Postmémoire — La survivance du souffle, Funan de Denis Do

Soko PhayUniversité Paris 8
Paru le : 14.04.2021

Funan dont le titre rappelle le nom donné par les Chinois à l’ancien royaume khmer (Ier-VIIe siècle), est le premier long métrage d’animation de Denis Do qui relate la traversée d’une famille brisée par la violence meurtrière du régime khmer rouge. Il filme avec pudeur et délicatesse le combat d’une jeune femme, Chou (voix de Bérénice Bejo) et de son époux Khuon (voix de Louis Garrel) pour retrouver Sovanh, leur fils de trois ans, qui leur a été arraché au moment de l’exode massif des habitants de Phnom Penh dès le 17 avril 1975. Cette histoire est inspirée de la vie de la mère du jeune réa- lisateur, de ses souvenirs confrontés à d’autres témoignages de survivants. Elle a survécu avec son enfant, s’est exilée en France après avoir transité par un camp de réfugiés à la frontière thaïlandaise.

Né en France en 1985, Denis Do fait partie de la génération de la post- mémoire, c’est-à-dire celle venue au monde après le génocide. Ce concept élaboré par Marianne Hirsch définit une mémoire indirecte qui se met en place chez ceux qui ont grandi avec des récits de rescapés. Ils subissent les conséquences psychologiques d’événements traumatiques – personnels ou collectifs – qu’ils n’ont pas eux-mêmes connus. En ce sens, Funan participe du travail de réappropriation du passé, avec ses souffrances, ses silences et ses non-dits. Il permet également au réalisateur de représenter les traumatismes et les expériences douloureuses de sa mère, d’en mesurer les conséquences aujourd’hui, et d’envisager une forme de réparation.

N’ayant pas de vocation historique, le film d’animation qui mêle témoignage et fiction vise à partager un « ressenti », pour reprendre le terme de Denis Do, de ce qu’était ce régime génocidaire qui a causé la mort de deux millions de personnes entre le 17 avril 1975 et le 7 janvier 1979. Avec une grande sobriété (pas d’effets sensation- nels ou de musique mélodramatique), il réussit à exprimer le drame dont tout le pays porte encore les traces. Il rend hommage à sa mère en faisant d’elle une héroïne ordinaire qui fait figure de résistante face aux actes inhumains commis par les khmers rouges. Même acculée à la famine ou réduite à n’être qu’un futur déchet du Kampuchéa démocratique, elle préserve sa dignité, à la différence de certains membres de sa famille qui sont pris dans des compromissions coupables, comme celle de donner sa fille à un cadre de l’Angkar, en échange de plus de nourriture. Elle va jusqu’à pardonner et sauver une gardienne khmère rouge lors de la vindicte populaire, au moment de la chute du régime. Dans ce monde de l’extrême dénuement, elle affirme paradoxalement son irréductibilité.

Pour montrer cette expérience de la désolation, de cette exclusion absolue de la communauté des hommes, Denis Do créée les contrastes entre la noirceur du système concentrationnaire et la flore luxuriante, les immenses ciels et les palmiers à perte de vue. La beauté impassible des paysages est à l’égal de l’indifférence de la nature envers les humains. Servi par un graphisme maîtrisé, le film montre la désintégration physique et psychologique à l’œuvre dans ces « prisons sans mur » où des êtres finissent par se tuer à la tâche dans les belles rizières immenses, alors que leurs rations de riz s’amenuisent de jour en jour. Tous vêtus de noirs, aux corps épuisés et visages creux, ils ne sont que l’ombre d’eux-mêmes. Il n’est pas aisé de distinguer ces êtres désespérés et démunis, même si le réalisateur use de certains artifices, en soulignant par exemple certaines particularités physiques (grains de beauté, taches de rousseur, coupe de cheveux). La visée des khmers rouges n’est-elle pas de produire une humanité uniformi- sée et dénaturée, totalement soumise à l’Angkar – l’organisation des khmers rouges –, entité suprême et infaillible ?

