Présentation

Paru le : 28.01.2018

Les mémoriaux de rue qui se sont spontanément formés, à Paris comme ailleurs, en réaction aux attentats de janvier puis du 13 novembre 2015 ont beaucoup fait parler d’eux. Jamais auparavant la place de la République n’avait vu autour de sa statue centrale pareil agrégat de messages, fleurs et objets divers en souvenir des victimes d’un acte terroriste. Il ne s’agissait pourtant pas – loin de là – des premiers attentats endurés par la France et sa capitale, et des traces attestent que ceux perpétrés par les anarchistes au XIXe siècle suscitaient déjà au sein de la population parisienne des vagues d’émotion et des rassemblements comparables à ceux que l’on a pu observer au lendemain de l’attentat contre Charlie Hebdo ou après le 13-Novembre (Salomé). Peut-être des mémoriaux apparaissaient-ils déjà aux abords des lieux des attentats à l’occasion de ces rassemblements. Mais ici les archives font défaut pour l’affirmer avec certitude. Les historiens de demain n’auront pas ce problème pour les événements qui ont endeuillé la France en 2015, car de nombreux services d’archives ont entrepris de collecter à leur intention le contenu de ces mémoriaux de rue, comme cela avait déjà été fait après les attentats du 11 septembre 2001 aux États-Unis, du 11 mars 2004 à Madrid et du 7 juillet 2005 à Londres.

Ici est sans doute la différence principale : moins dans la nature des réactions que produisent aujourd’hui les actes terroristes dans les sociétés occidentales que dans la valeur que nous leur attribuons. L’épreuve terroriste se vit directement, au présent, comme événement historique, qu’il importe de documenter par l’archive autant que possible – ce qui commande par exemple aussi de procéder rapidement à des collectes de témoignages oraux. Il y a là, de toute évidence, une claire manifestation du « présentisme » de notre époque. On en retrouve les deux dimensions caractéristiques que sont, selon François Hartog, la mémoire et le patrimoine. L’attaque terroriste et ses victimes font immédiatement l’objet de commémorations, mais, qui plus est, ces commémorations elles-mêmes sont désormais constituées en patrimoine historique, dont les traces matérielles doivent être préservées. Ce phénomène, qui méritait qu’on lui consacre un dossier, peut bien entendu s’observer pour d’autres types d’événements, comme des crashs aériens, des catastrophes naturelles ou encore des décès de personnes célèbres. Mais ce sont bien des attentats qui, ces derniers mois, ont donné lieu en France et en Europe à ces manifestations, à la fois les plus nettes et les plus massives. C’est pourquoi nous avons pris le parti de nous concentrer sur ce cas de figure, tout en adoptant à son égard une perspective comparative, seule à même de nous faire progresser vers une meilleure compréhension du phénomène – et de nous aider à prendre du recul sur son actualité.

Ce dossier consacré aux « mémorialisations immédiates » propose par conséquent de démêler et d’explorer les diverses formes que prend la mise en mémoire d’événements tout juste passés, voire pas encore tout à fait passés – en ce sens que leurs effets n’ont pas fini de se faire sentir à l’instant où déjà on les commémore. En même temps, il s’agit d’éclairer leur articulation avec des formes de patrimonialisation qui constituent l’événement mémorialisé en événement historique, dont il importe, non seulement de commémorer les victimes, mais encore de conserver les traces. On peut, en ce sens, distinguer au moins quatre niveaux dans le processus de mémorialisation immédiate d’un événement tel qu’un attentat : une mémorialisation populaire, qui se manifeste dès les premières heures par ces mémoriaux de rue généralement perçus comme « spontanés » et « éphémères » – deux notions à interroger (Bazin) ; une mémorialisation institutionnelle, faite de cérémonies, monuments ou plaques commémoratives ; une mémorialisation culturelle aussi, à travers les livres, films, chansons, émissions télévisés, etc. dont l’événement mémorialisé fait l’objet ; et donc, enfin, une mémorialisation patrimoniale qui se traduit par la constitution de fonds d’archives, l’organisation d’expositions, voire la création de musées dédiés à cet événement.

