Perpetror images : quels destins pour les images prises par les criminels ?

Vicente Sánchez-BioscaUniversité de Valencia, Espagne
Paru le : 11.03.2022

 Les Perpetrator Images (images de bourreau) sont, selon la définition de Marianne Hirsch, des images photographiques, cinématographiques ou relevant d’autres supports, prises par ceux qui commettent des actes criminels. Dans ce sens, il est possible de les appréhender comme un élément de l’appareil de destruction puisqu’elles incarnent le regard des bourreaux ou de leurs complices avant, pendant ou après l’exécution du crime. Elles sont destinées en principe à l’usage interne du groupe qui a pris part à l’action mais ce cercle peut être élargi à ceux qui partagent la même idéologie ainsi qu’aux autorités qui ont commandité son exécution. Le fait de les diffuser, même si cela reste dans un cadre restreint, confirme l’orgueil des auteurs (auteur des photos, des actes ou des deux) face à leur forfait, de telle sorte que ces images ne sont pas sans rappeler les traditionnelles photos-trophées (amplement expérimentées dans le sud des États-Unis avec les clichés des noirs pendus aux arbres ou assassinés aux côtés de leurs exécuteurs). Cependant, leur diffusion publique, que ce soit sous l’effet d’un détournement, de l’hybris des bourreaux ou dans le cadre de propagande, expose ces documents sous les yeux de l’historien à une possible réappropriation mémorielle. Dans le cadre d’une analyse rigoureuse, la prise de ces photos doit être considérée comme un acte distinct de l’exercice de la violence bien qu’elle y soit intimement liée. C’est pourquoi il faut les étudier selon les lois propres aux images argentiques ou digitales. Ainsi, la typologie de ces troublantes images relève d’une grande variété en fonction de leur mode de production, des milieux dans lesquels elles circulent et des stratégies d’instrumentation.

Les enjeux et les risques liés à l’usage de ces images proviennent du fait que l’on peut s’identifier au point de vue du bourreau ou de ses complices. Notons bien que partager la position d’une personne n’implique pas que l’on adhère à ses sentiments ni à son idéologie. Un tel principe que le cinéma classique a exploité à satiété n’est pas seulement valable pour l’usage des images a posteriori, il doit être pris en compte pour reconstruire le moment où se sont produits les faits. Est-ce que ce sont les génocidaires en personne qui ont pris les photos, leurs complices ou les services de propagande ? Quels photos ou plans filmiques ont été pris suite à un ordre explicite ? Lesquels ont été laissés au libre arbitre des opérateurs ? Est-il possible qu’ils aient pu être motivés par un acte de dénonciation ? Ces distinctions que l’on pourrait considérer comme des aspects mineurs revêtent en réalité une grande importance. Pour répondre à ces questions relevant du contexte, seule une approche historique précise peut être requise, tout comme, dans un second temps, pour l’étude méticuleuse des images et des sons (lorsqu’il y en a). Ainsi, les images de bourreaux conservent toujours une part d’ombre que l’on retrouve aussi dans les sentiments qu’elles inspirent.

Il est certain que la diffusion de ces images à travers les divers moyens de communication, dans les musées mémoriels ou sur les pages web, suscitent généralement des réactions très diverses qui vont du voyeurisme pervers à l’empathie et l’analyse. Ces réactions ne sont pas nécessairement exclusives et peuvent parfois s’entremêler, ou bien encore échapper au contrôle de ceux qui les montrent. Aussi, un usage mémoriel de ces images requiert-il pour ceux qui se les approprient, une conscience des mécanismes et des enjeux de leur inscription dans des cadres interprétatif et axiologique, voire idéologique qui n’étaient pas initialement les leur. En effet, il s’agit d’appréhender un changement d’espace (installations, musées, scène de théâtre), une plus-value sémantique avec un appareil critique (références spatio-temporelles, description, identification des personnages), une distanciation par rapport à la texture même des photos ou des films (avec des montages, des zooms, une colorisation, une surimpression de plans à l’intérieur de la photo, avec le choix du métrage du film, de plans fixes ou ralentis). Chacune de ces appropriations suppose un geste d’énonciation différent. Ils entraînent non seulement la modification des conditions d’existence de l’archive originale mais encore la mise en place d’un dialogue avec les usages précédents de ces mêmes images, sachant qu’elles circulent beaucoup dans l’univers médiatique et sont devenues pour certaines, dans l’imaginaire collectif, des icônes de la souffrance humaine.