© Bac Film,2018

Le parti pris de Denis Do est de laisser la violence hors champ (aucune vue des charniers, aucun plan des sévices et des exécutions), tout en la restituant indirectement à travers le regard des survivants, l’ombre d’une pendaison, la détonation dans la forêt : « Suggérer, ce n’est pas occulter, explique-t-il à Libération. Je ne voulais pas montrer la créativité khmère rouge en termes d’atrocités, que les gens se rappellent de scènes chocs, de ces égorgements avec une feuille de palmier1. » Au contraire, ce hors champ invite le spectateur à fournir un effort de mémoire et d’interprétation, à s’engager lui-même dans l’interrogation du passé khmer rouge. Toutefois, en usant un peu trop d’ellipses dans la narration filmique, le cinéaste rend parfois illisible son propos. Il est difficile de saisir pleinement l’utopie khmère rouge qui est de mener une révolution pure – et avec elle, la construction d’un « homme nouveau » –, en faisant table rase du passé. Ce qui conduit inévitablement à une destruction massive, dont témoigne l’un des fameux slogans : « Celui qui s’oppose à la révolution sera réduit en poussière ». En khmer « réduire en poussière » se dit kamtech. Ce qui signifie non seulement tuer, mais également détruire ou effacer sans laisser de trace. Dans ce mot, il faut donc entendre l’annihilation complète de l’humanité dans la victime.

Pour asseoir leur pouvoir et édifier un nouvel ordre national où l’argent, la propriété privée, la religion et la liberté de déplacement sont abolis, les khmers rouges mettent en œuvre différentes actions qui visent à briser les liens claniques entre les familles et individus ainsi qu’à détruire les coutumes et les croyances ancestrales. Dans cette perspective, la campagne massive de déportation de toutes les villes du Cambodge vers la campagne témoigne de la volonté de déraciner – tant physiquement que psychiquement – la population de son milieu. De même, les khmers rouges n’ont eu de cesse de rompre le lien intergénérationnel ou de ruiner tout sentimental filial, causant ainsi de nombreuses séquelles. C’est ce qu’aborde en filigrane Funan à travers l’histoire du frère aîné de Denis Do qui fut enlevé aux siens au début de la révolution khmère rouge. Envoyé dans un camp pour enfants, il ne retrouvera ses parents que grâce à leur ténacité et à leur vaillance. Au début du film, on le voit heureux et insouciant autour d’un repas familial, peu de temps avant la chute Phnom Penh. Il va devenir mutique. Son apathie laisse entendre qu’il a subi l’endoctrinement des khmers rouges. En effet, l’Angkar veut se substituer aux parents naturels pour contrôler une jeunesse devenue docile et malléable. Dans l’optique d’asseoir son autorité à long terme, elle procède au remodelage de l’ordre social en segmentant méthodiquement les familles (Kane, p. 131-132). Ce contrôle social et familial tente de réduire l’humain à un simple appareil de production et de reproduction soumis à l’Angkar.

C’est pourquoi la fin du film, empreint de poésie à travers l’horizon qui s’étend à perte de vue, vient mettre en échec, métaphoriquement, l’entreprise des khmers rouges à travers la symbolique du souffle qui signifie tour à tour l’amour, la vie, l’espoir et la transmission. En soufflant légèrement dans le cou de sa femme, en l’enlaçant par derrière, Khuon lui exprime toute sa tendresse. Ce code amoureux scandé à différents moments du récit se renouvellera dans les dernières images : l’ultime expiration de l’époux viendra se mêler au vent – où la nature et la spiritualité ne font plus qu’un – comme pour venir caresser une dernière fois la nuque de sa bien-aimée et l’emporter au loin, elle et leur enfant, vers des lendemains plus apaisés.

Au-delà de l’histoire du courage et de la survie d’une mère, Funan constitue une mémoire vivante du génocide cambodgien : « Je voulais faire de ce passé le temps présent du film2 » déclare Denis Do. La création permet aux rescapés et à leurs descendants de se réapproprier un passé hanté par la destruction, mais elle permet également au spectateur, dans l’après coup, d’imaginer le drame qu’a vécu le peuple cambodgien. ❚

1  Marius Chapuis, « Funan, fuite et faim », Libération, 5 mars 2019.

2 « Denis Do nous raconte le film d’animation Funan », Paris Match, 3 mars 2019. Cf. https:// www.parismatch.com/Culture/Cinema

 Œuvre citée

Kane, Solomon, 2007, Dictionnaire des Khmers rouges, Montreuil, Aux lieux d’être.

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Denis Do, Funan, 2018, film d’animation, Les Films d’ici, Bac Films, 82 min.