Sortir de l’ère victimaire. Pour une nouvelle approche de la Shoah et des crimes de masse

Benoît FalaizeDocteur en Histoire, IG groupe histoire, Centre d’histoire de Sciences Po
Paru le : 14.03.2022

Iannis Roder

Paris, Odile Jacob, 2020, 224 p.

 

Dans la production des livres sur la Shoah, peu, finalement, traitent de la question de la transmission scolaire au sein d’une maison d’édition parisienne et de grande diffusion. C’est dire l’intérêt avec lequel on aborde ce livre, écrit par Iannis Roder, à la fois professeur d’histoire en Seine-Saint-Denis, membre du Conseil des Sages de la laïcité au ministère de l’éducation nationale et responsable des formations au Mémorial de la Shoah, sans compter ses responsabilités à la Fondation Jean Jaurès. D’emblée, l’objet est très explicite et l’auteur entend faire sortir la Shoah de l’ère victimaire, comme objet social et comme objet scolaire. Il propose, dès le titre de l’ouvrage, « une nouvelle approche de la Shoah et des crimes de masse », organisée en trois parties cohérentes et équilibrées. L’auteur commence par analyser ce qu’il nomme des « dérives » de l’usage de la Shoah à l’école comme dans l’espace public et insiste sur le fait que la Shoah doit être historicisée pour éviter un usage répété qui perdrait de son sens, utilisé à tout bout de champ, comme référence interchangeable aux situations.

Car Roder fait ce constat : tout ce qui a été dit et fait depuis trente ans autour de la transmission de la Shoah ne vaccine pas contre l’antisémitisme. Apprendre l’histoire de la destruction des Juifs, clamer la nécessité d’un « devoir de mémoire » ne sert à rien finalement. La pédagogie par la victimisation est une impasse, nous dit Roder. D’abord parce qu’elle n’est pas assez adossée à l’histoire dans toute sa complexité et ensuite parce que, au bout du compte, cette pédagogie se retourne contre les Juifs. « Pourquoi toujours parler d’eux ? », « Il y a d’autres victimes dans l’histoire », etc., autant de propos de sens commun que peuvent colporter les élèves. Devenue paradigme du crime de masse, elle engendre, au nom de l’antiracisme, un retournement contre les Juifs eux-mêmes, aujourd’hui et maintenant. Et à Roder de préciser sa pensée : au nom de l’antiracisme, la société, « hantée par une mauvaise conscience coloniale » (p.10) n’a pas voulu voir venir le fait que les enfants des banlieues, qui seraient victimes du postcolonialisme et de la relégation sociale, pouvaient eux-mêmes être acteurs de l’antisémitisme contemporain. Au fond, c’est l’ensemble de la société qui a fait fausse route en confiant la Shoah à la seule charge mémorielle victimaire et en ne mesurant pas les effets que cela allait produire.

La seconde partie s’engage sur la question politique de la Shoah. S’il faut échapper aux émotions et à la compassion pour aborder la Shoah, alors Iannis Roder souhaite que le processus politique qui mène à l’extermination soit replacée dans son contexte historique en réintroduisant les mécanismes pour éviter « une connaissance superficielle de l’événement. » (p. 120). Résumant sa position en conclusion, Roder est explicite : « Enseigner l’histoire de la Shoah, c’est donc d’abord enseigner une histoire politique des processus en expliquant les contingences qui menèrent aux prises de décision et à leur mise en œuvre. » (p. 190) En plus de bien connaître l’idéologie nazie et ses soubassements historiques et d’être précis dans le vocabulaire utilisé, le rôle des bourreaux doit y avoir une place de choix.

Dès lors, la troisième partie s’inscrit comme une suite logique des deux précédentes. Si le « devoir de mémoire » et la compassion ont échoué à faire transmettre efficacement la Shoah, comment faire pour sortir de ce piège et faire comprendre cette histoire tragique ? Cette idée forte, portée depuis longtemps par beaucoup de réflexions pédagogiques et mémorielles, doit s’attacher à inscrire la Shoah dans le temps long, pour sortir les Juifs du seul statut et rôle de victime. Ici, Dominique Borne l’avait déjà dit, et les formations aux MAHJ le proposaient systématiquement et le proposent encore, les Juifs ont une histoire qui ne se résume pas à Dreyfus et la Shoah. Par ailleurs, il faut, selon Roder, accepter les comparaisons avec d’autres crimes de masse pour en faire ressortir la singularité mais aussi les invariants, sans relativiser bien entendu. Il faut ainsi comprendre les logiques génocidaires et incarner l’histoire, à hauteur d’hommes et femmes, comme Christopher Browning l’a fait avec les « hommes ordinaires » du 101e bataillon de l’Ordnungspolizei dans le cadre des Einsatzgruppen.

