L’Artiste et son œuvre. « Boltanski. Faire son Temps »

Paul Bernard-NouraudEHESS, Paris I Panthéon-Sorbonne
Paru le : 16.07.2021
Misterios, 2017. Œuvre présentée dans l’exposition « Christian Boltanski. Faire son temps », Paris, Musée national d’art moderne, 2019-2020. © Centre Pompidou / Philippe Migeat

Au départ, l’exposition donne à entendre le râle entêtant d’un homme enfermé – à l’arrivée, elle se clôt sur le tintinnabulement d’un champ de clochettes provoqué par le vent. Entre les deux sont exposées quarante œuvres  décrivant un demi-siècle de création et de remémoration. La configuration des lieux finit néanmoins par rapprocher les deux sons, seulement séparés par une haute paroi constituée de boîtes de fer rouillé au travers de laquelle passe le cri étouffé de l’homme, comme il n’a cessé, en fait, d’accompagner les visiteurs tout au long de leurs déambulations au sixième étage du Centre Pompidou. Départ et Arrivée sont les titres de deux installations murales réalisées en 2015, la première composée d’ampoules bleues, la seconde d’ampoules rouges, qui bornent un parcours à l’intérieur de son œuvre que Christian Boltanski a conçu comme une errance.

« Tout ce que j’ai fait, c’est de l’art mais il faut que pour quelques secondes, les gens ne sachent pas s’il s’agit de l’art ou de la vie » (p. 63), confie l’artiste à Bernard Blistène, directeur du Musée national d’art moderne et commissaire de l’exposition, comme il l’était en 1984 d’une précédente rétrospective de l’œuvre de Boltanski. Ce dernier avait alors quarante ans, il en a aujourd’hui soixante-quinze, et il est par conséquent peu probable, même en suivant l’illustre exemple de Pierre Soulages, également célébré par le Centre et le musée du Louvre, qu’il assiste de son vivant à une autre consécration de cette ampleur. Comme l’indique le titre de l’exposition, il a fait son temps.

« Je pense que je suis désormais dans le temps additionnel » (p. 21), glisse Boltanski en ouverture des entretiens qu’il a accordés à Blistène et qui composent l’essentiel des textes du catalogue. L’expression « Faire son temps » prend alors deux sens complémentaires, qui se renvoient l’un à l’autre, le premier mélancolique, le second ironique.

Ironiquement, Boltanski signale ainsi ce que son œuvre peut avoir de daté. Elle a fait son temps, qui est désormais révolu, et peut-être le moment est-il venu d’en faire le bilan afin de passer à autre chose. Vu de l’extérieur, ce parti pris met au passage en évidence un certain type d’artistes français appartenant à une génération qui fut rapidement repérée par les galeristes et qui bénéficia presque aussitôt du soutien continu des institutions muséales, lesquelles devinrent à leur tour prescriptrices, en France comme à l’international, de leurs créations. Phénomène qui correspond à un temps dont il est probable qu’il soit lui aussi passé, mais qui a eu pour effet d’étendre la surface de résonance de ces œuvres contemporaines avec l’histoire et la mémoire collectives, voire de les orienter vers elles.

Entre-temps, 2003. Œuvre présentée dans l’exposition « Christian Boltanski. Faire son temps », Paris, Musée national d’art moderne, 2019-2020. © Centre Pompidou / Philippe Migeat

C’est ce qui explique que Boltanski ait réalisé au début des années 1970 des Vitrines de référence sous lesquelles il a disposé de menus objets du quotidien d’après celles qu’il avait découvertes à l’époque au Musée de l’Homme, et qui lui apparaissaient comme « une sorte de tombeau de culture » (p. 31). La tasse que préserve la vitrine « ne sera jamais cassée mais ce n’est plus une tasse » (p. 36), elle est « tuée » par cela même qui la conserve, observe Boltanski, suivant la critique que formulaient en 1953 Alain Resnais, Chris Marker et Ghislain Cloquet dans Les Statues meurent aussi. Toute l’ironie, teintée de mélancolie, qui façonne l’œuvre de Boltanski vient dès lors de ce que le dispositif artistique de monstration d’objets non artistiques dans un espace dédié à l’art (le musée) reproduit ce processus de neutralisation tout en en produisant la critique. Tout en sachant que ce « tour » participe à et de la posture propre de Boltanski que sous-tend son discours « artiste ».