Quatre exemples peuvent aider à comprendre l’éventail de possibilités que déploient ces images en ce qui concerne leur réalisation, leur usage et appropriation. Ces quatre temps mettent aussi en évidence les changements historiques et technologiques du XXe siècle.

La première relève du cinéma : durant le mois de mai 1942, une équipe de cinéastes fut envoyée au ghetto juif de Varsovie avec pour mission de réaliser un reportage dans les rues, le cimetière, les prisons… de façon à garder une trace du mode de vie à l’intérieur. Les opérateurs préparèrent également des scènes fictives qu’ils répétèrent jusqu’à ce qu’elles soient satisfaisantes. Si les cinéastes n’exercèrent peut-être aucune violence, leurs desseins portaient déjà, en eux, l’accomplissement d’actions que les Juifs convoqués pressentaient en partie ; par ailleurs, le tournage montrait la dégradation de vie du ghetto que les Allemands avaient imposée, comme si les détenus souhaitaient vivre ainsi, dans la saleté et l’indifférence. En outre, l’équipe de tournage appartenait au système qui, à cette même époque, achevait les installations d’extermination de l’Aktion Reinhardt, parmi lesquelles Treblinka allait être la destination principale des Juifs de Varsovie. Les cinéastes abandonnèrent le lieu du tournage le 2 juin 1942 et, le 22 juillet, commençaient à documenter les déportations quotidiennes vers Treblinka. Si le film fut prémonté, jamais il ne fut présenté. Entre la prise des images et le début de l’extermination, il y eut un mois et demi d’écart. Certes, ceux qui enregistrèrent les images ne furent pas personnellement les auteurs de l’anéantissement ; de même, tous ceux qui ont été photographiés n’ont pas exterminés. Cependant, il ne fait aucun doute que ce sont des images de bourreaux puisqu’elles transmettent la vision antisémite des nazis dans le ghetto et à la veille de l’action exterminatrice. Comme le note Goebbels dans son Journal, le film essaie de laisser une trace documentaire d’un monde que ses compagnons allaient faire disparaître. Les diverses exploitations postérieures de ce matériau, découvert en 1954, oscillent entre une contre-propagande (les cinéastes de la RDA, Erwin Leiser, Frédéric Rossif…) et le culte de l’archive, plus récent, dont l’expression la plus manifeste réside dans A Film Unfinished (Yael Hersonski, 2010). Dans chacun des cas, ces Perpetrators Images soulignent l’existence d’un lien étroit entre documentation et destruction faisant écho ainsi à l’idée développée par Walter Benjamin de dualité entre document de civilisation et document de barbarie.

Le second exemple relève des images signalétiques prises par les Khmers rouges (Kampuchea Démocratique) à l’arrivée des détenus au centre de torture et d’extermination connu sous le nom de S21 (Tuol Sleng) à Phnom Penh. Les prisonniers étaient transportés les yeux bandés jusqu’au centre clandestin où ils étaient répertoriés au moyen d’une photo d’identité prise de face et de profil au moment où leur visage était découvert. Cet instant de fixation par l’image marquait inexorablement un pas vers la mort puisque chaque détenu avait été condamné sans rémission possible à être interné au centre S21. Le parcours avait été minutieusement tracé : confinement dans une cellule collective, interrogatoires et tortures quotidiens et, une fois la confession livrée, l’exécution dans les Killing Fields de Choeung Ek, à 20 km au sud de la capitale. La durée du processus dépendait de la résistance du détenu et de l’habileté des interrogateurs à obtenir les réponses souhaitées ainsi que de la délation des supposés réseaux d’espionnage. Il existait donc une relation de causalité entre la prise de la photo (forme de condamnation par l’appareil) et l’exécution, même si dans ce cas, de nouveau, les auteurs des photos et des exécutions n’étaient pas les mêmes, et si l’espace de temps entre ces deux moments était difficile à prédire. Ces Mug Shots ont été exposés depuis la chute du régime Khmer, au musée du génocide de Tuol Sleng ouvert en 1980 et, malgré l’absence de toute information sur le sujet, les visiteurs avaient la certitude de contempler des victimes, sans même en connaître l’origine. Les travaux de recherche entrepris par des institutions publiques et privées parvinrent à associer les photos aux dossiers des victimes et ces images circulèrent à travers des films documentaires, dans des galeries d’art et musées, au théâtre, dans des œuvres plastiques1 et, ces dernières années, elles accédèrent aussi à la cour criminelle qui jugea, entre 2009 et 2014, certains des ex-leaders Khmers rouges.

