L’Ukrainienne de Josef Winkler : Témoignage d’une histoire, histoire d’un témoignage

Bernard BanounSorbonne Université
Paru le : 15.01.2023

Cet article reprend et adapte la postface du traducteur à l’édition française et la postface à la réédition allemande (toutes deux datées de 2022).

L’histoire de la jeune Ukrainienne déportée en Autriche par les nazis en 1943 qui épouse un fermier carinthien et dont l’écrivain autrichien Josef Winkler (né en 1953) recueille le récit au début des années 1980 est aussi l’histoire d’un récit de part et d’autre de la chute de l’URSS. La temporalité éditoriale doit être soulignée d’emblée : en janvier 2022, quand paraît en français le récit intitulé L’Ukrainienne, le conflit russo-ukrainien connaît une aggravation, les troupes russes se massant aux frontières depuis plusieurs semaines. Mais le choix de ce titre à l’été 2021 avait été moins une prise de position que, de façon plus terre à terre, la résolution d’un problème de traduction : le titre allemand, Die Verschleppung, signifie littéralement « La déportation », malvenu puisque le lecteur français y associerait presque exclusivement la déportation des Juifs, mais il subsiste dans le sous-titre : « Histoire de Nietotchka la déplacée ». Une fois le livre paru en français, les éditions Suhrkamp décident d’une republication en Allemagne à l’été 2022, explicitement dans le contexte de la guerre, le livre étant rebaptisé Die Ukrainerin.

Or le texte de Winkler avait été publié fin 1983 en parties successives dans le quotidien Frankfurter Allgemeine Zeitung, sur l’intervention du célèbre critique littéraire Marcel Reich-Ranicki (lui-même rescapé du ghetto de Varsovie), puis dans le journal local, l’édition carinthienne de la Kleine Zeitung, avant de paraître en volume en 1984. Malgré ce relais médiatique, l’ouvrage devait rester à la fois l’enfant pauvre dans la réception de l’œuvre de Winkler et un livre malaimé de son auteur. Si l’écrivain, dès ses premières œuvres, livre un portrait virulent de sa région natale, il le fait dans une langue virtuose traversée de visions oniriques et de fantasmes. L’Ukrainienne est autrement sobre et son caractère documentaire en fait un hapax dans l’entreprise littéraire de Winkler.

L’Ukrainienne, qui ne porte pas d’indication générique, se compose de deux parties de longueur inégale. Dans la première, « La chambre de la goton », Winkler raconte son séjour de plusieurs mois dans une ferme de Carinthie, en surplomb de son village natal. La paysanne Valentina Steiner, née Iliachenko (que Winkler rebaptise Nietotchka en référence au fragment romanesque de Dostoïevski Nietotchka Nesvanova) lui raconte son histoire : elle est née en 1928 dans un pays qui faisait partie de l’Union soviétique depuis 1922 en tant que République socialiste soviétique d’Ukraine ; son village natal, Doubynka, sur le Dniepr, a été englouti à la fin des années 1950 à la suite de la construction d’un barrage et de la création de l’immense réservoir de Krementchuk. Avec sa sœur Lidia, Nietotchka a été déportée en mars 1943 en Carinthie pour travail obligatoire. Après la guerre, employée un temps dans le land de Salzbourg, elle se réinstalle en Carinthie où elle épouse le fils du fermier chez qui elle avait travaillé. Winkler narre dans cette première partie le contexte de son séjour dans la ferme montagnarde, sa relation avec Valentina Steiner et la genèse du livre.

La seconde partie, plus longue, est intitulée « La déportation. Nietotchka Vassilievna Iliachenko raconte son enfance ukrainienne à Josef Winkler » ; ce récit de Valentina, enregistré sur des bandes magnétiques (qui, semble-t-il, ont disparu), puis transcrit par Winkler et retravaillé avec la narratrice, rapporte l’enfance de Valentina en Ukraine jusqu’à sa déportation et ses premières années en Carinthie, la figure de sa mère, Hapka, occupant une place centrale. L’histoire de la famille, qui remonte à la période précédant la révolution, se concentre sur la période de la collectivisation et de l’Holodomor.

