Chantal Hanna Akerman

Luc BenhamouLuc Benhamou, né en 1959 à Paris, a été le chef opérateur et/ou directeur de la photographie des films de Chantal Akerman de 1983 à 1988, dont Golden Eighties (1986) et Histoires d’Amériques (1988). Il a notamment participé à la restauration de ces deux films dans le cadre de la rétrospective Chantal Akerman en cours. Il vit actuellement à Tel Aviv.
Paru le : 25.04.2025

L’artiste et réalisatrice belge Chantal Akerman (1950-2015) connaît depuis mars 2024 une nouvelle diffusion publique et une intense mise en lumière, grâce aux initiatives conjointes de la Fondation Chantal Akerman et de la Cinémathèque Royale de Belgique, auxquels se sont associées les institutions Bozar à Bruxelles et le Jeu de Paume à Paris, pour une exposition majeure, intitulée Chantal Akerman. Travelling. La rétrospective de ses films qui se poursuit en salles participe également à la redécouverte de l’œuvre, radicale, immersive, subversive, complexe, sensible, qui donne lieu à un réengagement de la critique comme de la recherche universitaire. Parmi toutes ces voix, celle de Luc Benhamou se distingue en empruntant un chemin de traverse, par la grâce d’une lecture dialoguée avec la cinéaste, où l’auteur convoque tour à tour Godard, Fassbinder, Jeanne Dielman, Léon Ashkenazi dit Manitou et le judaïsme.

Véronique Donnat

***

En 2011, lors d’un entretien avec Chantal Akerman, Nicole Brennez demande :
« Alors, qu’est-ce qui te nourrit ? Qu’est-ce que tu es ?
– Qu’est-ce que je suis ?
Chantal répète la question.
– La première réponse est : je suis une fille juive. Mais si tu me demandes : qu’est-ce qu’être juive, je ne peux pas te répondre. »

1.

En 2004, Chantal Akerman assiste à la projection du film de Jean-Luc Godard, Notre musique. Elle le trouve obscène et antisémite et elle le dit. Une séquence du film raconte ceci : une jeune femme juive, française, d’origine russe, se rend à Tel Aviv pour y commettre un suicide. Elle entre dans une salle de spectacles, une grosse sacoche rouge à l’épaule et donne cinq minutes aux spectateurs pour partir et elle  ajoute : s’il y a un Israélien dans la salle qui veut bien rester mourir avec moi, pour  la paix cette fois, pas pour la guerre, je serais contente. Tout le monde sort, elle reste seule, les tireurs d’élite arrivent et la tuent. Dans le sac, à la place des explosifs, on trouve des livres.

Dans un film d’Alain Fleischer de 2007, Morceaux de conversations, Godard parle et s’explique : « Ce personnage, Olga, qui a envie de se suicider, cite une phrase de Camus dont je me souviens depuis mon adolescence : "Le suicide est le seul problème philosophique vraiment sérieux." Je me suis demandé comment traiter cela. »
Godard parle d’un ton détaché, presque léger.

« Je me suis demandé, si j’avais envie de me suicider, si j’y pensais vraiment, alors je serais bien embêté, je ne sais pas où m’acheter un fusil ou un pistolet, j’ai peur, si j’avale trop de trucs, de finir par être malade pendant trois ou quatre jours, je ne sais pas où acheter du plastic pour me faire sauter, j’ai peur, si je me jette par la fenêtre du cinquième étage, d’avoir mal, de ne pas bien tomber, d’avoir mal et ensuite d’être handicapé à vie donc je serais très embêté. L’endroit où j’irais le plus facilement, si j’avais envie, ce serait un endroit où je suis motivé, disons politiquement en tant que militant, et de faire une action-suicide car je serais sûr qu’on me tuerait là, je n’irais pas avec du plastic ou avec quelque chose parce que je ne sais pas où en trouver, un explosif, je ne vais pas aller chercher, en Irak ou dans le sud Liban, quelqu’un, même que je trouve sympathique, qui va m’en donner car j’ai peur qu’il m’enlève, qu’il me torture  ou je ne sais pas quoi, j’aurais raté mon coup, donc je fais ça car je suis à peu près sûr que, faisant ça aujourd’hui à Tel Aviv ou à Jérusalem, il y aura tout de suite des soldats palestiniens ou des corps d’élite qui viendront. » Il fait ce lapsus sans le relever : soldats palestiniens au lieu d’israéliens.
Godard rappelle que l’actrice qui interprète Olga, Sarah Adler, a refusé de jouer cette séquence. Elle a dit : « Jamais les Israéliens n’auraient tiré ». Dans le film, l’histoire est seulement racontée.

