La Tour infernale. Mémoires et communautés face à la négligence criminelle à Londres

Delphine BechtelEur'Orbem/Paris IV
Paru le : 28.11.2018

Même s’il ne s’agissait au départ que d’un fait divers et non pas d’un attentat terroriste telles les attaques de Manchester et de Londres, l’incendie du HLM Grenfell Tower qui éclata dans la nuit du 14 juin 2017 dans la capitale britannique suscita une vaste palette de résonances sociales, politiques, économiques et juridiques, tout en invitant à repenser les relations inter-ethniques, religieuses et communautaires et leurs mémoires.

 

Grenfell victims
Photo des victimes parue dans “The Guardian”

 

Le feu se déclara dans un appartement du 4e étage et les pompiers, appelés à 0 h. 54, arrivèrent six minutes plus tard. Tandis que les habitants tentaient de quitter l’immeuble, l’incendie se répandit en à peine une demi-heure par l’extérieur jusqu’au haut des 24 étages. Des dizaines de pompiers s’attelèrent à monter dans les escaliers envahis de fumées toxiques pour évacuer les occupants retranchés chez eux, tandis que le feu se propageait sur les quatre faces de la tour, renfermant les locataires dans un piège infernal.

Les images de films à grand spectacle comme La Tour infernale (Towering inferno, 1974) ou La Tour (2012) revinrent aussitôt à l’esprit. La magnitude de la catastrophe faisait écho à 9/11 et le site évoquait une zone de guerre. Il s’agissait de l’incendie le plus meurtrier à Londres depuis les bombardements de 1940, les 120 appartements empilés sur 24 étages logeaient des centaines de personnes. Près de 80 victimes furent d’abord annoncées, le  nombre définitif ne put être arrêté à 71 qu’en novembre 2017, car il fallut des mois pour identifier les restes humains parmi les cendres.

Les pratiques commémoratives surgirent de manière immédiate, alors que l’incendie ravageait encore l’immeuble. Des nuées de personnes évacuées et de spectateurs sont restés agglutinés toute la nuit autour de la tour en flammes à filmer leurs voisins piégés dans leur appartement qui agitaient des torchons par les fenêtres incandescentes ou flashaient leur portable pour attirer l’attention des secours. La tension monta quand on entendit les appels désespérés, les cris des enfants devenant la proie des flammes. Plusieurs personnes en feu se défenestrèrent, tandis que circulait   le récit d’un bébé jeté par sa mère du 10e étage récupéré sain et sauf. Les victimes disparurent du champ de vision des smartphones l’une après l’autre, jusqu’à ce que le lien entre la tour et l’extérieur ne soit finalement rompu vers 4 h. du matin, alors que plus aucun espoir ne subsistait de retrouver des personnes en vie.

Les téléphones permirent l’enregistrement, puis la rediffusion de ces action shots ainsi que de poignants adieux en ligne. La vidéo prise par Rania Ibrahim, coincée au 23e étage, de son appartement assailli par la fumée, puis d’elle-même en train de prier en arabe pour sa survie, est envoyée à une amie par snapchat et mise en ligne aussitôt. Nadia Choucair, au 22e étage avec sa mère, son mari  et ses trois enfants a appelé une amie vers 2 heures du matin : « Au revoir. Nous n’allons pas nous en sortir. Je t’aime. » Sa soeur Sawsan témoigne qu’elle a encore téléphoné une heure après : « Ils criaient, hurlaient, c’est tout ce que j’entendais comme bruit de fond, et moi leur criais : sortez, essayez de trouver une issue ». Hosna Begum Tanima téléphone à son cousin du 17e étage : « Nous sommes tous dans la salle de bains maintenant, il n’y a plus aucun moyen de sortir. Prie que nous mourrions sans souffrir ». Gloria Trevisan et son ami Marco Gottardi, deux jeunes Italiens récemment installés au dernier étage, restèrent en ligne avec leurs parents jusque vers 4h du matin. Sa mère reçoit ses derniers mots : « Merci pour tout ce que tu as fait pour moi. Je vais aller au paradis, je t’aiderai de là-haut1 ».

Instantanément, les adieux déchirants des victimes, relayés par la technologie, sont écoutés par le monde entier. La mort en direct. Les interviews de survivants et de témoins sont diffusées sur les sites web des tabloïds et les réseaux sociaux, égrenant les noms de leurs proches disparus, retraçant leur biographie, comme celle de cet étudiant syrien, Mohammad Al Haj Ali, 23 ans, qui avait fui son pays en guerre pour finalement décéder dans cet incendie à Londres. On célèbre la bravoure des héros, comme Farhad Neda qui a descendu sur son dos sa mère à travers l’escalier noir de fumée, mais n’a pu revenir sauver son père. Ou des pompiers qui ont bravé la mort au mépris des consignes de sécurité afin de récupérer des personnes asphyxiées dans les étages.

