage – d’autant plus significatif qu’il nous place dans une temporalité singulière, celle des réseaux sociaux, particulièrement rapide ? La pièce se déroule ainsi sur sept jours – le temps du voyage scolaire d’une classe de 3e sur le site d’Auschwitz. Nous suivrons plus particulièrement cinq d’entre eux dont Michelle – que sa mère accompagne au bus le premier jour – mais aussi Angèle, Kim, Abel et Sélim. Ils sont accompagnés de deux professeurs : leur professeur d’histoire et leur professeur d’allemand. Mais il faut compter, outre ces personnages « physiques », une multitude d’autres intervenants : à côté de uneviechat, angeoudemon, pierredelune, crazy6 et izuki qui sont les avatars respectifs des cinq adolescents, pas moins de vingt-neuf utilisateurs de réseaux sociaux feront leur apparition au cours de la pièce, certains régulièrement en tant qu’abonnés des précédents, d’autres fugitivement. À cela s’ajoutent des personnages qui sont également virtuels mais d’une tout autre manière : surgissent en effet sur scène, comme pour dialoguer avec ces jeunes gens à travers leur mémoire, le père de Michelle – dont on sait qu’il est décédé un an plus tôt – et surtout deux rescapés d’Auschwitz (un homme et une femme). Second challenge pour le metteur en scène : comment permettre au spectateur d’identifier qui parle, en particulier quand il s’agit de distinguer les personnes physiques (Michelle) de leurs avatars (uneviedechat).
Ce statut ambigu des personnages rend également ambigu, par ricochet, le statut de leurs paroles : en effet ce qui alterne dans le texte même de chaque scène ce sont non seulement des paroles prononcées physiquement, mais également des messages, des tweets dont certains par ailleurs ne s’expriment pas même en mots mais en émojis. Cela accentue l’effet parfois déréalisant de la scène et contribue à tout le moins à susciter parfois un certain malaise chez le lecteur/spectateur. Ainsi dès la 3e scène, alors que les amis de Michelle l’attendent pour le départ du bus, le texte alterne conversation dans l’espace réel et dans l’espace virtuel des réseaux sociaux qui obéit à ses propres codes de langage :
LA VOIX DE MÈRE – Il faut y aller.
UNEVIEDECHAT – Pull noir ou sweat rose ?
PIERREDELUNE – Sweat rose.
LA VOIX DE LA MÈRE – Dépêche-toi.
UNEVIEDECHAT – Tu prends le tien ?
ANGEOUDEMON – Oui.
UNEVIEDECHAT – Angèle prend le sien.
PIERREDEMUNE – Yes !
LA VOIX DE LA MÈRE – On y va.
UNEVIEDECHAT – en mode girly ! Sweat rose dans la valise !
PIERREDELUNE – J’aime.
ANGEOUDEMON – Emoji girly.
CRAZY6 – J’aime.
ANGEOUDEMON – T’es pas une fille crazy6.
IZUKI – J’aime le T’es pas une crazy6 de angeoudemon.
CRAZY6 – Qu’est-ce que t’en sais ?
UNEVIEDECHAT – Smiley.
ANGEOUDEMON – J’aime ton smiley uneviedechat.
IZUKI – J’aime le Qu’est-ce que t’en sais de crazy6. (p. 6)
Nous soulignons en gras les paroles prononcées physiquement (ici, par la mère dont on entend seulement la voix) et en italiques les propos figurés sur les téléphones des cinq amis par des émojis. Entre les deux se situe l’échange par textos. Cet entremêlement des niveaux et des codes de conversation rend la première lecture de la pièce difficile et crée un sentiment d’étrangeté qui permet toutefois à l’auteur de rendre compte de la façon dont nos élèves d’aujourd’hui communiquent au quotidien, passant d’un langage à l’autre, d’un réel à l’autre, voire du réel au virtuel sans que la frontière soit toujours clairement définie. S’il s’agit là sans nul doute d’une importante question de société, et d’un mode de fonctionnement qu’il nous appartient de comprendre pour mieux l’appréhender, il est intéressant de se demander comment il vient interroger à son tour notre propre rapport au réel, et notamment aux faits de l’histoire et à la mémoire.
Un voyage singulier
Car l’événement déclencheur du drame qui se joue dans cette pièce n’est pas anodin. Nous suivons en effet ce groupe d’adolescents, ainsi que leurs professeurs, du départ du bus pour Auschwitz au dénouement de l’incident du selfie, à savoir l’interview donnée par la jeune fille pour s’expliquer : notons d’ailleurs que Sylvain Levey a choisi de condenser ici en une semaine (du 2 au 9/5) ce qui dans la réalité s’est déroulé sur plusieurs semaines. Une ultime scène – de nouveau très courte – se déroule le 1er septembre, date de la rentrée de Michelle en classe de seconde.
