Anatomie d’un génocide, vie et mort dans une ville nommée Buczacz

Delphine BechtelEur'Orbem/Paris IV
Paru le : 14.03.2022

Omer Bartov

Traduit de l’anglais par Marc-Olivier Bherer

Paris, Plein Jour, 2021, 448 p.

Ce livre  est l’aboutissement de toute la carrière d’Omer Bartov, historien israélo-américain spécialiste du nazisme et de la Shoah, dont l’ouvrage sur l’endoctrinement et la brutalisation de la Wehrmacht et son rôle actif dans les massacres sur le front de l’Est avait fait date dans l’historiographie sur le nazisme (Bartov, 1991,1999)1. Dans un autre ouvrage, Erased (2007), issu de ses impressions d’un premier voyage en Ukraine occidentale peu après l’ouverture des frontières, Bartov avait exprimé la désolation de ces terres de Galicie orientale, naguère territoire multiethnique à l’Est de l’Autriche-Hongrie, puis de la Pologne indépendante aujourd’hui en Ukraine, où toute trace du passé juif est littéralement effacée, supprimée, victime d’une amnésie collective dans l’Ukraine d’aujourd’hui.

Son livre Anatomie d’un génocide, sorti en 2018 et dont vient de paraître la traduction française, est consacré à la vie et à la mort des Juifs de la bourgade de Buczacz, shtetl dont est originaire sa famille maternelle, immigrée en Palestine en 1935, et dont tous les membres restés en place ont péri. Bartov a donc un lien personnel avec ce « trou perdu » (ekvelt en yiddish, p. 5), une de ces bourgades multiculturelles d’une Europe centrale disparue où la pluralité formait un creuset fertile et la matrice formatrice de tant d’écrivains et d’intellectuels de renom (Joseph Roth, Bruno Schulz, sont originaires de la région). Buczacz, qui avait 13 000 habitants dans les années 1920 dont 60% de Juifs, fut quand même le lieu de naissance du génial écrivain de langue hébraïque Shmuel Yosef Agnon (Prix Nobel de littérature 1966), du brillant historien du ghetto de Varsovie Emanuel Ringelblum ou encore de Simon Wiesenthal. Mais contrairement à Daniel Mendelsohn (2006), Bartov ne retrouvera pas le destin individuel des membres de sa famille. En lieu et place d’une quête familiale, il choisit d’ausculter à la loupe, à l’échelle de la micro-histoire, les prémices et le déroulement du génocide décliné à l’échelle locale.

Pour ce grand œuvre, Bartov a réuni une documentation impressionnante, rassemblée dans neuf pays différents et une cinquantaine d’archives. Comme il est d’usage pour un professeur en chaire aux États-unis, il disposait pour cela d’une armée d’assistants de recherche et de traducteurs russes, polonais, ukrainiens, conditions de recherche qui feraient rêver tout universitaire français. Bartov a mis 20 ans à rédiger à partir de cet amas de milliers de documents et de centaines de témoignages d’anciens habitants et témoins de Buczacz, une histoire polyphonique qui tente de rendre compte d’un génocide dont la Shoah à proprement parler n’est que le coeur. De ce qu’il n’a pas pu inclure ici, il projette déjà une suite, sous le titre Tales from the Borderlands : Making and Unmaking the Past, sur cette identité des confins orientaux de la Pologne d’avant-guerre et le sort de ses habitants.

Pour introduire les événements tragiques de la guerre, comme il l’avait déjà fait dans le recueil collectif édité avec Eric Weitz, Shattersone of Empires (2013), Bartov choisit de commencer par l’ère des empires : Buczacz a vécu sous le Commonwealth polonais, les incursions de l’empire ottoman et de la Russie tsariste, et de 1772 à 1918, sous l’Empire austro-hongrois. Les maîtres sont la noblesse et les élites polonaises, qui assoient durant des siècles leur domination culturelle, économique et politique sur les miséreux paysans ukrainiens et les Juifs des bourgades. Contrairement à Timothy Snyder, qui fait débuter l’histoire de ses Terres de Sang dans les années 1930, ce qui réduit la catastrophe de ces zones de confins, prises entre deux dictatures, à la confrontation Hitler-Staline, Bartov s’inscrit dans une histoire à la fois de longue durée, locale et vue d’en bas.

Le tournant décisif, il le voit dans la Première Guerre mondiale, qui introduit la polarisation entre les groupes ethniques rivalisant dans une course à l’État-nation, et une violence sans précédent due à la ligne de front, aux exactions de l’armée tsariste et aux pogromes ukrainiens et polonais de la fin de guerre en 1918-1919. Les inégalités socio-économiques persistantes qui recoupent ce pluralisme ethnique et religieux formeront le terreau de courants nationalistes polonais et ukrainien exclusifs, dont les Juifs, marginalisés et qui tentent de rester neutres, seront le bouc émissaire tout désigné. Le mélange explosif est donc la naissance de courants nationalistes durs sur fond de conflits sociaux, de compétition économique et d’une culture du ressentiment collectif réduisant l’autre à la figure du traître. La Pologne de l’entre-deux guerres et même le régime soviétique imposé de 1939 à 1941 entretiennent ces animosités entre communautés et voient éclore une extrême droite polonaise et un mouvement nationaliste ukrainien fascisant pour lequel la purification ethnique sera vue comme moyen d’atteindre un futur État national.