Dès le lendemain, les façades du quartier sont placardées d’affichettes et d’avis de recherche avec les photos des disparus. Un mur de messages de  condoléances et d’hommages surgit sur un côté du Centre communautaire, où s’accumulent des vivres et des objets de première nécessité, signe de la solidarité locale. Tout le voisinage contribue à ce mausolée spontané, apportant des fleurs, des bougies, des cartes, des cœurs, des ours en peluche. Ces monuments populaires (grassroots memorials) commémorent sur la voie publique la disparition de personnes ordinaires dans des circonstances extraordinaires2.

Les politiques débarquent, tout comme les people, soucieux d’être immortalisés au côté des victimes : la reine, le maire Sadiq Khan, le premier ministre Theresa May, qui évite de faire face aux manifestants et se fera huer. Jeremy Corbyn, la chanteuse Adele et le rappeur Akala témoignent d’une sollicitude plus sincère. Rita Ora vient faire du bénévolat, les stars britanniques sont réunies par Simon Cowell pour enregistrer un DVD caritatif.

La communauté se serre les coudes, partage des veillées à la bougie au son de Amazing grace et de chants gospels, tandis que les musulmans organisent des prières de rue. Ces rites de cohésion sociale et religieuse sont à la fois participatifs et communicatifs, ils célèbrent le partage et la communion autour de la tragédie et de sa mémoire, déjà en cours de constitution. « Pray for our community », dit une affichette. Mais de quelle communauté s’agit-il ? Celles des habitants, celle du quartier, celle du district, l’un de ceux qui révèlent la plus grande fracture sociale en Angleterre ? Le communautarisme à l’anglaise n’est-il pas justement la source de la tragédie ?

Une autre affichette proclame clairement : « Justice pour Grenfell. Les responsables en prison ». En quelques jours à peine, en l’absence de secours publics tangibles, la tension monte et la dimension sociale de la catastrophe apparaît. Les habitants du HLM habitaient là parce qu’ils étaient pauvres, et ils sont morts là parce qu’ils étaient pauvres. Ils sont victimes de la politique désastreuse de la mairie et de l’organisme HLM et, plus généralement, de la droite anglaise au pouvoir depuis 2010. La tour était située dans le district de Kensington et Chelsea, l’un des plus opulents du Royaume Uni, jouxtant un ensemble de demeures cossues appartenant à la classe richissime. L’événement cristallise les tensions sociales du pays. Le deuil se mue en colère puis en rage, des manifestations dégénèrent. Les protestataires exigent la vérité et la justice.

Fait notable, la plupart des victimes sont d’origine étrangère, du migrant syrien aux familles arabophones ou noires. Les habitants de la tour infernale étaient marocains, bangladeshis, libanais, éthiopiens, iraniens, syriens, afghans, nigériens, rares étaient les Anglais de souche. Et puis on était en plein Ramadan, donc les croyants qui étaient restés debout pour Souhoûr, le repas qui se prend en pleine nuit avant le début du jeûne, ont senti l’incendie à ses débuts et sont allés taper aux portes de leurs voisins pour les réveiller. Des musulmans pauvres et héroïques avaient sauvé la vie de gens. La tragédie révélait alors une autre face de la société anglaise : pauvres contre riches, musulmans contre blancs nantis, minorités contre establishment. « Ce n’est pas un accident » devint la devise, et il fallait demander des comptes, identifier et punir les responsables.

Mais qui était responsable ?

L’incendie s’était propagé avec célérité par l’extérieur de l’immeuble. Le revêtement bon marché apposé lors des récents travaux de rénovation, amélioration purement cosmétique destinée à rendre la tour visuellement esthétique pour les riverains des quartiers chics, s’avéra hautement combustible. Les premières investigations ne conduisirent pas à la désignation d’un responsable entre les architectes, le fabriquant, les nombreux sous-traitants impliqués dans la rénovation de la tour, dans un contexte de dérégulation et de privatisation des travaux sous la supervision de diverses instances de la municipalité. L’association des locataires avait alerté depuis longtemps sur « l’ineptie et l’incompétence du propriétaire », l’organisme de HLM KCTMO, avertissant que « seul un événement catastrophique » mettrait un terme aux « violations dangereuses des règles sanitaires et sécuritaires », allant jusqu’à traiter le KCTMO de « mini-mafia mauvaise et sans aucune morale3 ». Avec tant de morts, la négligence devenait criminelle.

Mais le contexte est bien plus large et les manquements ne sont pas le seul fait du syndic ou du conseil municipal. L’année passée, les travaillistes avaient tenté d’introduire un amendement à la législation obligeant les propriétaires à prendre les mesures de sécurité indispensables. Mais la majorité des députés conservateurs, eux-mêmes souvent possesseurs de biens loués, ont voté contre, faisant preuve d’un égoïsme fatal4. « Nous avons un gouvernement de possédants, par les possédants, pour les possédants », conclut Aaron Bastani, appelant à la destitution des députés criminels5.