Mais cette démonstration a elle-même aujourd’hui quelque chose de daté, dont l’artiste a éprouvé très tôt une conscience plus ou moins claire qui l’a conduit à exposer hors des musées, jusqu’à situer de plus en plus ses interventions dans des espaces naturels à la recherche d’un autre souffle, comme dans Animitas Chili (2014) et Animitas blanc (2017), où il a semé ses clochettes successivement dans le désert d’Atacama et dans une pleine enneigée du Québec, ou encore dans Misterios (2017), où le grand vent de Patagonie traversant les trompes que Boltanski a conçues produit un son censé entrer en contact avec les baleines qui viennent parfois s’échouer le long des côtes.

Cette évolution vers un ailleurs ne rompt pas complètement avec ses œuvres antérieures, mais elle signe cependant une forme de réorientation de la démarche de l’artiste. Pour l’essentiel, celle-ci est en effet demeurée informée par le modèle des Vitrines dont L’Infra-ordinaire de Georges Perec énonçait le programme il y a trente ans. « Peut-être s’agit-il de fonder enfin notre propre anthropologie : celle qui parlera de nous, qui ira chercher en nous ce que nous avons si longtemps pillé chez les autres. Non plus l’exotique, mais l’endotique. » (Perec, p. 11-12)

Les Vitrines, mais surtout les boîtes de métal composant les Autels Chases (1988), les Réserves (des Suisses morts en 1991, d’Hamburgerstrasse, R003 en 1992), ou bien encore Les Registres du Grand-Hornu (1997), sont les objets collectés (plus que collectionnés) en vue de nourrir cette vaste anthropologie endotique à laquelle s’est consacré Boltanski durant toute sa carrière. Leur rouille est l’indice que ces objets ont eux aussi « fait leur temps », qu’ils en portent les traces, presque à égalité avec les photographies en noir et blanc qui accompagnent ces installations et en composent à elles seules beaucoup d’autres : depuis L’Album de photographies de la famille D., entre 1939 et 1964 (1971) jusqu’aux Autoportraits de 2008 en passant par Menschlich qui, en 1994, avait déjà été envisagé comme une sorte de concaténation gigantesque des photographies que l’artiste avait utilisées dans ses précédentes installations.

Or c’est précisément dans cette confrontation que l’on peut déceler l’origine du malaise que suscite le travail de Boltanski. Son « attachement émotionnel au banal » (p. 56) le pousse en effet à traiter les objets qui en sont issus de manière monumentale. Par-là, l’objet infra-ordinaire, qu’il s’agisse d’une photographie, d’un vêtement, d’un ustensile ou d’une ampoule, acquiert littéralement, par l’accumulation et par l’éclairage, une dimension extraordinaire parce que signifiante. L’archéologue voit en l’objet trouvé un vestige et le support d’un rituel dont la mise en relation avec d’autres objets de même nature permettra de combler les lacunes de la connaissance historique, et d’en éclairer le sens. De cette procédure archéologique, les albums de photographies peuvent être tenus pour des modèles du travail de l’artiste dans la mesure où ils apparaissent d’emblée, comme le dit Boltanski à la suite de son frère Luc, le sociologue, comme « un recueil de rites sociaux » (p. 25), dont la signification est d’ailleurs vulnérable dès lors que l’album de famille comme objet d’une mémoire familiale tombe lui-même en obsolescence.

Cependant, si les clichés qui le composent ont été longtemps soigneusement conservés, c’est parce qu’isolée, leur banalité tend à les faire tomber dans un oubli qui conditionne l’ordre des choses, oubli non seulement historique, donc, à cause de leur inutilité, mais oubli quotidien, à raison de leur ustensilité. Il faut les extraire de leur usage pour se souvenir qu’ils peuvent servir à quelque chose, maintenant qu’ils ne servent plus à rien, qu’ils sont, comme le rappelait Derrida en 1978 dans La Vérité en peinture, défunts, c’est-à-dire privés de leur fonctionnement (defunctum). L’œuvre de Boltanski est traversée par cette tension entre des objets voués à l’oubli et des dispositifs favorisant au contraire la mémoire, de sorte qu’elle se fonde sur un principe d’incommensurabilité qui se manifeste le plus souvent de façon quasi-spectaculaire.