Aussi, Iannis Roder n’élude pas les débats autour des voyages scolaires à Auschwitz et des problématiques liées  à ce qu’il est convenu d’appeler le tourisme de mémoire. Ni celle de la place des témoins à laquelle il accorde ses dernières réflexions, en se montrant confiant sur la capacité de l’école à transmettre l’histoire, malgré la disparition des derniers témoins.

Iannis Roder développe l’ensemble de son propos afin de provoquer une réaction salutaire, et on ne peut que comprendre ce parti pris contre l’émotionnel brandi à tort et à travers, le sujet étant suffisamment sensible en classe pour ne pas ajouter une dynamique de compassion qui dé-historicise le sujet. Or, dans ce livre de synthèse, l’auteur écrit souvent « nous ». La difficulté, ici, vient du fait que le lecteur ne perçoit jamais très bien à quoi fait référence le « nous ». Quand Iannis Roder dit que « nous » avons transmis dans les années 2000 (en s’incluant lui-même dans le « nous ») une histoire compassionnelle où l’émotion absorbait l’ensemble des dispositifs pédagogiques, il conviendrait d’être plus prudent : bon nombre d’enseignants avaient déjà lu Raul Hilberg, les manuels s’étaient considérablement rapprochés de canons scientifiques précis et les analyses de cette dérive mémorielle étaient déjà dénoncées depuis le début des années 1990. Il suffirait de citer (ce que ne fait pas Iannis Roder) le Henry Rousso de Face au passé, et pour la pédagogie, Dominique Borne, Sophie Ernst, Jean-François Bossy et d’autres encore, ainsi que, notamment, les travaux menés par l’Institut national de recherche pédagogique, pour savoir que l’« urgence » sur laquelle alerte Roder a déjà été maintes fois relevée et prise en compte avec sérieux. De plus, dès la fin des années 1990 et début 2000, au moment où commençait la carrière de Roder, ces questions étaient déjà posées, y compris en formation des professeurs du premier et second degré, même si, accordons cela à l’auteur, il serait difficile de généraliser ce constat à l’ensemble des Instituts universitaires de formation des maîtres (IUFM).

Par ailleurs, quand l’auteur analyse l’omniprésence de la Shoah dans la société française, il glisse des débats publics (analysés par Sébastien Ledoux avec une plus grande précision dès 2014) aux questions scolaires avec un tel niveau de généralité que l’on ne sait plus vraiment quelle est la cible de son constat. Du reste, avec le beau travail de Ledoux sur le devoir de mémoire en 2016, une chronologie moins sommaire des enjeux de mémoire en classe aurait trouvé une place mieux arrimée au propos du livre.

De même, des phrases surprenantes chez Roder viennent compliquer la compréhension de l’objet réel de son ouvrage, notamment quand il écrit, par exemple : « Que savons-nous de l’histoire de la Shoah ? Peu de choses en réalité. » (p. 193) Les professeurs d’histoire ont pourtant une idée désormais relativement précise de la littérature américaine et européenne sur le sujet, et si l’histoire de cette tragédie reste, certes, toujours à approfondir, elle a fait de considérables progrès depuis le début des années 1980, suffisamment en tous les cas pour y asseoir une didactique efficace. Du reste, pour rester sur le mot « urgence » de nombreuses fois utilisé tout au long de son livre, Roder semble mésestimer, bien qu’en les citant parfois, le renouvellement significatif des pratiques scolaires effectives.

Il ressort de cette lecture un sentiment mitigé. Celui d’avoir lu un livre qui intéressera sans doute le grand public, ce qui peut être vu comme un compliment, mais qui a l’inconvénient de donner l’impression que son auteur est le seul à mener le combat contre l’emprise émotionnelle et l’urgence, là où beaucoup avant lui avaient déjà montré le chemin, certes avec moins de visibilité et d’exposition publiques, mais de façon très efficace à leur manière, face aux publics scolaires et aux enseignants en formation.

Quant au fait que la transmission scolaire de la Shoah n’est pas un antidote à la haine, pour revenir à l’objet même de son écrit, il suffisait, enseignant d’histoire dans les années 1990, de lire Primo Levi pour en être alerté. ❚