Envers et contre tous — De la guerre à l’exil. L’odyssée d’une conscience avec le Journal de Sándor Márai

Vincent PetitjeanUCA / CELIS EA 4280
Paru le : 16.07.2021

La publication en France à l’automne 2019 d’une première partie du Journal de Sándor Márai est un événement. Et ce, non seulement eu égard à l’importance littéraire de cet auteur hongrois né en 1900 et qui a mis fin à ses jours en 1989, mais aussi en raison de la période traversée et de l’acuité du regard porté sur cette période. En effet, ce premier volume en français, qui synthétise cinq tomes de l’édition hongroise intégrale, couvre les années 1943 à 1948. Durant ces années qui correspondent à la fin de la guerre puis à la mise en place du régime communiste, Márai (hormis un séjour en Occident juste après la guerre) essaie de vivre et de travailler dans son pays. S’il réside essentiellement à Budapest, il passe la fin de la guerre, en particulier le siège de Budapest par l’Armée rouge, à Leanyfalu, un village aux alentours de la capitale. En 1948, Márai se résout à quitter la Hongrie pour l’Italie via Genève avec sa femme et son fils adoptif. Le volume traduit par Catherine Fay et András Kányádi s’achève ainsi sur ce que l’auteur des Braises écrit depuis Pausilippe, face à la baie de Naples.

Pourquoi ce livre est-il un événement ? Si les dates qui bornent ce Journal expliquent évidemment en grande partie l’intérêt du texte, en particulier avec les déportations massives des Juifs de Hongrie, le journal de Márai interroge aussi le pouvoir de la littérature en des temps troublés. Loin d’une littérature consolatrice ou désincarnée, Márai offre un rapport vivant avec un art littéraire qui se perçoit et se vit au milieu d’existences bouleversées. Mais le regard du diariste sait  aussi se faire incisif lorsqu’il observe la dérive de son pays et la lâcheté de ses contemporains. Le Journal est donc le témoignage d’un homme meurtri, d’un intellectuel déconsidéré en butte à des difficultés de subsistance et qui lutte pour ne pas être emporté dans un naufrage moral généralisé.

CE QUE PEUT LA LITTÉRATURE

Il peut sembler dérisoire lorsque l’on essaie de survivre dans un pays en guerre de se préoccuper du sort de ses livres. C’est pourtant ce que fait Sándor Márai qui sait pertinemment que les livres ne sont pas des objets comme les autres. Bien sûr, il sait aussi que leur disparition n’entrainera pas la sienne. Pourtant chaque livre rescapé le rattache un peu plus à la vie, chaque livre sauvé est une marche le rapprochant d’une condition d’écrivain retrouvée. C’est dans ses livres que Márai « puise des forces » (p. 56) et qu’il se sent relié à ce qui le dépasse et le fait vivre en même temps : un patrimoine littéraire dont la vocation universelle est de parler à chacun. Mais les livres, les siens comme les autres, sont d’abord les instruments d’une culture dont la transmission empêche l’Europe de sombrer tout à fait dans une barbarie synonyme d’oubli. En 1945, Márai écrit qu’une certaine idée de l’Europe « n’existe plus que dans quelques livres » (p. 203). Ironie du sort : alors que Márai parvient quasi miraculeusement à sauver une partie de ses livres du siège de Budapest, il doit les abandonner lorsqu’il part en exil. Ils ne sont que cinq, les livres que l’on emporte « en cas de naufrage » (p. 458), à être ainsi emportés par l’auteur : Voyage en Italie de Goethe, Chroniques italiennes  de Stendhal, l’Odyssée, les Pensées de Marc Aurèle et un recueil de poème traduits sur l’Italie. Faut-il penser que c’est là tout ce qui reste de l’Europe à ce nouvel Énée ?