Plus que quatre phases distinctes qui se succèderaient dans le temps, il s’agit bien de quatre niveaux d’un même processus qui se déploient de manière synchrone et interagissent constamment les uns sur les autres. Des cérémonies de commémoration institutionnelle sont organisées tandis que des mémoriaux populaires occupent encore les rues et que des services d’archives entreprennent d’en collecter le contenu ; les modalités de mémorialisation de l’attentat par le biais de ces cérémonies peuvent ainsi se voir ouvertement contestées ou critiquées au sein même de ces mémoriaux, cependant que des récits de rescapés ou des portraits de victimes sont publiés dans la presse ou sous forme de livres, que l’on peut retrouver mis en avant aussi bien dans les mémoriaux de rue que dans les cérémonies institutionnelles, et qui influent plus largement, au même titre que les mises en récit politiques et médiatiques de l’événement, sur la mémoire que chacun d’entre nous, rescapés et victimes compris, garde de l’événement au fil du temps. Et lorsque vient le moment de réfléchir à la conception d’un mémorial permanent en hommage aux victimes, que les pouvoirs publics entendent substituer aux mémoriaux de rue, il n’est pas rare que l’on aille puiser l’inspiration dans les éléments de ces derniers qui ont été collectés et préservés par des archivistes, des conservateurs de musée ou des chercheurs. C’est ce qui fait toute la complexité de ces mémorialisations immédiates et invite à s’y arrêter plus attentivement qu’on ne le fait d’ordinaire.

On peut, relativement à ce phénomène, soulever au moins trois questions. La première a trait à la nature des événements qui font l’objet de telles mémorialisations immédiates. Événements « historiques », a-t-on déjà dit ;   mais événements « traumatiques », entend-on et lit-on aussi bien souvent. Tout se passe généralement comme si le fait qu’un attentat fasse l’objet de formes de mémorialisation immédiate (alors même que ce n’est pas le cas de tous les attentats) témoignait à soi seul de son caractère traumatique sur le plan collectif (voir ici Annette Becker). De fait, le trauma se définit en psychologie comme un dysfonctionnement de la mémoire individuelle : le souvenir d’un événement vécu par le passé revient sans cesse à notre esprit, de manière incontrôlée, jusqu’à envahir le présent (Levine). Est-ce à dire qu’il y a du « trauma collectif » partout où il y a de la mémorialisation immédiate ? Et comment s’articule alors la conscience de vivre en direct un événement « historique », caractéristique du présentisme, et cette dimension traumatique ? Le phénomène de mémorialisation immédiate qui s’observe dans nos sociétés contemporaines après certains événements ne traduit-il pas, au fond, une tendance à ne plus rien concevoir de véritablement historique qui ne soit traumatique ?

Ces questions en amènent une autre, concernant le rapport des historiens, et plus largement des chercheurs, à ces événements qui font l’objet de mémorialisations immédiates. On sait combien, à mesure que la distance temporelle entre l’historien et son objet s’amenuise, jusqu’à s’annuler dans une ultra-contemporanéité, la question de ses émotions devient décisive (Prochasson). Les chercheurs sont des êtres humains comme les autres qui peuvent être eux aussi sidérés, horrifiés ou bouleversés – voire traumatisés, au sens clinique du terme – par un attentat. Il importe dès lors de s’interroger sur ce qui les porte à s’en saisir comme objet d’étude. Et ce d’autant plus que les chercheurs   en sciences humaines et sociales sont généralement eux-mêmes des acteurs centraux de la mémorialisation immédiate d’un attentat, qu’ils soient en première ligne des opérations de collecte de témoignages de rescapés ou de l’archivage des mémoriaux de rue, ou sollicités pour commenter l’événement dans les médias. Plus que jamais, se fait donc sentir ici la nécessité d’une mise en question des prénotions du chercheur sur l’événement dont il se saisit (concernant, par exemple, son caractère « traumatique » ou « historique ») et du détour par l’enquête empirique, sans laquelle il risque de céder à une analyse autocentrée. Le danger qui guette l’historien dans ces circonstances, on le sait, est de vouloir analyser le présent sans avoir enquêté sur lui, à la seule lueur du passé, et de verser ainsi dans des analogies historiques risquées, qui s’ignorent souvent elles-mêmes comme formes de mémorialisations immédiates de l’événement.

