Fragments traduits du catalan vers le français par Dominique Blanc.
Prix Joaquim Amat-Piniella, 2019, Le prix Ciutat de Barcelona, 2019, Prix Serra d’Or, 2020.
Errer, s’éloigner d’un chemin, aller d’un lieu à l’autre sans but. Errant, erratique, erroné.
Du latin Errare, se dit de celui qui emprunte des chemins incertains, de celui qui vagabonde. De toute chose qui se déplace sans prédétermination. Une roche erratique, une douleur erratique.
Qui erre provoque un certain malaise chez les autres, la grande majorité sédentaire qui prétend avoir trouvé maison et destin. Voilà pourquoi celui qui erre sera considéré comme une personne ayant tendance à se tromper, et de là vient que l’errance ait été associée à l’erreur.
Contrairement à ceux qui se croient enracinés, celui qui chemine sans but, l’errant, ne craint ni les équivoques ni les erreurs. Ouvert aux changements, enclin par choix au mouvement, quand il arrive sur les lieux, il ne les possède pas, il les habite. Et quand il en a assez, par fatigue ou pour s’épargner le désir parfois irrépressible de la possession (il est allergique à l’expression « chez nous »), il les abandonne, avec la légèreté d’esprit de celui qui ne connaît pas la nostalgie. Il est l’infidèle du lieu où il est né, le vagabond, le vif-argent, l’inquiet, l’insatisfait des paysages, celui qui traverse les frontières et les aéroports, les gares, les lits, les maisons et les amours.
Les nécessiteux, les paresseux, mais aussi les parias, les persécutés, les rêveurs, les désorientés, presque tous les fous dépendent des boussoles plutôt que des calendriers. C’est que l’espace s’oppose au temps mesuré, compté, distribué. Qui erre se souvient des paysages, qui s’enracine se souvient des années.
[…]
L’errant sait que celui qui erre, par force ou par désir de laisser derrière lui patrie et amours, est voué à une vie sans inscription, comme s’il transportait un corps en apesanteur, invisible parfois. Comme tout un chacun, celui qui erre oublie parfois mais l’errant, lui, est toujours oublié. L’oubli est le prix de sa liberté. On ne se souvient de lui que si l’errance est son châtiment et si, comme Caïn, il en porte le stigmate sur le front.

Qui erre, donc, défie une loi physique, celle qui fait que tous les corps tombent à la même vitesse. Le corps de l’errant se trouve toujours à mi-chemin, à mi-chute : sur la voie de l’oubli total.
Contrairement à l’exil, l’errance est un mouvement perpétuel. Qui s’exile est toujours à la recherche d’une maison mais qui persiste dans l’errance habite des espaces ouverts : il arrache les obstacles à la manière dont les bulldozers détruisent les édifices. Exilé, on peut cesser de l’être un jour, errant on l’est à perpétuité.
J’ai voulu écrire sur la forme qu’ont les murmures dans les recoins plus ou moins reculés des corps de ceux qui comme moi ont eu des parents enfants pendant la guerre. J’ai voulu savoir jusqu’à quel point est partagée l’expérience douloureuse de voir, au tréfonds du regard du père, un enfant sans défense, l’enfant vaincu d’une guerre. Un enfant qui s’essuie le visage avec un mouchoir immense, un mouchoir d’homme.
Écrire, c’est tenter de donner forme à l’impact de ces murmures entendus dans l’enfance et qui souvent venaient briser la quiétude magique des nuits d’été, la route en voiture pendant les vacances ou les tablées familiales les jours de fêtes. Dans les murmures étaient condensées la peur et la colère. Le souvenir encore proche d’une guerre passée, l’hommage aux morts, à ceux qui vivent en exil. Au silence de ceux qui sont restés. Les murmures sont une langue étrangère. Une langue avec des mots dits à demi qui s’accompagnent souvent de comportements irrationnels, parfois cruels. Les murmures peuvent être des monuments à la mémoire.
Des murmures qui ont imprégné les corps et avec lesquels nous avons dû apprendre à vivre. Surtout pour ceux chez qui, comme moi, les effets des murmures se sont transformés en un désir de déménagement perpétuel. Peut-être la mort me saisira-t-elle en voyage.