Comme témoignage historique, ce livre permet de saisir les intrications d’un destin individuel et des tragédies de l’histoire, quand bien même la narratrice ne dispose pas de connaissances contextuelles. De même, si l’auteur ne cherche pas à compenser le caractère d’immédiateté ni les lacunes du récit, son livre permet pourtant de placer l’ensemble de son œuvre sous la lumière de l’histoire du siècle dernier. En effet, L’Ukrainienne met en évidence la dimension « multidirectionnelle » de la mémoire (pour reprendre le terme forgé par Michael Rothberg) : avec la figure de Nietotchka et à partir d’un lieu reculé des montagnes autrichiennes, Winkler évoque des configurations mémorielles complexes qui caractérisent tragiquement l’Europe au XXe siècle, en l’occurrence la Seconde Guerre mondiale, l’époque nazie et le stalinisme. Car la famille de Nietotchka est directement victime des expropriations ainsi que de la famine qui s’ensuit, mise en place par le pouvoir central de Moscou pour soumettre l’Ukraine ; le père de Nietotchka s’enfuit parce qu’il ne veut pas travailler dans un kolkhoze et qu’il est persécuté en tant que « kurkul » (« koulak » en ukrainien) ; les conséquences de l’Holodomor, la famine initiée par Staline en Ukraine au début des années trente, sont illustrées de manière poignante par les trois femmes qui vivent seules. La situation s’améliore quelque peu à partir de 1934 quand la mère est autorisée à travailler sur le chantier d’un pont sur le Dniepr mais, pendant la Seconde Guerre mondiale, l’Ukraine devient l’un des principaux théâtres de guerre. Le village est pris entre l’armée soviétique et la Wehrmacht. Aux yeux de la famille, les soldats de la Wehrmacht apparaissent brièvement comme des libérateurs de la domination stalinienne. Mais bientôt, les Allemands réquisitionnent une personne de chaque maison (deux dans le cas de la famille de Nietotchka) pour le travail forcé dans le Reich allemand.

Au-delà du contenu factuel, L’Ukrainienne met en lumière le rapport de Winkler au monde slave : Carinthien, il apparaît moins marqué par la proximité de régions slaves, d’une langue slave et des problématiques géopolitiques afférentes (la Slovénie et le slovène) que par la littérature et les traces que l’histoire du XXe siècle a laissées dans sa propre histoire familiale.

La composante slave apparaît d’abord littérairement : la seconde partie s’ouvre sur une citation de L’Année nue de Boris Pilniak et, dans la première partie, Winkler proclame son admiration pour la littérature russe. C’est chez lui une référence parmi d’autres à la littérature d’Europe de l’Est et de Russie : Cimetière des oranges amères (1990) s’ouvre sur une citation de Mandelstam ; Dostoïevski est mentionné et cité à de nombreuses reprises, notamment dans Le Livret du pupille Jean Genet (1990) ; dans Mère et le crayon (2013), Kyiv/Kiev est devenu un point nodal, et chaque partie du livre est précédée d’une citation du Sanatorium au croquemort de Bruno Schulz, né et assassiné à Drohobycz (Galicie) ; dans un volume de proses courtes de 2011, Winkler consacre un texte à la vie du peintre Chaïm Soutine, né près de Minsk et émigré en France ; dans ce même volume, il mentionne l’Ukrainienne : « Elle m’a offert les lettres désespérées et nostalgiques, écrites en dialecte ukrainien, de sa mère Hapka Davidovna Iliachenko, qu’elle n’avait jamais revue ». Et dans Langue maternelle (1982), le narrateur se transforme soudain en un personnage nommé Yakov Menchikov, un travesti dont l’histoire est étroitement liée à celle de la femme ukrainienne ; dans Menchikov résonnent le mot « homme » (der Mensch : à la fois l’homme et l’humain), mais aussi le terme traduit en français par « goton » (das Mensch) utilisé de manière péjorative pour désigner la servante et se référant à la chambre de la jeune fille, qui sera plus tard celle du narrateur. Le monde slave semble ainsi être une surface de projection pour les figures de marginaux et d’exclus.

Winkler fait composer en caractères cyrilliques certaines phrases prononcées par Nietotchka dans sa langue maternelle, inscrivant dans le texte même le multilinguisme et la polyphonie mémorielle, ce qui incite à saisir la référence à l’Europe de l’Est et au monde slave au-delà de sa dimension littéraire. Historiquement, le village natal de Josef Winkler est profondément marqué par l’histoire de l’Europe de l’Est au XXe siècle. Dans la constellation familiale du narrateur, l’URSS, lieu des campagnes hitlériennes, joue un rôle important pour la génération des parents. Deux frères de la mère sont morts en URSS (le troisième en Yougoslavie), après quoi la mère devient mutique pour le restant de ses jours. Ces événements sont racontés dans plusieurs livres, notamment dans Quand l’heure viendra (2000) : les deux frères « trouvèrent la mort sur les champs de bataille de Russie, l’un à proximité de la ville de Nével, personne ne peut dire à quel endroit précis l’autre était mort. Quelque part au fin fond de la Russie, comme on avait coutume de dire. »

Mariage de Valentina Iliachenko et de Jakob Steiner, au centre. A gauche et à droite, leurs deux témoins, des voisins proches de la famille Steiner. © Nikolaj Palahniuk

Quant au père du narrateur, il a été soldat en URSS, seule période de sa vie passée hors d’Autriche et conjonction de l’élément russe, de la guerre et de la mort : « Un autre paysan de la vallée de la Drave fut lui aussi fait prisonnier en Sibérie. Il était dans la neige jusqu’aux genoux, par moins trente, tenaillé par une faim terrible. Il entendit dans une forêt un soldat russe de dix-sept ans appeler au secours. Il y alla et vit avec horreur que les entrailles du garçon gémissant s’échappaient de son corps. La neige était tachée de sang. Le Russe implora : Par pitié, tire-moi dessus ! Le paysan n’eut pas le cœur […] de donner le coup de grâce au jeune homme, bien que, de toute évidence, il souffrît cruellement. Le paysan carinthien fit un signe de croix sur le corps du garçon et s’éloigna du mourant couché dans la neige tachée de sang » (Le Serf). Les régions présentes dans l’imaginaire de l’enfant qui entendait ces récits sont bel et bien des « terres de sang », pour reprendre les mots de Timothy Snyder qualifiant « l’Europe entre Hitler et Staline ».