La visite du site d’Auschwitz – objet du voyage – est réduite en elle-même à quelques scènes très courtes : il s’agit de faire comprendre rapidement au spectateur ce que les adolescents eux-mêmes découvrent et non de décrire le camp, ni a fortiori son histoire. Ainsi le choix est fait d’évoquer successivement :
- l’arrivée près du portail
- la marche dans les allées du camp
- les salles des reliques (où le regard de Michelle est attiré par une valise portant le nom de Petr et sa date de naissance, 1942)
- une liste de noms (peut-être au pavillon français mais cela n’est pas précisé)
- l’emplacement des fours
- PUIS brusquement deux « scènes » racontées dans de courtes tirades par deux rescapés d’Auschwitz :
- la première portant sur le voyage en train et l’arrivée au camp suivi de la sélection ;
- la seconde, plus originale dans sa forme, sur la vente de femmes qui ont servi de cobayes à une entreprise pharmaceutique, présentée à travers des extraits de lettres.
Ces choix de représentation sont très intéressants, dans leur diversité même : pourquoi alterner des scènes devenues au fil des témoignages presque « attendues » (le portail, la salle des reliques, les fours crématoires et les barbelés ou même le récit de la sélection – qui permettent au spectateur de « reconnaître » le lieu) et d’autres plus surprenantes (la sensation des pas dans l’allée, la liste de noms énumérés sans aucun commentaire ou encore la lecture de ces lettres – documents d’archives qui témoignent de la cruauté et la barbarie qui régnaient dans ces lieux) ? Sans doute – telle sera du moins notre hypothèse – s’agit-il pour l’auteur de ne surtout pas juger de la réception que ces jeunes gens peuvent faire de leur visite, de ne pas faire en d’autres termes de cette dernière un cliché, mais une expérience qui reste singulière : si celle-ci confirme des images toute faites, elle fait aussi émerger des émotions qui leur sont propres[4].
Une courte scène nous donne la mesure de ces dernières : elle est située le 03/05/2015 à 8h53 : à 8h37 leur professeur d’allemand a attiré l’attention des élèves sur le célèbre portail d’entrée du camp. À 8h41 nous est décrit le bruit des pas de Michelle et d’Angèle sur le gravier : à la question de cette dernière qui demande : « Ils ont marché eux aussi sur ce chemin ? », Michelle répond : « Les nazis oui et les Juifs aussi ». C’est alors, à peine sont-ils entrés dans le camp, avant même l’évocation de la salle des reliques ou des fours, que nous sont livrées les réactions des élèves, prises en charge par leurs propres camarades :
SELIM – Angèle baisse les yeux on ne voit plus que ses paupières.
KIM – Michelle cache comme elle peut ses mains dans ses poches
ANGÈLE – Kim cache son visage dans son écharpe.
MICHELLE – Abel est étrangement calme.
LA PROFESSEUR D’HISTOIRE – Ça va Sélim ?
ABEL – Sélim ne peut pas retenir une larme (p. 21).
Notons que ces réactions sont avant tout corporelles : sans doute ne leur est-il pas possible à ce stade de mettre des mots sur leurs émotions. De fait, le texte ne reviendra que très peu sur celles-ci si ce n’est au détour d’une remarque d’Abel, lorsqu’ils évoqueront avec leur professeur d’histoire le selfie de Michelle : si le débat de savoir si on doit lui en vouloir n’est pas tranché, Abel, lui, conclut tout de même : « Madame, vous savez à Birkenau on était tristes faut pas croire » (p. 35).