Toujours est-il que si les livres sont importants pour Márai, c’est parce que celui-ci est d’abord un lecteur compulsif. Ses impressions de lecture jalonnent ainsi l’année 1943 (il est vrai que la Hongrie est encore relativement épargnée par les combats à ce moment-là). Plusieurs noms reviennent très souvent comme Shakespeare ou Goethe mais la lecture des journaux de Gide et de Julien Green semble également très régulière. Certaines lectures paraissent plus circonstancielles. Si Baudelaire l’aide à oublier un instant le fracas de la guerre, Le Juif de Malte de Marlowe lui permet de réfléchir à « cet éternel malentendu » (p. 99), cet antisémitisme qui parcourt les siècles. Quant à Tartuffe, cette (re)lecture faite en 1945 est évidemment à mettre en relation avec le spectacle offert par ceux qui, nazis de la première heure, s’empressent de créer une section locale du parti communiste…

Mais la Hongrie, aux yeux de Márai, ne saurait se réduire à une communauté d’opportunistes. La Hongrie, c’est d’abord une langue. En atteste le nombre de traductions qui fait de la Hongrie un véritable carrefour littéraire et intellectuel. Le diariste évoque ainsi la traduction de l’œuvre intégrale de Platon ou encore la traduction de Rimbaud à laquelle il faut également ajouter des travaux hongrois sur ce dernier. C’est ainsi qu’après la guerre, en 1947, Márai raconte avoir vanté son pays comme une terre de traduction (évoquant Dante, Sophocle, Aristophane, Baudelaire…) auprès d’un attaché culturel de l’ambassade américaine bien étonné.

UN ÉCRIVAIN BOURGEOIS FACE AU « DROITISME »

Márai se définit comme un « écrivain bourgeois » (p. 73). Si l’on mesure aujourd’hui à quel point la revendication d’un tel adjectif a pu l’isoler dans la société hongroise d’après-guerre, il convient de préciser ce que Márai entend par là. En effet la bourgeoisie à laquelle il affirme appartenir est, à ses yeux, moins une classe socio-économique qu’une élite culturelle qui a permis le développement intellectuel et artistique de tout le continent européen. Or, en Hongrie, c’est précisément l’insuffisance quantitative de cette catégorie de population qui a abouti à ce que le diariste appelle en 1944 la « balkanisation » (p. 75) du pays en une multitude d’intérêts individuels. L’absence d’une « classe moyenne démocrate » (Ibid.), c’est-à-dire d’une population éduquée et politiquement consciente, a fait de la Hongrie un terreau fertile pour le populisme de l’époque, lequel accusait tout humaniste d’être un suppôt des Juifs ou des bolcheviques. On comprend alors que l’écrivain bourgeois n’est pas le porte-parole d’une classe sociale mais le héraut d’une parole libre et inféodée. La preuve : Márai dit lui-même être un « homme de gauche » (p. 410) et c’est parce qu’il est un « homme de gauche », affirme-t-il en 1948, qu’il ne peut pas être communiste dans la mesure où le communisme, en tant que système répressif et ennemi de la pensée individuelle, trahit l’idéal socialiste et s’assimile, finalement, à une politique de droite.

Il ne faudrait pourtant pas confondre ce qui vient d’être dit avec ce que l’auteur de L’Héritage d’Esther appelle le « droitisme » (p. 168) et qui est le véritable fléau de la Hongrie. De quoi s’agit-il ? D’une aristocratie auto-proclamée. Márai explique en effet que le droitisme réside dans la certitude que possède un homme de bénéficier de privilèges ou de jouir d’un statut avec tous les avantages y afférant du seul fait qu’il est un Hongrois chrétien. Le talent, le savoir ou la compétence ne sauraient entrer en considération dès lors qu’il est question de l’attribution d’une place, d’un logement ou de quelque autre bénéfice. La certitude que peut avoir un homme que tout lui est dû en raison d’un statut natif lié à sa race, à sa nationalité et à sa religion en fait pour Márai un cas désespéré, une sorte d’homme qui selon ses termes « n’apprend jamais rien » (p. 169). L’expansion d’un tel état d’esprit permet l’établissement d’une corruption généralisée perçue comme légitime par tous ceux qui y participent et cette culture de la prébende et du passe-droit empêche la Hongrie d’accéder au rang d’une société civilisée.

