Sonderkommandos. Un colloque à Berlin

Florine MarmigèreUniversité de Strasbourg
Paru le : 09.07.2019

Les Sonderkommandos, ces hommes en majorité juifs travaillant « à l’épicentre de la catastrophe » selon les mots de Carlo Saletti1 – c’est-à-dire au cœur même du quartier des crématoires de Birkenau en tant que rouages de cette usine de mort, ont longtemps fait l’objet de résistances mémorielles faisant d’eux des laissés pour compte. En effet, bien qu’évoqués dans l’immédiat après-guerre, ils sont perçus à la manière de « monstres » suscitant à la fois la fascination pour s’être révoltés le 7 octobre 1944 et la répugnance car leur position jugée ambiguë est associée à une forme de collaboration zélée : les Sonderkommandos auraient officié aux côtés des bourreaux. Ainsi, s’ils sont mémorialisés, ils ne sont pas mémorables pour autant, car le processus mémoriel est avant tout entravé par cette représentation paradoxale qui, perdurant, conduit à faire de ces hommes des spécialistes des chambres à gaz au détriment de leur identité. L’intérêt en tant que tels pour ces témoins essentiels ne s’éveille qu’au cours des dernières décennies, notamment avec les travaux pionniers de Gideon Greif : à partir des années 1990 et plus encore 2000, les Sonderkommandos semblent désormais « dignes » de figurer dans le paysage du souvenir et, ce faisant, de devenir des « objets » d’étude.

C’est alors dans ce  prolongement – cette nouvelle époque mémorielle où perspectives et représentations notamment héritées de l’après-guerre  tendent à être renversées au profit d’une affirmation de l’intérêt pour la condition de ces hommes, que s’inscrit l’initiative d’Aurélia Kalisky2 et de Dominic Williams3 d’organiser un colloque international sur le sujet. Cela leur a permis de rassembler un grand nombre de chercheur.se.s qui travaillent, de près ou de loin, sur les « travailleurs forcés de la mort » (Mesnard, 2015). Cet événement intitulé « Telling, Describing, Representing Extermination. The Auschwitz Sonderkommando, their Testimony and their Legacy » que les organisateurs ont pensé à la manière d’un échange pluridisciplinaire, s’est déroulé à Berlin, les 12 et 13 avril derniers, au sein du Centre Marc Bloch et du Zentrum  für Literatur und Kulturforschung. C’est par ailleurs cette interdisciplinarité – représentée par la mise en convergence de travaux d’historiens, de littéraires mais aussi de linguistes, de traducteurs et d’éditeurs, qui a fait toute la richesse de cette rencontre permettant d’aborder des problématiques multiples et enjeux divers concernant les Sonderkommandos. En a donc résulté un programme chargé : de nombreuses communications réparties en huit panels que peuvent résumer les quatre thématiques suivantes.

Tout d’abord, vient un premier thème axé sur l’étude du « qui » au détriment de celle du « quoi » qui s’était imposée durant de longues années à propos du Sonderkommando. En effet, à partir des années 1970, se développent les thèses négationnistes attirant par là même l’attention sur les chambres à gaz dont elles remettent l’existence en question. La parole des Sonderkommandos devient dès lors   une arme contre cette réfutation. En pleine « ère du témoin », les Sonderkommandos basculent dans celle du « témoin technicien » (Mesnard, 2015, p. 116) éloignant toute leur individualité au bénéfice de leurs tâches ; refusant toute compréhension de leur quotidien et du pourquoi de leur survie. C’est alors pour marquer la rupture avec ce règne du « quoi » que le « qui » des Sonderkommandos est davantage mis en avant dans ce colloque. Plusieurs présentations et plus particulièrement celles de Michal Aharony et Gideon Greif s’appliquent ainsi à explorer la vie intérieure (inner life) de ces hommes en invoquant la résistance à la déshumanisation : l’existence de cas de solidarité, mais aussi de conflits. Car si le Sonderkommando est un groupe, il est fondamentalement hétérogène et complexe (nationalités et cultures plurielles). C’est pourquoi il est précieux de se pencher sur les individus qui le composaient pour mieux comprendre les mécanismes de survivance comme l’a notamment fait Andreas Kilian en mettant en lumière la personnalité de Marcel Nadjary et son maintien au coeur de l’enfer. La communication de Dawn Skorczewski rappelle d’ailleurs cette complexité de l’individu : plusieurs niveaux de subjectivité sont alors perceptibles en fonction de ce qui excède le témoignage, l’autre qui écoute – l’audience (exemple d’Abraham Bomba et la confrontation des témoignages de Morris Venezia et Dario Gabbai).