C’est sans doute dans cet étrange mélange entre la réappropriation d’une image prédéfinie de ce qu’était Auschwitz, de ce qu’il représente et la rencontre avec les lieux qu’il faut situer le selfie que prend Michelle, dans son fameux sweat rose, tout sourire devant une allée du camp dont on aperçoit les blocks et les barbelés. Si les réseaux sociaux vont réagir avec virulence à ce qu’ils considèrent comme de l’indécence, la question demeure de savoir ce qui, dans la démarche de la jeune fille, relève d’une inconscience sinon d’une émotion qu’elle traduit avec les codes qui sont les siens au quotidien. Si la pièce évoque le débat, elle n’y répond pas car telle n’est pas sa vocation. L’enjeu pour Sylvain Levey, nous l’avons compris, est d’abord de mettre en scène cet espace des réseaux sociaux dans lequel évoluent les adolescents aujourd’hui et de souligner notamment sa violence. Pour autant, la pièce n’en interroge pas moins non seulement la question du selfie et du respect attendu sur les lieux mémoriels mais aussi du rapport de deux générations à la mémoire, sans tomber de fait dans la caricature : si ces jeunes ont droit à l’insouciance, ils ne sont pas pour autant indifférents à ce qu’ils découvrent lors de la visite, comme le suggère la réplique d’Abel. De même, le selfie de la jeune fille se voulait, à sa manière, un hommage à son père – dont nous savons qu’il s’intéressait précisément à cette période de l’histoire même si cela n’est pas repris dans la pièce de Sylvain Levey –, donc une forme de travail de mémoire mais personnel, celui-ci.
Il reste que, bien que courtes, les scènes consacrées à la visite d’Auschwitz sont centrales dans la pièce : la question de leur mise en scène est cruciale, précisément pour interroger cette différence d’attention qui est la nôtre entre le moment mémoriel – tout de même solennel et intense – et la vie quotidienne qui aujourd’hui est fragmentée – que ce soit en termes d’attention ou de rapport au temps.
Le projet des CHAAMS (classes à horaires aménagés arts du spectacle)
Le choix de la pièce
Pourquoi monter cette pièce avec des élèves de 4e et de 3e ? Mme Gauvin, l’enseignante de lettres classiques en charge de ce groupe CHAAMS, a accepté d’échanger avec nous sur ce projet, ce dont nous souhaitons la remercier ici vivement.
Elle précise d’emblée que le partenariat établi avec la scène nationale de Niort – communément appelée le Moulin du Roc – et l’accompagnement d’un acteur et metteur en scène professionnel lui ont permis de monter un projet long, à savoir une pièce dans son intégralité. Mais pourquoi celle-ci ? Mme Gauvin connaît cette pièce depuis plusieurs années : elle en étudie des extraits ou la fait lire en lecture cursive, notamment à ses élèves de 4e, dans le cadre de sa séquence sur les médias. Ce qui l’intéresse au premier chef, c’est la représentation des réseaux sociaux et la réflexion sur leur fonctionnement ainsi que sur leur violence éventuelle. Il lui paraît en effet intéressant que ce soient des adolescents eux-mêmes qui incarnent les personnages (plus que des adultes – acteurs professionnels) car ils sont les mieux à même de comprendre ce qui se passe.
Pourtant la première difficulté rencontrée par le groupe lors du lancement du projet a été la lecture collective de la pièce : pour les raisons que nous avons évoquées plus haut, il a fallu « faire le tri » entre les personnages et les répliques, se répartir les rôles, avoir une vue d’ensemble de la pièce… Une fois cette première difficulté surmontée, il a été plus facile pour les élèves de s’emparer du propos lui-même. À la question de savoir s’ils ont du mal à appréhender l’évocation d’Auschwitz – qui constitue nous l’avons dit un moment très solennel et chargé d’émotions – Mme Gauvin répond immédiatement que non et elle apporte à cela plusieurs éléments d’explications. Tout d’abord son groupe est composé de davantage d’élèves de 3e que de 4e et la plupart travaillent en parallèle cette période de l’Histoire en cours d’histoire et de français ; ils arrivent donc avec des connaissances qui leur permettent à la fois d’appréhender le propos du texte sur Auschwitz et l’importance du travail de mémoire que ce lieu incarne. Il s’agit par ailleurs d’élèves qui ont volontairement choisi de s’engager dans ce parcours de découverte des arts de la scène, et ce depuis la 4e voire la 6e : c’est donc un public déjà sensibilisé aux problématiques de la mise en scène, souvent curieux. Enfin, certains élèves du groupe connaissaient déjà la pièce pour l’avoir évoquée en cours de français. Tous ces éléments ont, selon l’enseignante, facilité la compréhension du texte et leur ont même permis de trouver assez rapidement le ton juste pour jouer ces quelques scènes centrales. Le travail d’explicitation – que ce soit sur le plan historique ou en ce qui concerne le débat suscité par le titre de la pièce – n’a donc pas soulevé de difficulté majeure, ce qui aurait peut-être été différent avec un autre public comme le souligne l’enseignante.