Quand Godard apprend ce qu’Akerman pense du film, il veut en savoir plus, il lui écrit une lettre à laquelle elle n’a pas répondu mais, dit-il, elle lui fait savoir ceci : « Vous avez choisi exprès des juifs antisémites. » Elle ne dit pas antisioniste, elle dit antisémite. 

2.

En 1976, le metteur en scène Rainer Werner Fassbinder publie en Allemagne une  pièce de théâtre qui fait scandale : Les ordures, la ville et la mort. Daniel Schmid en tire un film, L’ombre des anges.

Tout se noue autour de trois personnages, une prostituée, Roma, son souteneur, Franz, et un promoteur immobilier, juif. Dans la pièce, il n’a pas de nom. Il est : le juif, ou bien : le juif riche. C’est comme ça que tous les autres le nomment. Sa relation à son identité juive est tellement compliquée qu’il s’appelle lui-même ainsi : jude, juif – et aussi jud, sans le « e » à la fin du mot, qui se prononce jut, c’est l’équivalent français du mot youpin. « Ça va te coûter un paquet d’argent, youpin », dit-il en se parlant à lui-même. Le juif est épris de Roma, au point de l’engager pour lui seul, jusqu’à ce qu’elle lui demande de la tuer, ce qu’il fait, mais c’est Franz, à la place du juif, qui sera condamné. La pièce est montée, attaquée, interdite de représentation.
Fassbinder, accusé d’antisémitisme, se défend : ce qu’il voulait, c’est dénoncer une société qui n’a fondamentalement pas changé depuis la fin du nazisme, qui n’a rien appris de l’Histoire, qui se sert d’un juif, lui sauvant la peau par un déni de justice quand il le faut, mais prêt le lendemain à le renvoyer dans les camps s’il le faut, ramenant son identité au néant,  pire, provoquant en lui la haine de soi.

En France, à la sortie du film, pétitions et tribunes prennent sa défense. Le philosophe Gilles Deleuze parle d’une accusation démente : « Où est l’antisémitisme, écrit Deleuze, où peut-il bien être ? On se frotte les yeux, on cherche (…) Le "juif riche" doit sa richesse à un système qui n’est jamais présenté comme juif, mais comme celui de la ville, de la municipalité et de la police ; en revanche, il tient sa grâce d’ailleurs. » Il tient sa grâce d’ailleurs. Serait-ce là l’origine du titre ? L’ombre des anges est-elle l’ombre qui subsiste après la disparition des anges dans les fumées d’Auschwitz ? Dans un monde où l’antisémitisme aura disparu, la pièce de Fassbinder sera peut-être alors lue comme une fable, un constat de l’état de l’Allemagne après la Shoah, vidée de ses juifs, un cri appelant à leur retour. Mais aujourd’hui, cela reste  inaudible.
Un critique à l’époque écrit : « Si le personnage du juif est un salaud, ce n’est pas parce qu’il est juif, mais parce que le pouvoir a fait de ce juif un salaud ».

Claude Lanzmann, le réalisateur de Shoah, répond : « S’il s’agit d’un juif qui est aussi un salaud, ou d’un salaud qui se trouve être juif, pourquoi n’est-il pas nommé,  pourquoi est-il le seul, parmi tous les personnages du film, à ne posséder ni un patronyme, ni même un prénom ? (…) Le juif, ici, est un archétype et comme tel, il est affecté de tous les caractères négatifs dont l’ont chargé des siècles d’antisémitisme ».
Personne à l’époque, dans l’espace public, à part Lanzmann, à part Akerman trente ans après, ne voit le danger, ne voit qu’à terme, c’est cette image-là du juif qui va s’imposer, pour beaucoup, comme la vérité de ce qu’est un juif, ou, en tout cas, de ce qu’il devrait être.