Le troisième exemple est tiré des photos prises par des membres du service de renseignement nord-américain chargé de surveiller des détenus dans la prison de haute sécurité d’Abu Graib, en Irak, qui fut un centre de torture mis en place à l’origine par le régime de Saddam Hussein. En 2004, une série d’images compromettantes ont circulé sur les réseaux sociaux et dans la presse américaine. On y voyait des responsables de la Military Intelligence posant sur le mode de la plaisanterie, face aux prisonniers iraquiens torturés, nus et se masturbant, en position humiliante ou en apparent danger de mort. Même si certaines de ces images n’étaient pas, selon une terminologie juridique, constitutives d’un délit, elles illustraient un traitement considéré admissible envers les prisonniers (Standard Operating Procedure) ; d’autres clichés ont permis, en revanche, d’intervenir auprès des tribunaux. Toutes pratiquement dévoilaient, de façon évidente, une attitude obscène et inhumaine de la part de ceux qui se présentent, aux yeux du monde, comme les ardents défenseurs des droits de l’homme. La nouveauté particulière de ces images de bourreaux résidait, en premier lieu, dans le manque d’empathie et la moquerie qu’elles exhibaient. Leur grand nombre et la proximité avec les faits en firent un mélange étrange de photo-trophée et de selfies avant la lettre, bien qu’elles aient été prises avec des appareils photo et des caméras. En outre, ce qui frappe l’esprit, comme l’a développé Susan Sontag dans un de ses derniers essais, c’est l’entrelacement de l’imaginaire pornographique avec le langage de la torture. Et c’est effectivement ce que ces images véhiculent d’insupportable. Enfin, effet de la globalisation, la diffusion fut universelle, elle bouleversa le monde entier, pratiquement instantanément, et étonna par l’absence d’excuses du président George W. Bush.

Enfin, récemment, les partisans de l’État Islamique en Irak et Syrie (ISIS) ont filmé et diffusé une série de vidéos qui ont ému l’opinion publique mondiale. Dans l’une des plus connues, un individu encapuchonné, présenté de pied, entièrement vêtu de noir, armé d’un couteau à dents et parlant en anglais avec un accent britannique, porte une accusation contre le gouvernement nord-américain face à la caméra. À ses côtés, agenouillé et portant une tunique orange, le journaliste James Foley dont on peut voir le visage récitant sous la menace une condamnation de la politique des États unis. Au fond, on aperçoit un désert difficilement reconnaissable. Une fois l’allocution terminée, le bourreau attrape la tête de sa victime, l’égorge jusqu’à la décapiter. Ces images dont la question de leur véracité ou de leur réélaboration en postproduction fait encore débat, sont similaires à d’autres diffusées avant et après l’événement. Dans un monde de prolifération des écrans, l’action violente a été ici mise en scène par un caméraman que l’on peut complètement identifier à l’exécuteur et à l’idéologie du combat à mort qu’il représente. Aucune intimité n’est préservée si ce n’est la dissimulation de l’identité du bourreau. L’administration Obama ne tarda pas à s’approprier ce type de matériau dans une visée de contre-propagande. Quel que soit le jugement final porté sur de telles images, elles présentent trois nouvelles caractéristiques : tout d’abord, leur diffusion ne relève pas d’une fuite mais de la décision des auteurs, élargissant ainsi le cercle restreint des participants à l’exécution qui inclut le cameraman. Par conséquent, l’exercice de la violence apparaît sous les traits d’une exécution légitime ; de plus, le crime est mis au service de la captation de l’image et non le contraire, c’est-à-dire que le message est parfaitement synchrone à l’événement : il s’agit d’un crime dont la captation en image et la diffusion sont régies dans une temporalité idéalement instantanée. Enfin, le voyeurisme troublant mais aussi traumatisant est une condition indispensable.

En somme, ces quatre exemples illustrent les différences que l’on peut constater dans le régime de l’image, depuis le milieu du XXe siècle : la temporalité qui noue l’acte à la captation, l’imprégnation croissante de la technologie dans le quotidien et la diffusion massive dans le monde entier. Mais ils mettent aussi en lumière ce qui demeure dans ces Perpetrators Images : l’arrogance des auteurs face à leurs actes, et leur exhibition toujours plus obscène.

 

BIBLIOGRAPHIE

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Benzaquen-Gautier, Sophie, Porée, Anne-Laure & Sánchez-Biosca, Vicente, 2018, « Cambodge. Tuol Sleng ou l’histoire du génocide en chantier », Mémoires en jeu, n° 6, mars, p. 45-110.

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1 Pour la reprise de ces images dans des projets artistiques, voir Benzaquen-Gautier, Porée, Sánchez-Biosca.