À l’inverse les scènes les plus difficiles à jouer pour les élèves sont sans doute celle du harcèlement de Michelle et l’enchaînement de commentaires de plus en plus haineux sur les réseaux sociaux : le choix de la jeune fille devant incarner l’héroïne a été un point délicat ; il convenait que le spectateur s’attache à elle, ressente sa sensibilité, pour lui permettre de suspendre son jugement – contrairement à tous les avatars qui se déchaînent… De même, les scènes plus caricaturales – teintées parfois d’humour voire d’ironie – ont été souvent plus difficiles à appréhender par ces jeunes acteurs, la scène la plus « choquante » étant aux yeux de l’enseignante celle de l’interview finale de Michelle qui met en scène des adultes et ne laisse pas vraiment la parole à la jeune fille et encore moins à ses amis. En d’autres termes, ce sont les scènes les plus proches de leur réalité quotidienne qui ont soulevé le plus de questionnement, non seulement en termes de compréhension de ce qui s’y jouait, mais également en termes de mise en scène. À l’inverse, les scènes se déroulant à Auschwitz constituent un repère beaucoup plus stable : celui de l’histoire – les faits sont ce qu’ils sont – mais aussi de la distance, ce que confirme les choix de mise en scène.
Les choix de mise en scène
Comment représenter Auschwitz dans une pièce contemporaine qui met d’abord en scène le quotidien d’adolescents d’aujourd’hui ? En jouant sur les contrastes.
Rappelons tout d’abord – nous l’avons souligné d’emblée – à quel point l’écriture même de la pièce soulève des difficultés de mise en scène. Ainsi pour résoudre la question du découpage temporel de la pièce sera projeté sur le fond de la scène du Moulin du Roc un écran de téléphone portable tout au long de la représentation. Outre le fait qu’il indique l’heure de chaque dialogue auquel nous assistons, il permet également la projection d’images, au premier rang desquelles le selfie de Michelle mais aussi les photos que s’envoient les adolescents. Pour permettre aux spectateurs de comprendre quand ce sont ces derniers qui parlent ou quand ce sont leurs avatars, les acteurs sont « doublés » : certains élèves incarnent les personnages, d’autres lesdits avatars, alors reconnaissables à leur costume et à un signe distinctif – comme un chapeau de couleur – et qui s’expriment notamment par gestes pour redoubler le texte mentionnant les émojis. Ajoutez à cela une bande-son dynamique qui rythme les scènes mais souligne aussi la rapidité avec laquelle ces jeunes gens enchaînent leurs répliques passant du monde réel à l’espace virtuel en quelques secondes, ce dernier se remplissant lui-même de commentaires et de « likes » à une vitesse vertigineuse.
Si ces choix de mise en scène servent avec pertinence la réflexion sur le fonctionnement des réseaux sociaux, leur place dans la vie de ces jeunes gens et, in fine, la question du harcèlement viral, ils permettent également de souligner, a contrario, la solennité et l’émotion qui accompagnent les quelques scènes se déroulant à Auschwitz même : ainsi l’image du portable au fond de la scène disparaît quelques instants, la bande-son s’apaise[5], et lorsque les deux rescapés prennent la parole ne demeure plus sur scène qu’un carré de lumière qui les éclaire et fait surgir de l’ombre leur témoignage sur lequel le spectateur ne peut alors que se concentrer, n’étant plus sollicité par la frénésie des scènes qui ont précédé. Dès lors, aussi courtes ces prises de paroles soient-elles, elles suffisent. Elles suffisent à rappeler ce qui s’est passé en ces lieux, ce qu’ils représentent, l’histoire qu’ils portent et dont toutes les générations à venir auront à se souvenir. Et que les jeunes d’aujourd’hui entendent… malgré le brouhaha dans lequel ils vivent dès à présent, même s’ils peuvent donner l’impression qu’ils ne se sentent pas ou peu concernés… Saluons ici le travail de la régie du Moulin du Roc qui a permis de tels effets de contraste, tout en notant que les élèves ont également pu rejouer quelques jours plus tard la pièce dans le – plus modeste – CDI de leur collège, en gardant, à défauts des jeux de lumière, l’esprit d’une telle mise en scène.