Compte tenu des thèmes que manie Boltanski, ce genre d’emphase peut laisser une impression désagréable, comme lorsque des tas de vêtements occupaient les treize mille mètres carrés de la nef du Grand Palais pour l’édition 2010 de Monumenta au son de cœurs battants (Personnes). Toutefois, cela dénote sans doute moins l’intention fondamentale de l’artiste que l’effet presque inévitable des processus de création qu’il s’est choisi. La contrariété est ailleurs, et elle est pour ainsi dire plus profonde et plus troublante. Le grand drame, ce que d’un point de vue théâtral cher à Boltanski on pourrait désigner comme la puissance dramatique de ses œuvres, provient de ce qu’elles pratiquent toutes une forme de commémoration sans que l’on puisse jamais dire exactement ce qu’elles commémorent.

La mémoire d’Auschwitz, par exemple (on serait tenté d’écrire : pour l’exemple), est indubitablement présente, tantôt tapie tantôt évidente, mais jamais certaine, dans la mesure où l’artiste lui-même dit ne garder « de la Shoah que ce qui est universel » (p. 68). Au risque, donc, qu’elle soit partout et nulle part, mais là quand même, comme stratifiée dans chacune de ses réalisations parmi d’autres strates mémorielles tout aussi incertaines.

Incertitude d’autant moins réconciliable avec une mémoire définie qu’elle repose sur la banalité des matériaux qu’emploie Boltanski, et qui sont par nature propices à toutes sortes d’investissements en fonction de l’expérience que chacun peut avoir, individuellement ou collectivement, des objets en question. À travers eux, à travers la mémoire agissante dont ils sont les agents et que Pierre Bourdieu apparentait à un habitus, l’artiste paraît rechercher au contraire une sorte de mémoire pure, inerte et disponible parce qu’enfreignant les règles de l’habitude, justement. L’ironie et la mélancolie de l’œuvre de Boltanski se rejoignent au point où celle-ci produit ce qu’il faut bien appeler un art de la mémoire oublieux, où l’oubli (léthê) autorise çà et là le dévoilement (aléthêia) d’une réminiscence sans permettre pour autant de fixer l’anamnèse sur un souvenir précis.

Par voie de mélancolie, l’ironie que déploie Boltanski atteint dès lors une certaine conception de l’art qui tient celui-ci pour solidaire de la mémoire. Pourtant, lorsque cette dernière demeure méconnaissable tout en étant palpable, à quel art appartient l’œuvre qui s’en fait le vecteur ? En oblitérant pour partie le contenu des photographies, en les soumettant à la fois à des agrandissements qui en diluent la netteté et à des éclairages qui en gênent la visibilité, Boltanski non seulement attire le regard sur leur matérialité et leurs conditions d’exposition, mais il produit à partir d’elles une mémoire offusquée parce que résultant d’un art empêché. S’il est très difficile d’oublier les séries de visages qu’il a ainsi rassemblées, il l’est tout autant de se souvenir de chacun d’eux.

Peut-être l’artiste lui-même se souvient-il pour pouvoir oublier, quitte à ne convoquer sa mémoire personnelle qu’afin de la frotter à celle des autres jusqu’à en faire celle de personne. C’est alors au tour du visiteur d’être pris dans les rets de ce dispositif – c’est alors qu’après avoir beaucoup erré parmi les voiles, les tas de vêtements, les tombeaux et les théâtres d’ombres, il se remémore tout à coup l’affreux bruit de L’Homme qui tousse (1969), qu’il revoit la couleur sang de la peinture que ce dernier crachait sans discontinuer, et qu’à cette vision cauchemardesque se surimpose le tintement d’une clochette agitée par le vent en souvenir des disparus. ❚

Œuvres  citées

Catalogue d’exposition, 2019, Christian Boltanski. Faire son temps, Paris, Musée national d’art moderne – Centre Pompidou.

Perec, Georges, 1989, L’Infra-ordinaire [1973-1981], Paris, Seuil.

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« Boltanski. Faire son temps », Paris, Musée national d’art moderne, 13 novembre 2019-16 mars 2020.