Au-delà, la troisième et dernière question qui ne manque pas de se poser – comme toujours, serait-on tenté d’écrire, dès lors qu’il s’agit de mémoire – est celle de l’articulation entre mémoires individuelles et mémoires collectives. La question est, certes, classique. Mais la nouveauté et la complexité du phénomène étudié ici invitent à la considérer d’un regard neuf. Ce qui est en jeu dans la mémorialisation immédiate d’un attentat s’apparente à un véritable noeud de mémoires individuelles et groupales : mémoires des rescapés, des familles endeuillées, des riverains des sites frappés, des primo-intervenants, des journalistes, mais aussi mémoires des individus ayant vécu les événements à distance, à travers les médias, et qui ont pu se sentir concernés à des degrés divers, et parmi eux, donc, mémoires de ceux qui ont pu, en réaction, se constituer en un collectif particulier (par exemple pour obtenir l’érection d’un mémorial), ou encore s’engager, s’ils sont chercheurs, dans un travail de recherche portant sur cet événement… Autant de mémoires qui, dans leur interaction aux différents niveaux que nous avons identifiés, à la fois entre elles et avec les discours politico-médiatiques qui leur donnent un cadre, relèvent d’un même processus : celui de la mise en mémoire au présent d’un événement pas encore tout à fait passé.

Seuls quelques-uns de ces noeuds de mémoire seront abordés dans les articles qui suivent. Il s’agit moins, eu égard au format du dossier, de prétendre à une vaine exhaustivité que d’ouvrir des pistes de réflexion, en croisant les approches disciplinaires : l’histoire, mais aussi la sociologie, la science politique ou encore l’anthropologie. C’est dans cet esprit que l’on a veillé à traiter aussi bien des derniers attentats survenus en Europe – ceux de janvier et novembre 2015 à Paris, bien entendu, mais aussi ceux de Nice, Bruxelles et Berlin – que des trois précédents les plus importants pour les sociétés occidentales que sont les attentats du 11-Septembre, du 11 mars 2004 à Madrid et du 7 juillet 2005 à Londres. La plupart des articles se concentrent sur un seul de ces attentats, certains en considèrent plusieurs de front ; les uns et les autres faisant varier  les niveaux d’analyse. Les articles d’Annette Becker et d’A. Milošević sur les mémoriaux de rue après les attentats de Nice et de Bruxelles abordent la dimension populaire du processus de mémorialisation immédiate, tandis que les articles de Sébastien Ledoux sur la minute de silence observée dans les établissements scolaires français après l’attentat de Charlie Hebdo, de Sylvain Antichan, Sarah Gensburger et Delphine Griveaud sur les premières commémorations du 13-Novembre, et celui de Gérôme Truc sur les mémoriaux officiels érigés après les attentats de Paris, Madrid et Londres explorent, eux, son niveau institutionnel. Le niveau culturel est représenté par l’article d’Isabelle Delorme sur des bandes dessinées consacrées aux attentats du 11-Septembre et du 13-Novembre, contribution inédite à une littérature en plein essor dans le monde académique anglophone sur les produits culturels post-attentats. Quant au niveau patrimonial, on verra qu’il est présent dans la plupart des textes, et plus particulièrement au coeur de l’article de Caitlin Bertin-Mahieux sur la collecte de témoignages de New-Yorkais organisée par le Centre d’histoire orale de l’université de Columbia après le 11-Septembre et de la table ronde organisée par Henry Rousso pour ce numéro autour de deux entreprises du même type, mais à visées différentes, mises en place à la suite des attentats du 13-Novembre. L’entretien d’Isabella von Treskow avec le pasteur de l’église en face de laquelle s’est produit l’attentat de Berlin en décembre dernier traverse enfin chacun de ces niveaux d’analyse, tout en constituant en lui-même un témoignage de première main sur cet attentat – du type de ceux que l’on archive « pour l’histoire ».

 BIBLIOGRAPHIE

Bazin, Maëlle, 2017, « Quand la rue prend le deuil. Les m.moriaux éphémères après les attentats », La Vie des idées, 26 mai 2017, http://www.laviedesidees.fr/Quand-la-rue-prend-le-deuil.html

Hartog, François, 2012 (2003), Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps, Paris, Seuil.

Levine, Peter A., 2016, Trauma et mémoire, Malakoff, Interéditions.

Prochasson, Christophe, 2008, L’Empire des émotions. Les historiens dans la mêlée, Paris, Demopolis.

Salom., Karine, 2010, L’ouragan homicide. L’attentat politique au XIXe  siècle, Seyssel, Champ Vallon.