La distance entre nous et les lieux ne se mesure pas avec des chiffres. Il y a des pays lointains que tu gardes près de toi. En revanche, le lieu où tu es née tu le portes sur le dos comme un fardeau. La France, dans mon récit familial, s’est construite avec des mots : c’est la langue que mon père a apprise à l’école, ce sont les mots qu’échangeaient entre eux mon père et mon grand-père. Poubelle me fascinait, viande me surprenait, figure me troublait. Et puis, il y avait Denise, ce nom que j’aurais dû porter mais ça n’a pas été possible parce que dans cette Espagne du roi Ubu, Denise n’était pas considéré comme un prénom chrétien.
Denise avec un e en suspens, qu’on laisse aller doucement entre les dents. Quand mon père prononçait ce prénom, il fermait les yeux comme qui goûte une douceur. Laissant le morceau de chocolat, Denise, fondre sous la langue. Un léger haussement d’épaules pour rétrécir l’espace et se concentrer sur un point éloigné qui m’échappe. Denise, c’est sûr, était loin, de l’autre côté de la frontière. Elle parlait une autre langue. Denise rêvée. Alors, ils m’ont appelée Marta. Mon prénom était celui d’une sainte et il se prononçait sans cette sorte d’apnée, une brève rétention d’air qui marquait la distance entre moi et l’étranger.
Des années, bien des années après, mon père a écrit un roman. Mi-biographie mi-fiction. Situé en plein milieu de l’Europe avec des membres des brigades internationales et un philosophe juif qui tombe amoureux d’une fille qui s’appelle Denise. J’ai ressenti une légère vague de jalousie.
Mon père a trouvé un compromis entre Denise, le nom censuré, et Marta, le nom choisi, avec une certaine précipitation, dit-on, devant l’interdit du plumitif de service. Pendant des années, il m’a appelée Nanon, dérivé francisé de « nena » (petite), une réminiscence de Manon Lescaut.
Mon enfance s’est construite avec des histoires étrangères qui allaient au-delà de Béziers, jusqu’au nord de la France d’où venait la famille de ma mère arrivée à Barcelone en fuyant la Grande Guerre. Les femmes étaient venues, et les enfants avec elles. On suppose qu’elles étaient veuves et à Barcelone, elles ont trouvé de nouveaux maris. Mais très peu s’y sont enracinées. On dit que l’une d’elles est morte du mal du pays. Mais c’est là sans doute une lecture un peu forcée par la famille d’une maladie d’une nature beaucoup moins littéraire. Ma grand-mère, l’un des nourrissons arrivés à Barcelone, semblait, quant à elle, avoir grandi exempte de nostalgie et elle s’est toujours déclarée barcelonaise de la tête aux pieds.
Peut-être à cause de tout cela, de ces allées et venues qu’avaient vécues leurs deux parentés, parce qu’ils avaient, de fait, de la famille dans différents pays, mes parents détectaient aussitôt les personnes du voisinage qui avaient, elles aussi, fait des allées et venues, passé des frontières ; des passagers toujours en train d’arriver, des étrangers et des nomades, des émigrants.
Parmi les Andalous, les Murciens, les Français, les Danois, les Gitans et les Marocains dont mes parents avaient fait la connaissance, je m’étais entichée d’une femme pied-noir qui était venue vivre dans le quartier du Clot où elle s’était installée comme coiffeuse, un métier sans doute improvisé. Elle ressemblait beaucoup à Annie Girardot et j’étais fascinée par son extrême minceur, par sa voix rocailleuse de grande fumeuse. Dans le quartier, on disait qu’elle avait plein d’amants et cela à mes yeux de jouvencelle ajoutait une valeur incalculable au personnage.
Les nouveaux venus, les énigmatiques, les distraits exerçaient une forte attraction sur mes parents. Avec certains, ils sont parvenus à lier une amitié qui a duré des années. Je me souviens de la douce Edith de Norvège, de l’immense Peter du Danemark qui m’amenait acheter des bonbons, et moi je lui donnais la main et je me taisais pour que l’on me prenne pour sa fille. Ma mère et moi, nous avons fini par faire partie de la clientèle d’Annie Girardot. Sous les casques, au milieu du brouhaha, chez la coiffeuse on parlait de politique et de sexe, des choses que je ne comprenais guère mais qui me donnaient le sentiment d’être acceptée dans un cercle de femmes qui débattaient de sujets importants de leur vie, si j’en jugeais par le sérieux alternant avec les rires. Si nous étions là pour la séance du soir, presque toujours il y avait un homme qui venait frapper à la porte. Annie Girardot lui plaquait deux bises et l’invitait à s’asseoir sur un de ces trônes de l’univers féminin où l’homme attendait, mal à l’aise et timide, que la dernière cliente soit partie.