LE SORT DES JUIFS DE HONGRIE

On devine aisément que ce droitisme va fort bien s’accommoder des déportations massives des Juifs de Hongrie à partir de 1944. Le sort des Juifs de Hongrie durant la dernière guerre a été largement documenté et il suffit de consulter les travaux de Raul Hilberg pour s’en faire une idée. Il convient cependant de rappeler qu’au début de l’année 1944, la Hongrie est encore forte d’une communauté de quelque 750 000 Juifs. Cette communauté a été relativement préservée jusque-là du fait des alliances passées avec l’Allemagne nazie avant la guerre. Le cas de la Hongrie a ceci de remarquable que les opérations de mise à mort ont commencé alors même que la défaite allemande était acquise. L’autre effet de cette extermination tardive est qu’elle s’est déroulée au vu et au su de tous. Aussi Márai évoquet-il le sort de ses compatriotes juifs à de très nombreuses reprises dans son Journal. Le diariste parle ainsi en 1944 des conditions de déportation et des chambres à gaz. C’est peu dire qu’il est horrifié par ce qu’il sait et par ce qu’il voit et il se déclare « solidaire » (p. 91) de ceux qui sont poursuivis en raison de leurs origines. Un peu plus loin, il fait même référence à un devoir humain de solidarité. Il est vrai que Márai a aussi des raisons personnelles de s’intéresser au devenir des Juifs de son pays puisque sa femme, Lola, est juive. C’est notamment pour la protéger que l’auteur choisit de ne pas rester à Budapest durant toute la fin de la guerre. Márai ne pourra cependant sauver son beau-père, assassiné à Auschwitz.

Márai ne craint pas d’évoquer les calculs mesquins et assassins de ceux qu’il appelle ironiquement les « bons Hongrois » (p. 139) qui s’accordent pour dévaliser et faire disparaître les Juifs afin de s’approprier leurs biens. Le processus d’extermination des Juifs de Hongrie a dû son bon déroulement au zèle de nombre de ces « bons Hongrois ». D’autant qu’à ce zèle s’est ajoutée l’indifférence. Et Márai d’évoquer ce déjeuner surréaliste au restaurant de l’hôtel Gellert au cours duquel le passage d’un cortège de prisonniers juifs ne suscite aucun commentaire ni aucun regard de la part des clients. Les conditions d’après-guerre ne permettront pas davantage une prise de conscience de ce que les Juifs ont enduré. On s’empresse de taire ce qui s’est passé et que Márai rapporte en 1945 de façon très documentée, de la confiscation des biens à l’enfermement puis de la déportation à l’anéantissement (p. 206). L’année précédente, Márai avait déjà noté, à propos de ses compatriotes, que leur dangerosité venait du fait qu’ils cherchaient à se venger de crimes dont ils étaient eux-mêmes les auteurs.

VIVRE L’HISTOIRE

La Hongrie décrite par Márai dans son Journal dans ces années 1943-1948 est devenue le royaume des opportunistes. De pronazis et à apprentis communistes, nombreux furent ceux à faire étalage de leurs facultés d’adaptation. Mais au-delà des contingences individuelles, Márai assiste aussi à l’Histoire en train de se faire. Or la posture du diariste n’est pas celle d’un auteur engagé mais au contraire celle d’un auteur dégagé, d’un spectateur certes lucide, mais dont la lucidité est déterminée par la possibilité d’être anéanti à chaque instant. Dégagé aussi parce que Márai travaille ou s’efforce de travailler, conscient du fait que son activité d’écrivain n’a certainement jamais été aussi importante que dans  ces moments où le néant s’approche.