Fassbinder dénonce une société qui produit le juif qui a la haine de soi. Trente ans après, Godard prend la défense de ce juif-là, ce juif auquel lui-même s’identifie, et le bon juif devient celui-là, le juif qui a la haine de soi.
Victime chez Fassbinder, héros chez Godard, on l’aime, bien qu’il se déteste, on l’aime parce qu’il se déteste, on ne veut plus que celui-là, c’est le juif acceptable.

Sur le tournage de Golden Eighties de Chantal Akerman à Ivry S/Seine, automne 1985. © Jean Ber.

3.

Ils aiment aller au contact, ce sont deux boxeurs, l’adversité les épuise mais les galvanise aussi, ils sont rusés comme des renards – peut-être ne l’était-elle pas assez – Chantal Akerman et Claude Lanzmann, deux juifs ashkénazes, athées ou agnostiques, athées et agnostiques. Ils ont, chevillée au corps, la défense du droit à l’existence d’Israël, mais ce sont deux juifs de l’exil – Israël, ce n’est pas pour eux, pas pour y vivre.

« Je me bats contre l’idolâtrie, c’est une de mes préoccupations principales et c’est ce qu’ils essaient de faire tout le temps, l’idolâtrie », dit Chantal Akerman.

Pour elle, l’interdit, c’est l’image, toutes les images, elle cite la Bible, le deuxième des dix commandements : Tu ne te feras pas d’image. Mais elle lit le verset jusqu’au bout : Tu ne feras pas d’image qui ressemble à quoi que ce soit, sur la terre, dans les airs et sous la mer – et tu ne te prosterneras pas devant elle.
« Quand on est en face, dit-elle, on ne se prosterne pas. Comme ça, il n’y a pas d’image idolâtre. »
Akerman posera toujours sa caméra en face. Dès le début, avant même d’en avoir pleine  conscience, elle a cette intuition-là.

Pour Lanzmann, l’interdit, c’est une image, une seule, celle de la représentation des  camps d’extermination. Il sera celui que l’on vient consulter pour donner son avis sur les films qui s’essaieront à la représentation de cette image.

L’interdit d’une seule image pour Lanzmann, l’interdit de toutes les images pour Akerman, sauf une, sauf celle où l’on regarde l’autre en face, pas de plus haut pour dominer, pas de plus bas pour adorer, pas du côté gauche ni du côté droit pour tromper ou se dissimuler, non, deux humains se regardant face à face. L’œuvre se construit dans les deux cas sur la Loi.

Eugène Ionesco, le dramaturge, l’auteur de La Cantatrice chauve, raconte un souvenir d’enfance : en Roumanie, dans l’immeuble où il habite, son père possède une remise qu’il a louée à un juif. Un jour, il veut récupérer la remise mais comme le juif a payé plusieurs mois d’avance, il ne peut pas le mettre dehors, alors, à chaque fois qu’il le croise, le père Ionesco le bat pour le faire déguerpir. L’homme s’entête et reste. Chaque jour, il est battu mais après, il rentre chez lui et l’autre ne peut plus rien contre lui.
Ce qui protège le juif, ce sont ces quelques mois déjà payés, ce contrat qui n’aurait pu être cassé, cette loi entre eux qui les lie. Le juif était battu chaque jour mais après, il rentrait chez lui et l’autre ne pouvait plus rien. Pour un juif, la loi, c’est tout son bien, c’est tout ce qu’il a.
Jusqu’au jour où on lui enlève même ça, mais c’est une autre histoire, ou plutôt,  c’est la même histoire où l’espoir bascule vers le désespoir.

4.