Mais le personnage qui m’impressionnait le plus parmi ces étrangers, je l’ai connu au bar où nous allions prendre l’apéritif : patates frites, palourdes et mon soda tonique, une boisson que je trouvais exotique depuis que j’avais lu Les Mines du roi Salomon et que je savais que la quinine pouvait me préserver de la malaria, ce que mon père avait confirmé en me disant que c’était la boisson des explorateurs. Exotisme colonial aux lèvres : il fallait être préparée au cas où je déciderais de m’en aller.

La femme que nous avons connue au bar y était toujours chaque fois que nous y entrions. Le premier jour, c’est son accent qui m’a fascinée : elle parlait catalan en insistant fortement sur les r, un son merveilleux comme celui des es en suspens qui circulent entre mon père et mon grand-père. J’apprends vite que cette femme est française, fille d’Espagnols et qu’elle a décidé de « revenir » au pays de ses parents. Les dimanches, quand nous allons au bar, nous la trouvons assise au comptoir. Il y a d’abord quelques minutes d’échanges en français entre elle et mon père, les es en suspens qui sautent d’une bouche à l’autre. Elle s’habille toujours en noir et ses yeux peints sont soulignés d’un trait long et épais. Un jour, elle nous raconte une anecdote qui souligne plus encore la noirceur de son regard. Ses parents, me dit-elle, étaient anarchistes et ils l’avaient appelée Vie, un prénom qu’elle a changé en Dolores (Douleurs) quand elle est venue vivre en Espagne – une façon ironique et poignante de souligner l’angoisse de vivre sous le franquisme. Vie, la Dolores de mon enfance, avec un quelque chose de María Casarès dans les yeux, en France avait une amie qui s’appelait Mort. Quand les gens les croisaient dans la rue, ils s’en éloignaient en courant et en disant, regardez, la Vie et la Mort bras dessus bras dessous.
Comme Vie, moi aussi j’avais un autre prénom, un prénom secret : Denise, avec le s prononcé dans un souffle. Il me restait, cependant, le refuge et la consolation de m’entendre appeler Nanon de temps en temps.
Aujourd’hui, avant que le soleil sorte, j’ai vu mon père atterrir sur le rebord de la fenêtre. Il s’y est reposé quelques secondes, il a levé les yeux en souriant sur la grande avenue qui d’ici quelques heures serait envahie par les voitures et le vacarme, puis il est entré dans sa chambre, content et un peu nostalgique du ciel qu’il aime tant.
Il va vers son lit et s’endort. Et moi de même, apaisée. Je sais que demain il le fera à nouveau, comme chaque jour ou presque : il se lèvera, il enjambera la fenêtre en pyjama et en un mouvement plus suave encore que celui des oiseaux, il s’envolera en prenant appui avec ses gros orteils sur le rebord de la fenêtre qui lui sert de tremplin. Ce n’est pas dans l’eau qu’il plonge mais dans l’air et il s’envole, là-haut, là-haut, jusqu’à atteindre l’altitude qui lui semble aller avec son humeur – plus haut et en battant des ailes quand tout va bien, plus bas et machinalement quand il est triste. Quelquefois, il survole des villes en guerre. Il dit que les guerres, toutes les guerres, sont toujours « notre guerre à nous ». De ces vols vers l’autre rive de la Méditerranée, il revient épuisé. Et il pleure.
« What the hell are you doing ? From which war are you escaping from ? » dit Colman. Et moi alors, je me réveille. Je ferme la caisse, la pousse du pied sous l’armoire, et adieu !
Un jour, lors d’un des multiples déménagements qui ponctuent mon existence, j’ouvre la caisse que j’avais commencée à remplir un jour à Toronto. Parmi les objets, totalement absurdes car inadéquats à la survie dans un nouveau pays, que j’ai rassemblés ce jour où je me suis laissé entraîner par la furie de fuir, je trouve un réveille-matin où est inscrit : C. ET A.. BOUCHUT ET LAUMONIER. BEZIERS et un Petit Larousse Illustré avec la déesse des vents qui souffle sur les graines d’une fleur et les disperse aux quatre vents. Ce sont les premiers objets que mon grand-père, en 1928, a achetés en arrivant à Béziers. Les seuls qui me viennent de ma famille, les seuls que j’ai emportés à Toronto. Le temps et la langue de l’autre. Des boussoles pour s’orienter dans le monde.