Mais l’Histoire vécue, ce n’est pas seulement les bombes, la faim, les morts autour de soi, c’est aussi ce que Márai appelle les « signes infimes » (p. 126) comme lorsqu’il raconte avoir vu des SS ivres dans un tram ou encore un soldat de la Wehrmacht à l’allure misérable et porteur d’une poule. Au milieu des décombres, les symboles revêtent des formes insolites comme ce cochon engraissé qui finit par représenter la réalité. Si Márai assiste, désabusé, à la débâcle morale de la classe moyenne hongroise, prête à toutes les compromissions, il n’en demeure pas moins que c’est toute « l’immoralité de la société hongroise et de la nation hongroise » qui constitue la plus « grande désillusion » (p. 225) de l’auteur.

Mais alors on pourrait se récrier aujourd’hui et se demander ce que Márai a fait lui, au milieu de ce naufrage matériel et moral. Ce serait faire comme ce rédacteur en chef qui, après la guerre, l’a accusé de ne pas avoir assez souffert et que somme toute il était en vie et n’avait même pas connu la captivité. Márai répond dans son Journal qu’il s’est refusé à publier la moindre ligne à partir de l’occupation allemande de la Hongrie et que lui ne cherchait pas à instrumentaliser ce qu’ont vécu ses proches en se hissant sur leurs cadavres. Cette intransigeance et cette rigueur morale seront maintenues lorsque le diariste refusera d’intégrer ce qu’il appelle le « front intellectuel marxiste » (p. 397).

Márai témoigne encore de la même intégrité morale lorsqu’il s’émeut de l’expulsion des Souabes de Hongrie en notant que les femmes, les vieillards et les enfants ne peuvent certainement pas être assimilés à des traitres. Après la guerre, il s’érige publiquement contre les confiscations des maisons des Souabes qu’il est question d’attribuer à des artistes hongrois, s’indignant d’un « pillage collectif » (p. 286) qui reproduit les « injustices commises à l’égard des Juifs » (Ibid.). Ce que Márai vit et consigne, c’est une répétition de l’Histoire.

VIVRE

Alors que faire ? Vivre, écrire, et c’est tout un pour Márai. Mais où ? Rester dans ce pays avec lequel l’auteur entretient manifestement une relation ambivalente faite d’amour pour sa terre natale et de dégoût pour un pays qui a cessé d’en être un à ses yeux. Il note en 1945 que le grand thème de la littérature sera désormais l’exil. Or ce qu’il a expérimenté par rapport à ce qu’il a vécu, c’est une « forme d’exil intérieur » (p. 262) car au fond, ajoute-t-il, un pays n’est pas qu’un territoire, c’est un lieu où la liberté intellectuelle est possible. Et ce qui était encore possible en Hongrie l’est de moins en moins avec la dictature communiste. D’où le départ définitif de Márai, laissant derrière lui les tombes de son père et de son fils. Ce fils, prénommé Kristof, né le 28 février 1939 et mort deux mois plus tard, que le romancier évoque si pudiquement et dont le souvenir se mêle parfois à l’horreur des événements traversés. Il raconte ainsi avoir retrouvé dans les décombres de son appartement après le siège de Budapest la valise dans laquelle lui et sa femme avaient rangé les petites affaires de leur enfant mort. Mais la valise est ornée d’une pointe de baïonnette laissée par les gendarmes hongrois dans leur hâte lorsqu’ils ont pillé le logis.

Márai choisit donc de partir pour continuer à penser, à écrire, à vivre. Ce faisant, il n’abandonne rien. Il poursuit cette quête qui incombe aux écrivains qui est, selon lui, de découvrir le moyen de changer le monde (p. 471). Il commence déjà par changer celui de János, ce jeune garçon avec qui Lola et lui quittent la Hongrie le 28 août 1948. Márai conduit János en Italie, tel un vieil Énée portant un jeune Anchise. ❚

Márai, Sándor, 2019, Journal. Les ann.es hongroises 1943-1948, traduit du hongrois par Catherine Fay et András Kányádi, Paris, Albin Michel, 528 p.