Mais Godard n’en reste pas là, il contre-attaque. « Akerman, dit-il, applique une soi-disant rigueur dans la forme mais l’intention est visible. Elle fait des travellings, de beaux cadres, on peut appeler ça un dispositif. »
Et, à propos du film D’Est, il dénonce une manière de filmer la pauvreté : « Elle est par-dessus, dit-il, elle surexpose, si l’on peut dire, l’intention, en faisant semblant d’être sobre et d’être juste comme ça. »

Vengeance de Godard ou incompréhension ? Dans D’Est, les beaux cadres et les travellings remontent le temps sur les traces des convois qui, cinquante ans plus tôt, passaient à travers ces paysages-là, convois ferroviaires où près de six millions de juifs s’entassaient sans savoir ce qui leur arrivait et ce qui les attendait. Ce qu’Akerman filme, ce sont les corps et les visages de ceux qui la regardent passer aujourd’hui et qui ressemblent, comme pères et fils, comme mères et filles, à ceux qui regardaient passer d’autres travellings, d’autres convois, les parents hier, les enfants aujourd’hui.
Elle ne vient pas dénoncer, accuser ou juger, rien de conscient au moment où elle filme, Chantal ne sait pas vraiment ce qu’elle fait là, elle cherche une réponse à une question qu’elle n’essaie même pas de formuler mais qui la hante. Elle vient pour voir, espérant peut-être comprendre ce qui la tourmente. Ensuite seulement, elle dira : « C’est mon film le plus proche des camps. »

Dans Sud, consciemment cette fois, de l’arrière d’une voiture, elle filmera une route, la route sur laquelle le corps d’un homme noir, James Byrd, lynché par trois hommes blancs, fut traîné lors d’un interminable calvaire qu’elle évoque lors d’un interminable plan.

Mais comment ouvrir les yeux de Jean-Luc Godard, comment ouvrir les yeux de celui qui ne veut pas voir, lui qui nous a tant fait voir, qui a transformé ma compréhension du cinéma avec une phrase : un travelling est une affaire de morale. Comment lui ouvrir les yeux sur ce qu’il ne voit pas et que tant d’autres pourtant ont vu, même sans savoir, dans ce film-là et dans tout le cinéma d’Akerman.

Le réalisateur Jean-Marie Straub, dont Chantal aimait le cinéma, déclara : « On espère toujours que les méthodes qu’on propose, d’autres cinéastes s’en serviront, mais ça a toujours été pour des prunes, comme disait ma grand-mère. Il y a un seul de nos films [à Danièle Huillet et à lui], il y a un seul de nos films dont quelqu’un d’estimable a compris la méthode et s’en est servi en la modifiant : Trop tôt, trop tard, qui a donné D’Est de Chantal Akerman. Elle s’est dit : Voilà des gens qui proposent une méthode, je vais m’en servir à ma façon et faire quelque chose de personnel. Et elle l’a fait. »

5.

Dans l’un de ses derniers articles, le critique Serge Daney attaque le cinéma d’auteur français qu’il a pourtant défendu toute sa vie. Sur Chantal, il écrit : « Akerman a fait un film d’inventaire-type : Jeanne Dielman. C’est une cinéaste de dispositifs. »
Cinéaste de dispositifs, Jean-Luc Godard reprendra le terme quelques années plus tard.

« Il me faut une forme, dit Chantal dans le film Akerman par Akerman, il me faut une forme, un concept, un dispositif, après, je pourrai mettre quelque chose, sans m’en rendre compte, j’aurai bien alors à mobiliser cet inconnu de moi, sans m’en rendre compte. »

Pour Akerman, le dispositif est une loi, une loi valable pour un film, pour ce film-là, une loi au sein de laquelle le film va éclore et se développer. La loi, encore une fois, garante de la liberté.

Le risque, c’est la sclérose. Pour l’éviter, il faut renouveler, il faut réinventer le dispositif à chaque fois et pour cela, il faut parfois transgresser la loi. Transgresser la loi pour la restaurer, c’est confronter sa propre vérité avec la vérité de la Torah, c’est un équilibre difficile à trouver, c’est jouer de si près avec le feu que l’on s’y brûle obligatoirement, mais n’est-ce pas le prix à payer et n’est-ce pas l’essence même du monothéisme où il n’y a ni dieu ni diable qui face à face s’opposeraient mais il n’y a qu’Un et Il est seul. Transgresser la loi pour la renforcer, les petits malins qui s’y risquent s’y consument immédiatement, ils nous rendent témoins de leur erreur et nous apprenons aussi de cela, ils n’auront pas servi à rien. Les plus honnêtes, les plus doués, s’y consument lentement, ils nous transmettent ce qu’ils ont vu et entendu là-bas, là où nous-mêmes n’osons aller, leur bravoure, leur lucidité, leur bonté forcent notre respect – chez eux, bonté et lucidité vont de pair, obligatoirement – et Chantal Akerman était de ceux-là.