Le plus récent roman de Winkler à ce jour, non traduit (son titre singulier pourrait être rendu, sous réserve, par « Casse-toi, Père, ou Grave la mort dans mon cœur », 2018), montre que le rapport à l’espace d’Europe orientale ne se résume pas à des souvenirs d’enfance, mais que l’œuvre de Winkler, par ses ressassements et son acharnement à évoquer le lieu de naissance, par son impossibilité à lâcher prise, rappelle toujours de nouvelles horreurs. Dans cette danse macabre littéraire, le narrateur raconte avoir appris, au début des années 2000, que dans le champ communautaire de son village natal, là où il accompagnait souvent son père, « le tueur de masse des Juifs Odilo Globocnik, originaire de Klagenfurt, avait été enterré ». Odilo Globocnik (1904-1945) fut à partir de novembre 1939 le chef des SS et de la police dans le district de Lublin du Gouvernement général et, en 1942, chef de l’« Opération Reinhardt », qui conduisit à l’assassinat de plus d’un million et demi de Juifs à Bełżec, Sobibór et Treblinka. « Pourquoi ne nous as-tu pas dit sur quel sol nous nous tenions, dans ce champ au-dessus du squelette du monstre sanguinaire nazi qui se faisait appeler ‘Globus’ et ‘König’ et se vantait de dire ‘On en a liquidé deux millions ! ’, lorsque nous, les enfants, avec nos parents, notre servante et notre valet, rentrions les pommes de terre, le seigle pour le pain noir quotidien, le blé pour le pain blanc », lance le narrateur à son père mort une décennie plus tôt.

Les chapitres de ce livre, duquel Nietotchka Vassilievna n’est pas absente, sont encadrés par des poèmes de la poétesse yiddish Rajzel Żychlińsky, originaire de Pologne. De même que le récit de Nietotchka et le geste de médiation de Winkler font naître une tension entre deux espaces culturels et deux expériences du monde avec leurs paysages et leur histoire, les intertextes en yiddish attestent la capacité de la littérature à appréhender l’histoire et à contribuer à la formation d’une mémoire collective.

Valentina Iliachenko Steiner à Saint Nazaire avec la famille de sa sœur Lidia, 1991.
© Nikolaj Palahniuk

Il convient d’attirer l’attention sur un point du texte de Winkler afin d’éviter ou de dissiper un possible malentendu. Dans le texte, les mots « russe », « Russe » et « Russie » reviennent souvent. Josef Winkler lui-même a qualifié son livre de « mon livre russe [ou : sur la Russie] » pour la première édition. Dans l’usage courant, ces mots désignent des choses différentes selon la personne qui les prononce et la position depuis laquelle ils sont prononcés. Nietotchka se désigne souvent elle-même, de manière neutre comme Russe et parle de son « enfance russe ». Lorsqu’elle évoque l’oppression du régime de Staline et la collectivisation forcée ou décrit les batailles en Ukraine, « les Russes » sont l’armée soviétique et l’URSS. Lorsque dans son propre village de Carinthie, ses voisins l’appellent avec mépris « la Russe », elle est celle qui restera à jamais une étrangère. Cette utilisation et ce flottement entre le russe et l’ukrainien (notamment dans les noms des personnages et dans certains toponymes) révèlent combien les frontières terrestres et linguistiques ne correspondent que partiellement l’une à l’autre et que toute identification hâtive de la langue et de la nationalité ou de l’ethnie est à éviter. Le lecteur actuel du récit de Winkler doit être conscient du fait que – outre que l’auteur ne fait pas oeuvre d’historien – la connaissance de l’histoire des pays de l’autre côté du Rideau de fer, et en particulier de l’Ukraine et de l’Holodomor, était très incomplète ; on peut même dire qu’en Europe occidentale, elle est, au mieux, toute récente. De plus, jusqu’à la dissolution de l’URSS et l’indépendance de l’Ukraine, il était difficile, voire impossible pour les chercheurs d’étudier les perceptions nationales et les récits nationaux. Le livre de Josef Winkler de 1983 et sa réédition près de quarante ans plus tard incitent à une approche prudente et différenciée de l’histoire. Enfin, la collecte des documents n’est pas terminée : dans ce cas précis, Lidia, la sœur de Nietotchka, également déportée en Carinthie, avait épousé un Ukrainien ayant séjourné en camp de concentration et de travail en Allemagne avant d’aller en Carinthie après la guerre, après quoi elle s’installa avec lui en France. Au printemps 2022, son fils lit la traduction française du livre, il possède des lettres et photographies héritées de Lidia, témoignages d’une autre migration vers l’ouest.