La situation était donc bien riches contre pauvres, propriétaires contre déshérités. Malgré un incendie similaire en 2009 dans la tour Lakanal au sud de Londres qui avait fait 6 morts et où le revêtement avait déjà été incriminé et des recommandations avaient été faites, rien n’a bougé. Les riches ont continué leur vie insouciante, la mairie de Kensington a même accumulé £300 millions de réserves grâce à son « programme massif de réduction des coûts » et elle se glorifia de restituer £100 à chaque contribuable imposable grâce aux économies réalisées. La mémoire de Lakanal n’avait pas réussi à s’imposer à la nation et aux députés assez fortement pour prévenir l’accident suivant.

Par contre, Grenfell prit l’ampleur d’une tragédie nationale, similaire à l’ouragan Katrina pour l’Amérique de Bush. Le comité de quartier ne se satisfait pas d’une enquête publique menée par un juge mandaté par le gouvernement, proposée par Theresa May. Le député travailliste David Lammy exige une investigation criminelle pour corporate manslaughter, c’est-à-dire homicide involontaire causé par une société ou une organisation. Le procès pourrait être alors celui du gouvernement des Tories conservateurs au pouvoir, tout comme celui du maire de Londres Boris Johnson, qui avait imposé des coupes drastiques dans le budget municipal, notamment la suppression de centaines de pompiers.

La question qui se pose est donc bien celle de savoir quelle est désormais la « communauté » de référence : la solidarité nationale est bien mal en point, tandis que les appels aux valeurs communes émanent des oubliés de la prospérité. Et ce sont maintenant eux qui vont construire leur mémoire, contre celle oublieuse des riches. Et parmi eux, le rôle et la place de la communauté musulmane est sous les projecteurs : la tragédie est en effet enserrée entre les attentats terroristes de Londres et de Manchester et l’agression contre une mosquée le 19 juin 2017. De terroristes, les musulmans se muent en victimes. L’enjeu est aussi la place de la communauté musulmane dans la société britannique, dans le contexte du Brexit. « Nos communautés magnifiques, miséricordieuses, diverses et vibrantes seront toujours le battement de cœur  de notre société. En travaillant ensemble et en soutenant ceux qui sont dans le besoin et traversent des temps difficiles, nous renforcerons et aiderons les communautés à grandir et prospérer pour les   générations futures6 ». Ce message idéaliste sur le site d’une association caritative musulmane décline désormais le mot communautés au pluriel. On peut y voir le signe de la profonde fracture sociale, ethnique et religieuse qui touche le Royaume Uni. La mémoire des déshérités est celle qui s’exprime aujourd’hui avec son corrélat de revendications de justice.

Des mois après, l’heure est toujours au deuil et à la commémoration populaire. Un jardin mémoriel a été créé sous les piliers de l’autoroute, avec des images de la tour en flammes. Il affiche des slogans accusateurs comme « Du sang sur les mains des bureaucrates ! ». Un pilier fait office de « mur des questions », toutes restées sans réponses7. Le plus grand programme d’aide psychologique publique du pays est déployé avec des spécialistes de stress post-traumatique. Mais des centaines de personnes attendent toujours un relogement. Et les responsables courent toujours. La tour elle-même continue de s’élever dans les airs comme un cercueil à ciel ouvert, rappel constant de l’horreur. Squelette calciné, elle reste une attraction touristique devant laquelle on vient se prendre en selfie. Après la fin du travail des médecins légistes, des ouvriers apposent des panneaux pour éviter que les cendres (restes humains ? ) continuent de s’éparpiller dans les airs. Tout le monde espère la démolition rapide de la tour, mais sa mémoire hantera encore bien longtemps les esprits.

1 « Grenfell Tower: All the missing people in London fire tragedy », Evening Standard, 16 juin 2017 ; « Pray we don’t have a painful death : chilling final words of family-of-five trapped on 17th floor of Grenfell Tower », The Sun, 16 juin 2017 ; « Trapped couple’s heart-rending final phone calls home » et « Floor by floor: how the tragedy unfolded », Daily Mail Online, 16 juin 2017.

2 Jack Santino, Spontaneous Shrines and the Public Memorialization of Death, New York, Palgrave, 2006; Peter Jan Margry & Cristina S.nchez-Carretero (dir.), Grassroots Memorials: The Politics of Memorializing Traumatic Death, New York, Berghahn, 2011.

3 Posté sur le blog des locataires Grenfell Action Group le 20 novembre 2016, https://grenfellactiongroup.wordpress.com/2016/11/20/kctmo-playing-with-fire/.

4 « Tories reject move to ensure rented homes fit for human habitation », The Guardian, 12 janvier 2016. « The Tory landlord MPs who don’t care if rented homes aren’t fit to live in », The Guardian, 15 janvier 2016.

5 Aaron Bastani, « Don’t you dare say the fatal Grenfell tower fire is not political », Huck Magazine, 14 juin 2017.

6 Voir l’appel à la générosité sur le site de l’association d’aide et de développement Muntada Aid http://nma.muntadaaid.org/news/faith-groups-join-together-to-provide-iftar-for-the-community-affected-by-the-grenfell-tower-fire/.

7 « Living in the shadow of Grenfell is like looking into an open coffin », The Guardian, 14 juillet 2017. « The community can never get back to normal », The Guardian, 28 décembre 2017.