« Il me faut une forme, un concept, un dispositif », dit-elle. Et dans cet ordre-là.
D’abord, donc, une forme, quelque chose qui commence à se dessiner dans l’élément gazeux, qu’il faut capter, saisir, concrétiser. C’est la fonction du concept.

Un jour de 1983, je dépose un scénario devant une commission d’aide au court-métrage. L’aide est refusée. On m’informe du motif : « C’est comme un fruit sans noyau. » Je dis à Chantal : « Mais une fraise, ça n’a pas de noyau ». Elle me répond sans hésiter: « Tu avais un concept ? » Je reste muet, un concept, je sais à peine ce que c’est.  « C’est un concept qui t’a manqué. » Sans comprendre exactement, je saisis intuitivement : il n’y a pas de noyau dans une fraise mais le concept de fraise, ça existe.

6.

« Il me faut une forme, un concept, un dispositif, dit Akerman, après, je pourrai mettre quelque chose sans m’en rendre compte, j’aurai bien alors à mobiliser cet inconnu de moi, toujours sans m’en rendre compte. »
C’est l’instant de la création, « cet inconnu de moi », l’inspiration.

La peintre américaine Agnes Martin écrit : « Inspiration is a command. While you  have a choice, that is not inspiration. »
L’inspiration est une commande. Tant que tu as le choix, ce n’est pas l’inspiration.

« La liberté, écrit Spinoza, c’est l’adhésion consciente à la nécessité intérieure. »
Dans le judaïsme, il y a deux niveaux de liberté : B’hira et Dror.
B’hira, c’est la liberté qu’offre le libre arbitre, c’est le choix entre le bien et le mal, c’est le premier niveau de liberté.
Dror, c’est la liberté totale donnée à l’homme. Libre de faire le bien ou le mal, il ne peut plus faire que le bien, il ne se pose plus la question, il n’a plus le choix. C’est ce que les sages demandent à Dieu dans leur prière : ne plus avoir le choix que du bien, comme une inspiration qui impose.

Sur le tournage de Golden Eighties de Chantal Akerman à Ivry S/Seine, automne 1985. © Jean Ber.

7.

Leib Rochman est un écrivain yiddish. Son livre À pas aveugles de par le monde évoque les premiers mois qui ont suivi la guerre et ceux qui, à pas aveugles, ont survécu aux camps, errant de par le monde. Aharon Appelfeld préface le livre. Il écrit : « Quelle est la qualité de l’écriture de Rochman ? J’oserais dire que c’est une énergie religieuse qui s’est retrouvée dans une génération non religieuse et a cherché un exutoire par des outils esthétiques. »

Je tu il elle.
Elle peint les meubles en bleu le premier jour, les repeint en vert le deuxième jour.  Au troisième jour, elle les met dans le couloir, et le quatrième, se couche sur le matelas. Elle le change de place le cinquième jour et écrit, couchée, le sixième jour. Le huitième ou le neuvième jour, elle recommence la deuxième lettre et mange beaucoup de sucre en poudre pendant huit pages.
Dans ce décompte des jours, il manque le septième, il manque le jour où Dieu se repose, il manque le Shabbat.

Il y a deux tentatives de créer l’homme dans la Torah, la première tentative échoue, le sixième jour, la seconde réussit, le huitième jour.

Jusqu’au sixième jour, Dieu crée par la parole : la lumière, le premier jour, le ciel, le  deuxième, la terre, les mers et les végétaux le troisième, le soleil, la lune et les étoiles le quatrième, les oiseaux dans le ciel et les poissons dans la mer le cinquième et le sixième jour : « Dieu créa l’homme à son image. Mâle et femelle furent créés à la fois. » (Bereshit : 1,27). Comme pour les autres éléments, pour l’homme aussi, Dieu commande et l’univers obéit.