Car sitôt ces moments de mémoire achevés, ces adolescents reprennent leur vie quotidienne ponctuée de selfies, de commentaires et de « likes ». Ils retrouvent leur droit à l’insouciance dont on ne saurait les priver quand bien même cela peut nous mettre, nous adultes, mal à l’aise comme c’est, semble-t-il, le cas de la professeure d’histoire qui le 3/5/2015 à 17h56, après la visite du site, se livre à la réflexion suivante :
LA PROFESSEUR D’HISTOIRE : – Un carré de pelouse devant l’hôtel, Sélim, Abel, Michelle, Kim et Angèle discutent, commentent, likent, écoutent de la musique, des écouteurs pour deux, se filment, prennent des photos, regardent les films et les photos, partagent les films et les photos, se rapprochent et s’éloignent, sont debout en équilibre sur un banc, comme une envie de bouger tout à coup puis se rassoient, s’allongent et se relèvent, les garçons s’approchent des filles, les filles rient et s’approcheront des garçons quand ceux-ci seront partis plus loin taper dans un ballon ou une cannette, les garçons durcissent leurs abdominaux pour plaire aux filles qui les regardent en faisant semblant de ne pas les regarder. Au loin : la campagne polonaise, derrière les arbres il y a Birkenau (p. 26).
Ainsi, en mettant en contraste les scènes d’aujourd’hui avec les scènes évoquant le passé, le texte de Sylvain Levey et les choix de mise en scène des élèves du collège Gérard Philippe et de leurs accompagnateurs nous rappellent que le travail de mémoire peut se manifester différemment selon les générations ou encore les contextes socio-culturels. Dès lors, insouciance ne rime pas nécessairement avec indifférence.
Doit-on en vouloir à Michelle d’avoir fait un selfie à Auschwitz ? Si les deux enseignants ouvrent le débat avec leurs élèves, la question n’est jamais clairement tranchée dans la pièce. De fait, il convient à chacun de se faire sur ce sujet sa propre opinion mais en s’efforçant de tenir compte du contexte – contrairement à tous les harceleurs qui se sont déchaînés sur la jeune fille. Tout au plus dira-t-on que si on ne peut réellement en vouloir à Michelle, il est vrai que « ça ne se fait pas » et qu’Auschwitz doit rester un endroit singulier, au sein duquel on suspend peut-être notre réalité quotidienne pour tenter d’approcher par la pensée celle qu’a été la souffrance dans les camps.

[1] Propos reproduits par Benoît Pasteau dans son article intitulé « Le selfie d’une ado à Auschwitz ne passe pas », publié en ligne le 23 juillet 2014 et mis à jour le 18/02/2025, sur le site d’Europe1 : https://www.europe1.fr/international/Le-selfie-d-une-ado-a-Auschwitz-ne-passe-pas-784628, consulté le 02/08/2025.
[2] https://www.auschwitz.be/images/_expertises/2018-peeters-yolocaust.pdf, consulté le 02/08/2025.
[3] Nous nous référons à l’édition de la pièce dans la collection « Folio+ Collège », Paris, Gallimard, 2019.
[4] À titre de comparaison, signalons que cette question de la réception par des adolescents de la mémoire du camp est abordée de manière plus ironique, si ce n’est cynique, par l’écrivain israëlien Yshaï Sarid dans son roman Le monstre de la mémoire, paru en 2017 et traduit aux éditions Actes Sud en 2020. Il y met en scène un narrateur, historien de profession, qui s’est spécialisé, à l’origine par dépit, dans le fonctionnement des camps d’extermination : c’est à ce titre qu’il se voit confier par Yad Vashem la mission d’accompagner des groupes scolaires sur divers sites mémoriels dont Auschwitz. Or ce qu’il constate c’est une réaction souvent convenue, codifiée et partant pas toujours totalement authentique ni sincère : il note ainsi que « l’image de marque [du camp] reste intacte » (p. 29) et provoque toujours un effet similaire puisque « même les adolescents les plus indisciplinés sont gagnés par une sorte de terreur sacrée durant cette visite ». Mais, peu à peu désabusé par son travail, dévoré par ce qu’il appelle « le monstre de la mémoire » dont il est le gardien, le narrateur aspirera alors à « [d]issiper une tristesse dénuée de signification et annuler les chants insipides joués à la guitare, les kaddishs, les larmes, les bougies, toutes ces mièvreries ritualisées » (p. 55). Ce n’est pas ce que souligne dans notre pièce Sylvain Levey qui insiste au contraire sur l’authenticité de ce qu’ont pu/dû éprouver ses personnages même si – ou précisément parce que – ils n’ont pas manifesté ouvertement leur ressenti.
[5] Elle se compose entre autres de plusieurs morceaux du compositeur et clarinettiste Yom : si certains tels que « Swimming in the Styx », interprété avec son groupe The wonder rabbis ou « Rebirth & Party » sont plutôt rythmés, d’autres tels que « Le silence de l’exode », « Landscape » ou « Kiss me goodbye », introduisent douceur et solennité sur scène.