Paris, Classiques Garnier, 2018, 269 p.
Le 10 novembre 1975, l’Assemblée générale des Nations unies adopte – par 72 voix pour, 35 voix contre, et 32 abstentions – une résolution dont l’objet tient tout entier dans sa dernière phrase : « [l]e sionisme est une forme de racisme et de discrimination raciale ». Ont voté « pour » : les pays du bloc soviétique, les États arabes et musulmans, et une large part des pays « non-alignés ». La quasi-totalité des pays occidentaux ont voté « contre ».
Le mot « sionisme » renvoie évidemment à l’État d’Israël. Cependant, la résolution ne contient aucun reproche fait à ce pays, dont le nom même n’est jamais mentionné. Si Israël est condamné, ce n’est pas pour ce qu’il fait ou est censé faire, mais pour ce qu’il est. Et le syllogisme sous-jacent est implacable : l’État d’Israël est, par définition, sioniste ; or le sionisme est une forme de racisme, et le racisme doit être éradiqué ; donc, l’État d’Israël ne devrait pas exister.
La résolution sera abrogée seize ans plus tard1. Mais elle restera dans les mémoires comme l’acte créateur d’une expression qui, à ce moment-là, n’a pas encore cours : la « délégitimation d’Israël ».
Le livre de Ruth Amossy s’inscrit sur cette toile de fond. Son propos, cependant, est très spécifique : nous sommes dans le domaine de l’argumentation. La question n’est pas de savoir qui a raison et qui a tort, mais de comprendre qui dit quoi, à quel moment, dans quel contexte. Qu’une volonté de délégitimation d’Israël existe ou non, le fait est qu’une formule s’y rapporte et que cette formule se prête à des usages rhétoriques. Des « pro-israéliens » comme des « anti-israéliens » (deux familles dont les frontières méri-teraient par ailleurs un examen approfondi, mais ce n’est pas le sujet du présent ouvrage) y sont exposés et en sont parfois les acteurs.
Ruth Amossy, universitaire israélienne et francophone, refuse de prendre position entre les deux camps et entre- prend une « quête de neutralité » indispensable pour bien comprendre les logiques des parties en présence. Cette démarche, écrit-elle, est aussi pour une chercheuse israélienne « un exercice d’autoréflexion ».
Le champ choisi est l’espace français. Les principaux locuteurs auxquels on s’intéresse ici ne sont ni des personnages politiques ni des chercheurs : ce sont des auteurs de textes parus dans la presse française et sur Internet. Ont été dépouillés, pour les besoins de l’étude, des quotidiens et des hebdomadaires de toutes tendances, ainsi que divers blogs francophones. L’intérêt s’est porté principalement, bien que non exclusivement, sur des épisodes politiques marquants comme le vote du 10 novembre 1975, le forum international des ONG (Durban, 2001), en marge duquel ont été tenus des propos antisémites visant Israël, divers affrontements militaires impliquant l’État juif, ou les appels à boycotter des universitaires israéliens. C’est alors que se forgent des positions, que s’expriment des passions et qu’apparaissent clairement les différences d’approche entre les uns et les autres, dans une impitoyable « guerre des mots ».
La formule « délégitimation d’Israël » n’est pas d’usage courant en langue française. S’y réfèrent surtout les amis d’Israël qui entendent dénoncer par là des critiques, à leurs yeux infondées, portées contre l’État juif. Pour leur part, les auteurs de ces critiques évitent de l’employer afin de ne pas s’enfermer dans un cycle d’auto-justification. La formule n’est donc pas soutenue par des échanges de propos. « Elle apparaît toujours en discours rapporté », indique Ruth Amossy, « Elle reste le discours de l’autre – un discours étranger que le locuteur principal ne s’approprie pas, et qu’il se contente de citer en gardant ses distances. »
Dans quelle mesure y a-t-il « délégitimation » ? La résolution du 10 novembre 1975 semble, par la radicalité de son vocabulaire, distinguer deux populations bien distinctes : ceux qui voient dans « le sionisme » – élément essentiel de l’identité juive israélienne – « une forme de racisme et de discrimination raciale », et ceux qui réfutent un tel acte d’accusation. La résolution ayant été abrogée, on pourrait croire son contenu obsolète, et avec lui les positions antagonistes qu’il suscite ou entretient. Ce serait compter sans les hauts et les bas de la politique proche-orientale et les lectures qui en sont faites, le thème de la « délégitimation d’Israël » prenant un sens variable selon les époques et les gens.
Avec beaucoup de finesse, Ruth Amossy guide le lecteur dans cet entrelacs discursif. La formule « délégitimation d’Israël », écrit-elle, repose sur une définition « pleinement argumentative (elle tente de faire prévaloir un point de vue contre d’autres) et constitutivement polémique (elle pose en s’opposant et construit des positionnements et des identités conflictuels) ». C’est « une arme verbale » dont « les textes construisent ou reconfigurent le sens ».
L’arme serait efficace si elle contraignait l’adversaire à prouver (ou, pour le moins, à affirmer) qu’il ne tente pas de « délégitimer » Israël. Or tel n’est pas le cas : « Ceux qui attaquent Israël ne se considèrent en aucun cas concernés par l’accusation de délégitimation ». Est-ce parce qu’ils ne pensent pas qu’il y ait là une quelconque « légitimité » a priori ? Parfois, sans doute. Mais aussi parce qu’il n’y a pas consensus quant à la réalité de la menace visant l’existence d’Israël.
La perspective d’une destruction de l’État d’Israël est perçue par les uns comme un danger, et par les autres comme un fantasme. Ces derniers peuvent donc, en toute sincérité, critiquer le recours par le gouvernement israélien à des mesures qui leur semblent injustes et reviennent à nier « le droit des Palestiniens à l’auto-détermination ». Les premiers, non moins sincères, rejettent l’exigence que les Israéliens renoncent à des moyens défensifs sans lesquels leur existence collective serait menacée, et présentent Israël comme un « Juif des Nations » victime d’une « diabolisation » tout droit issue de l’antisémitisme séculaire.
On le voit, le débat tourne court. C’est que la formule « délégitimation d’Israël » a, souligne Ruth Amossy, « une fonction de ralliement »: elle « offre un élément verbal autour duquel des individus souvent divisés dans leur vision du monde et leurs prises de position peuvent se rassembler ». Les controverses dont elle est l’objet « tissent du lien social, donnent voix à une protestation commune » contre la description faite d’Israël – et aussi, implicitement, des Juifs. ❚
1 Le 16 décembre 1991, l’Assemblée générale des Nations unies adopte (par 111 voix pour, 25 voix contre, et 13 abstentions) une résolution tenant en une seule phrase : « L’Assemblée générale décide d’abroger la décision contenue dans sa résolution 3379 du 10 novembre 1975. » La simple arithmétique montre que la plupart des 72 pays qui avaient voté en faveur de la résolution de 1975 ont voté, cette fois, en sens opposé. L’apparente facilité avec laquelle un texte aussi radical a été adopté à une forte majorité, puis abrogé à une majorité bien plus écrasante encore, peut laisser songeur quant au caractère versatile des positions de la communauté internationale envers Israël. Mais ceci est une autre histoire.