Le septième jour, Dieu se repose mais le lendemain, le huitième jour, la Torah nous dit: « D’homme, il n’y en avait point pour cultiver la terre. » Alors : « Dieu façonna l’homme, poussière détachée du sol, fit pénétrer dans ses narines un souffle de vie et l’homme devint un être vivant. » (Bereshit, 2,5 et 2,7).

Léon Ashkenazi, dit Manitou, un des plus grands commentateurs de la Torah au XXème siècle, s’est interrogé sur ces deux moments différents de la création de l’homme, l’homme créé d’abord par la parole  de Dieu et façonné par l’univers le sixième jour et l’homme créé et façonné directement par Dieu le huitième. Manitou dit ceci : « Si la parole seule de Dieu échoue à créer l’homme, c’est que l’homme est plein de principes contradictoires, comme le bien et le mal par exemple, et l’univers seul ne peut créer que des prototypes à principe unique. » L’homme auquel Dieu souffle la vie, c’est, dit Manitou, « l’être sensible au problème moral. Dès qu’un être vivant est  sensible à la pudeur, il s’appelle Adam. Avant lui, c’est la Préhistoire. »

Je tu il elle, c’est l’histoire de l’homme de la Préhistoire, de l’homme avant l’Homme, du premier homme avant le Shabbat, avant Ève, avant Adam, si cet homme-là avait vécu.
Je tu il elle, c’est la boulimie (de sucre) hors mesure, le temps d’avant la pudeur, le langage réduit à l’expression d’un besoin basique ; pour le camionneur qui prend la main de la jeune fille et la pose sur l’entrejambe de son pantalon : « tu vois, c’est  ça qui est important », dit-il ; pour la jeune fille qui retrouve son amie qui ne veut plus d’elle : « j’ai faim – encore – j’ai soif », les trois seules paroles que la jeune fille prononce pendant tout le film, les seules paroles qu’elle prononce pour s’adresser à une autre qu’à elle-même, et puis la dernière scène d’amour fou. Fou. Des êtres humains pris avant leur humanité.

Ensuite vient la pudeur, l’acquisition de la pudeur. Jeanne Dielman.

8.

Au jardin d’Eden, Dieu appelle Adam :
– Où es-tu ?
– J’ai eu peur, dit Adam, parce que je suis nu et je me suis caché.
– Qui t’a dit que tu étais nu ?
Mais Dieu connaît la réponse :
– Cet arbre dont je t’avais défendu de manger, tu en as donc mangé ?

C’est par la transgression que l’homme découvre la pudeur et c’est par l’expérience de la pudeur qu’il prend conscience de son humanité.

Jeanne Dielman, premier jour, la transgression, dès le premier plan.
Un homme, sur le pas de la porte, la paye et s’en va. Jeanne reçoit chez elle, elle couche pour – ou contre – de l’argent. La personne qu’elle aime le plus au monde, la personne avec qui elle vit, son fils, n’en a pas l’ombre d’un soupçon.

– Comment tu as rencontré papa ? demande Sylvain.
– Mes parents étaient morts, je vivais chez ma tante, Bois de la Cambre. Tout le monde voulait que je me marie, j’hésitais, quand il a fait de mauvaises affaires, on ne voulait plus que je l’épouse et moi je l’ai épousé. Ils ont commencé à dire qu’il était laid, qu’il était ci, qu’il était ça et moi, je n’ai écouté personne.
– S’il était laid, tu avais envie de faire l’amour avec lui ?
– Laid, pas laid, tu sais, ça n’avait aucune importance, ça ne faisait rien, et tu sais, faire l’amour, comme tu dis, c’était un détail, et puis je t’avais, et il n’était pas si laid que ça.
– En tout cas, moi, si j’étais une femme, je ne saurais vraiment pas faire l’amour avec quelqu’un que je n’aime pas complètement.
– Mais tu ne peux pas savoir, tu n’es pas une femme.
L’enfant devient un adolescent, l’adolescent devient un homme, ce n’est pas facile pour Jeanne.

Deuxième jour, Sylvain rentre de l’école :
– Tu es toute décoiffée.
– J’ai laissé trop cuire les pommes de terre.
Tout a commencé à se dérégler et Jeanne est perturbée.