Le deuxième thème de cette rencontre concerne effectivement la lecture de ces témoignages et, entre autres, de celui de Zalmen Gradowski dont la complexité tient en ce qu’il ne s’agit pas de la voix d’un seul et même homme, comme le rappelle Philippe Mesnard, mais aussi de celle de son groupe : Gradowski peut être considéré comme le porte-parole du Sonderkommando. Cette écriture saturée de références religieuses, souligne Avichai Zur, libère Gradowski de la réalité et lui permet de résister à l’horreur des crématoires en fondant une dimension imaginaire à l’intérieur de laquelle les   sentiments subsistent et s’absolutisent selon Noah Benninga. Il témoigne à la fois du dedans et du dehors.

Quant au troisième thème, il porte sur la complémentarité et la richesse des écrits des Sonderkommandos qui ont été produits dans diverses circonstances : Andrea Rudorff a notamment montré les différences de fond et de forme entre les manuscrits des Sonderkommandos contemporains de l’anéantissement des Juifs et les dépositions d’après-guerre d’Henryk Tauber, Alter Feinsilber et Szlama Dragon réalisées dans le cadre du procès de Cracovie, répondant à un protocole judiciaire. Ces dernières contiennent alors moins de charge personnelle que de détails sur les tâches attenantes à ce Kommando. Néanmoins, cela n’en fait pas des témoignages de  moindre valeur, bien qu’ils ne soient pas encore pleinement exploités. Selon Peter Davies, malgré la particularité de la situation judiciaire, le témoin reste tout de même actif dans le processus créateur du témoignage : en atteste la déposition de Filip Müller au procès de Francfort (1964) où ce dernier « rejoue » (reenactment) son histoire face au juge en alternant temps du passé et temps du présent. Cette complexité constitue un enjeu de taille pour la traduction mais aussi l’édition de ces écrits testimoniaux : traducteurs et éditeurs doivent faire face à des obstacles sur lesquels ils ont été invités à échanger au cours de ce colloque (restitution de connotations ou encore écho sur chaque territoire).

Enfin, le quatrième et dernier thème concentre les recherches autour des   représentations culturelles du Sonderkommando – reflets de la perception que la société a de ces hommes. Samantha Mitschke a présenté des œuvres littéraires et des pièces de théâtre, alors que Jeffrey Wallen a abordé les questions cinématographiques. À ce titre, tout un panel a été dédié au Fils de Saul (Royer/Nemes, 2015) – dernier film en date sur les Sonderkommandos. Le colloque s’est d’ailleurs clos avec un entretien de Clara Royer, co-scénariste du film.

Ce colloque international a permis de réaliser un état des lieux complet des recherches en cours sur le Sonderkommando – un champ d’étude longtemps laissé en friche mais désormais en devenir à l’image de la présentation du remarquable déchiffrage du dernier « manuscrit sous la cendre » retrouvé à ce jour, celui de Marcel Nadjary – en très mauvais état de conservation et dont 10 % seulement étaient jusqu’alors lisibles. Ceux qui sont à l’origine de cette avancée majeure, Pavel Polian et Alexander Nikityaev, ont fait preuve d’idées novatrices en utilisant des techniques informatiques (multi-spectrales) permettant de restituer environ 90 % du contenu. Pour plus de détails sur ce colloque, il est possible de visionner les enregistrements vidéo des communications sur la chaîne Dailymotion de la Fondation pour la Mémoire de la Shoah.

Florine Marmigère, Université de Strasbourg

1 Titre du chapitre rédigé par Carlo Saletti (2005).

2 Chercheuse en littérature et chef du projet « Les premiers modes d’écriture de la Shoah. Pratiques de la connaissance et pratiques textuelles des survivants juifs en Europe (1942-1965) ».

3 Professeur à l’université de Leeds (Grande-Bretagne).

Œuvres  citées

Bensoussan, Georges, Mesnard, Philippe & Saletti, Carlo (dir.), 2005, Des Voix sous la cendre. Manuscrits des Sonderkommandos d’Auschwitz-Birkenau, Paris, Calmann-Lévy.

Chare, Nicholas & Williams, Dominic, 2016, Matters of Testimony. Interpreting the Scrolls of Auschwitz, Londres, Berghahn Books.

Philippe, Mesnard (dir.), 2015, Sonderkommandos et Arbeitsjuden. Les Travailleurs forcés de la mort, Paris, Kimé.

On retrouvera une bibliographie exhaustive sur les Sonderkommandos sur le site de Mémoires en jeu : www.memoires-en-jeu.com/notice/ressources-biblio-sitographiques/