De là, Bartov va tenter de comprendre comment Buczacz est devenu le lieu de passage vers la mort de 10 000 Juifs (dont une partie amenée dans le ghetto des villages voisins) dont ne survivront que quelques dizaines. Il va s’attacher à retracer l’anatomie de ce qui a pu faire du génocide « un événement social », « à la fois cruel et intime, empli de violence gratuite et de trahisons, mais aussi d’éclairs d’altruisme et de compassion » (p. 5). Si on a pu écrire que les nazis avaient besoin de déshumaniser les victimes pour pouvoir les tuer à travers un dispositif industriel et aseptisé, le génocide à Buczacz était tout le contraire : la moitié des Juifs y sont morts sur place, là où ils avaient vécu, sauvagement assassinés dans la rue, au vu et au su de tous, dans le cimetière ou sur la colline voisine. L’autre moitié a été déportée à Bełżec, entre octobre 1942 et juin 1943 principalement. Le génocide est un « événement communal » dont tout le monde était complice, auquel tout le monde pouvait participer pour tuer ses voisins et même ses amis. Les bourreaux et les victimes se connaissaient au quotidien, et avaient été camarades d’école, employeur et employé, voisins.

Le chapitre sur les Allemands à Buczacz est proprement terrifiant. Soldats de la Wehrmacht, SS ou civils venus s’installer avec leurs familles, Volksdeutsche d’origines diverses, ils livrent leur passé à travers une histoire visuelle faite de souriantes photos de famille, assurant qu’ils ont passé à Buczacz « les meilleures années de leur vie ». Le génocide est banalisé, normalisé, il fait partie de la vie quotidienne, à côté des beuveries, du sexe et de la belle vie de province. Les archives des tribunaux allemands d’après-guerre attestent pourtant du sadisme et des atrocités commises, tout en traitant ces crimes avec un laxisme choquant aujourd’hui.

Mais les Allemands, au nombre d’une vingtaine, n’auraient pu accomplir leur besogne sans les 300 membres de la police ukrainienne, « pires que les Allemands », qui débusquaient les Juifs cachés et les escortaient sur les lieux d’exécution, participaient aux tueries, disposant d’un droit de vie et de mort sur les esclaves exploitables jusqu’à leur trépas. Avec l’impunité et la brutalisation générales, même la police juive et le Judenrat comportaient leur lot de corrompus et de scélérats.

La succession des témoignages individuels fait dérouler devant nos yeux un panorama, « mélange surréaliste d’horreur et de normalité », fait de dénonciations, vengeances sordides, extorsions, pillages, meurtres à la hache, mais aussi de petits actes d’humanisme, de partage et de compassion. Le plus inquiétant sont ces zones d’ombre où les bons se muent en méchants, les sauveteurs en traîtres, une fois l’argent empoché, où un ancien ami assassine de sang-froid les parents d’un enfant qu’il laisse finalement fuir. Bartov donne à entendre les émotions et le désarroi des quelques rescapés, face à une survie arrachée au hasard et due le plus souvent à l’arbitraire le plus total.

Le génocide s’étend ensuite aux massacres des Polonais par les nationalistes ukrainiens en 1943, aux persécutions et déportations des Polonais de Galicie (1944-45) et des résistants ukrainiens au communisme. À la fin de la guerre, le district de Buczacz a été vidé d’un tiers de ses habitants. Là encore, Bartov laisse parler les témoins, créant une polyphonie et un kaléidoscope des violences imbriquées les unes dans les autres, mais laissant un point d’interrogation sur les zones grises entre moralité et dépravation. Le nettoyage ethnique complet laisse un territoire exsangue et monoethnique, resté 40 ans sous la chape de plomb du communisme. Depuis l’indépendance, l’Ukraine y commémore les chefs de file du nationalisme local, des criminels de guerre pour les Juifs et les Polonais.

De cette histoire locale de trois communautés coexistant durant des siècles, il ne reste dans l’espace public que trois mémoires opposées, sélectives et antagonistes. Chaque communauté ne se souvient que de son propre martyre. Rien ne rappelle la tragédie à la fois collective et intime, partagée, vécue par les habitants de cette petite ville des confins, magistralement rassemblée par le livre de Bartov, qui en devient par là le mausolée et la pierre tombale commune. ❚

Œuvres  citées

Bartov, Omer, 1991, Hitler’s Army: Soldiers, Nazis, and War in the Third Reich, New York, Oxford, Oxford University Press, L’Armée d’Hitler. La Wehrmacht, les nazis et la guerre [1996], traduit de l’anglais par Jean-Pierre Ricard, Paris, Hachette.

Bartov, Omer, 2007, Erased: Vanishing Traces of Jewish Galicia in Present-Day Ukraine, Princeton, Princeton University Press.

Bartov, Omer & Weitz, Eric (dir.), 2013, Shatterzone of Empires: Coexistence and Violence in the German, Habsburg, Russian, and Ottoman Borderlands, Bloomington, Indiana University Press.

Mendelsohn, Daniel, 2006, The Lost: A Search for Six of Six Million, New York, Harper Collins, Les Disparus [2007], traduit de l’anglais par Pierre Guglielmina, Paris, Flammarion.

1 Voir aussi : Murder in Our Midst (1996, New York, Oxford, Oxford University Press) et Mirrors of Destruction (2000, New York, Oxford, Oxford University Press).