– Ça ne va pas ? C’est peut-être la radio.
– Oui, c’est peut-être cette chanteuse.
Il y a des souvenirs,
Certains petits souvenirs,
Qui m’empêchent de jamais, jamais, jamais revenir.
Trop de choses m’ont blessé,
Dont l’souvenir va s’effacer.
Je préfère n’y jamais, jamais, jamais repenser.

Troisième jour. Jeanne se penche vers Sylvain pour lui verser son café.
Le bouton de la robe de chambre qui recouvre sa chemise de nuit au niveau de sa  poitrine est ouvert.
– Ton bouton, dit le fils d’un ton détaché, mais c’est comme un reproche, comme une remontrance. Sur la courbe du sein de sa mère, le regard du fils est passé.

Le garçon s’en va. Jeanne va s’habiller. Dans l’armoire de sa chambre, elle décroche le manteau que sa sœur avait offert à Sylvain, à l’époque, il était trop grand pour lui, maintenant, il devrait lui aller, mais il manque un bouton, elle se met en tête de le trouver, va dans un magasin, puis dans un autre, puis un troisième, mais ne trouve pas le bouton adéquat, elle prend le tram pour un quatrième magasin, comme s’il n’était pas déjà trop tard, comme si ce nouveau bouton pouvait effacer le souvenir de cet autre bouton déboutonné et la ramener au temps d’avant.

Il fait ça très doucement, très lentement, presque amoureusement, on dirait qu’il est différent, un étranger certainement, pas un monsieur comme il faut, pas comme les  deux autres des jours passés, et cette manière qu’il a de l’observer dans le miroir, après, à la recherche d’un regard qu’elle refuse de lui donner. Cela les a amenés au  plaisir, à tous deux, en même temps, elle aura même un sourire, un sourire pour elle-même, mais elle se ressaisit vite, ce qui a eu lieu, c’est une transgression, une transgression au carré : se prostituer et y prendre du plaisir. Et derrière le miroir devant lequel elle se recoiffe, derrière  ce mur qui l’en sépare, il y a maintenant cet homme qui est son fils et qui la regarde.

Mais la voie de la rédemption s’ouvre à Jeanne. Elle prend le ciseau posé devant elle, se retourne et vient l’enfoncer dans la gorge de l’homme, qui meurt dans un râle, puis revient déposer le ciseau à la même place.
Jeanne est sauvée, elle s’est sauvée. C’est pour vivre et ne plus survivre qu’elle a tué, maintenant elle va payer, la prison l’attend, mais au moins, désormais, tout est-il exposé et son fils pourra-t-il, peut-être, un jour, lui pardonner, un pardon pour l’autre faute, à ses yeux la plus haute des fautes, celle qui concerne, non la justice des hommes mais la justice de Dieu.

La conscience d’une orthodoxie juive, s’exprimant de manière radicale chez une femme au caractère inflexible qui a pourtant tout oublié de sa judéité, a parlé.
« Partout où la perfection s’installe, le Satan danse », écrit le Maharal de Prague.

Jean-Baptiste Baronian, écrivain, président des Amis de Georges Simenon, dit à propos des personnages de Simenon : « Dans leurs crises, les personnages se sauvent. Acculés à des désastres, à des malheurs, ils deviennent des héros. »
Il y a du Simenon chez Akerman, il y a le judaïsme et la Belgique aussi.

9.

Il n’y a pas de hasard, ou bien il n’y a que des hasards.
Toute sa vie, Chantal Akerman a habité Hôtel Monterey.

Il y a une thèse, basée sur la recherche historique mais contestée par presque tous ses habitants, qui établit que les autochtones de la ville de Monterrey au Mexique sont descendants de juifs. Beaucoup de ceux qui, autour de l’année 1500, fuyaient l’Espagne et le Portugal, sous le coup de l’Inquisition, y ont trouvé refuge.
Dans leur pays d’origine, entre la conversion et la mort, on ne leur laissait pas d’autre choix et dès que le moindre signe d’observation du rite juif était détecté, le fauteur était jugé, condamné par autodafé et, la plupart du temps, brûlé vivant. Beaucoup ont fui vers le Mexique, certains sont arrivés dans la région de Nuevo Leon et ont créé la ville de Monterrey.

Le pouvoir central était à Mexico, qui voyait surtout, dans ces nouveaux immigrants, de valeureux guerriers, prêts à prendre les armes contre les Indiens autochtones, leurs ennemis communs, on les a donc laissés, dans une relative tranquillité, continuer à pratiquer les rites juifs dans une semi-clandestinité.
Mais cet éloignement et cet isolement dans lesquels ils vivaient et qui, pendant un temps, les a protégés, les a finalement défaits. En 1650, la plupart de leurs enfants étaient devenus chrétiens, tout naturellement, en s’assimilant aux nouvelles vagues d’arrivants qui ne fuyaient plus le vieux continent mais venaient chercher l’Eldorado.
Leurs pères s’étaient enfuis au péril de leur vie pour ne pas se convertir, pour protéger leur héritage juif que leurs enfants, sans même y penser, avaient fini par brader. En 150 ans, la ville juive de Monterrey avait perdu toute sa judéité.

Dans un entretien avec Jacqueline Aubenas, Akerman dit : « Il y a la tentation de l’oubli, il y a la tentation de l’assimilation, d’être comme les autres, surtout que l’histoire est douloureuse, mais moi je crois qu’avec cette tentation de l’oubli, non seulement on oublie mais on se perd. »

Et puis il y a ceux qui, refusant la conversion ou la fuite, se retirèrent de la vie, ou plutôt, se retirèrent la vie. Il y en eut quelques-uns au Mexique, beaucoup en Espagne, et il y a d’autres épisodes de suicide dans l’histoire juive comme le suicide du  roi Saül, préférant se jeter sur son épée que se rendre à ses ennemis.

Il y a aussi Massada. C’est un plateau situé au sommet d’un piton rocheux, dans le désert de Judée, sur lequel est bâtie une forteresse. En l’an 70, les Romains détruisent le deuxième temple juif et font de la Judée une province de Rome. En l’an 73, un dernier groupe de résistants, près de mille, continue de se battre et vient y trouver refuge. Assiégés, plutôt que de se rendre, ils se suicident, refusant de se soumettre.

Je vois le dernier geste de Chantal comme un geste comme ça, un refus de se soumettre.
C’était le 5 octobre 2015 du calendrier grégorien, le 22 Tishri 5776 du calendrier hébraïque, le jour de la fête de Simhat Torah, le jour de la fête de l’acquisition de la Loi.
Le 7 octobre était aussi un 22 Tishri. Le 7 octobre 2023.

Quel est le lien ? Je ne sais pas. Il n’y a pas de hasard ou bien il n’y a que des hasards.
Peut-être deux entités blessées au plus profond de leur identité, l’une s’en est allée, l’autre reste pour que plus jamais personne n’ait, pour ces raisons-là, à s’en aller.

Luc Joseph Benhamou

décembre 2024

Chantal Akerman, à Paris, juin 1986. © Jean Ber-Fondation Chantal Akerman.

Les six films de Chantal Akerman que mentionne l’auteur, Hôtel Monterey (1972), Je tu il elle (1974), Jeanne Dielman, 23, quai du Commerce, 1080 Bruxelles (1975), D’Est (1993), Chantal Akerman par Chantal Akerman (1997) et Sud (1999) font partie de la première grande rétrospective consacrée à son œuvre, films et installations, inaugurée à Bruxelles en mars 2024, à l’initiative de la Fondation Chantal Akerman et de la Cinémathèque Royale de Belgique.

L’exposition Chantal Akerman. Travelling, commissariat Laurence Rassel et Marta Ponsa, est accompagnée d’un catalogue auquel ont participé entre autres Jacqueline Aubenas et Luc Benhamou (Lanoo, 2024).

Autre ressource, pour entrer plus avant dans l’univers de l’artiste, Chantal Akerman, Œuvre écrite et parlée, en trois volumes, sous la direction de Cyril Béghin (éditions de l’Arachnéen, 2024).

L’intégrale (ou presque) des films de Chantal Akerman est éditée en coffret blu-ray par l’éditeur, producteur et distributeur Capricci.