Présentation

Philippe MesnardUniversité Clermont Auvergne (UCA) / CELIS EA 4280, Institut Universitaire de France
Paru le : 25.05.2022

Une inversion des codes

On a l’habitude de lire des témoignages dont l’auteur est clairement identifié : Robert Antelme, Varlam Chalamov, Charlotte Delbo, Zalmen Gradowski, Imre Kertész, Primo Levi, David Rousset, Alexandre Soljenitsyne, Germaine Tillon, Elie Wiesel… Ces auteurs ont vite vu leur nom asso- cié à leur destinée, les deux portant la lourde charge testimo- niale et mémorielle de la violence subie par le groupe ou la communauté qu’ils représentent. Même s’ils se font l’écho des paroles de celles ou ceux qui appartenaient au même convoi, au même bloc, à la même équipe qu’eux, leur texte n’en reste pas moins identifié à leur nom renvoyant à une individualité, non au représentant d’une collectivité. Plus encore, les titres de ces livres, grâce auxquels leurs auteurs ont été célébrés, primés, panthéonisés et certains nobélisés, fonctionnent comme des balises dont la sombre lumière impressionne immédiatement : Si c’est un homme. La Nuit. Être sans destin. L’Archipel du goulag

Ici, avec le texte que nous présentons, les codes sont inversés. Déjà, son titre, Dos zamlbukh Oyshvits, n’en est pas vrai- ment un. Sa traduction littérale est « Le recueil Auschwitz » dont ne nous est parvenue que l’introduction qui en expose le périlleux projet. D’où que nous l’appelons l’Introduction au Recueil Auschwitz. Le mot « Recueil » signale d’habitude un genre ou un sous-titre, plutôt qu’un titre. Quant au fait qu’il soit d’« Auschwitz » – lieu de l’intérieur duquel on imagine mal qu’une œuvre de culture puisse provenir –, cela apparaît a priori déconcertant. Son histoire, retracée plus bas, montre ce texte demeurant longtemps dans une sorte de pénombre mémorielle dont il n’est sorti sporadiquement que pour être accommodé aux exigences de contextes de réception occa- sionnels pour vite retourner au purgatoire de la grande biblio- thèque universelle où il n’avait que le statut d’archive. À cela s’ajoute un débat qui n’a jusqu’à maintenant pas vraiment eu lieu autour de son auteur.

En effet, au regard d’événements collectifs qui dépassent l’aspect ponctuel que l’on donne habituellement au mot « événement », au regard d’événements qui sont histoire, avant de bénéficier de la reconnaissance qui leur permette de faire histoire, témoigner est-il l’affaire d’un individu ? Le témoignage doit-il être, comme le serait un produit fini, associé à un individu et enclos dans une forme et un genre aux frontières bien circonscrites ? C’est un des débats qui filtrent des commentaires de ce volume.

L’auteur, en effet. S’il a pour nom : Abraham Levite, il ne fait guère de doute que l’on ne peut attribuer ces pages qu’à lui seul. Ce qu’elles donnent à lire vient d’un groupe de jeunes gens, est-il indiqué. C’est pourquoi, si nous rendons hommage à Abraham Levite à travers les informations qui nous sont parvenues sur sa vie, et pour l’opiniâtreté avec laquelle il a sauvé ce texte et en a assuré la pérennité, il serait bien limitatif d’en rester au stade biographique. C’est un texte hors-normes qui nous demande d’aller au-delà de la nomination d’un individu, mais dont l’histoire est toutefois indissociable d’Abraham Levite.

En outre, l’Introduction au Recueil Auschwitz se caractérise par une dimension singulière d’inaccomplissement consistant en un véritable projet éditorial. Celui-ci existe grâce à la ten-sion vers et dans un futur qui l’anime. À Auschwitz. Un fu- tur. Cela ne sonne-t-il pas bizarrement ? Ce projet est celui d’une anthologie rassemblant des textes, toute sorte de textes et de traces de vie, de la vie, y lit-on, à Auschwitz. Ce sont des textes clandestins dont l’écriture même exprime la volonté de dépasser l’anéantissement auquel le système concentrationnaire nazi vouait les Juifs. Je rappelle que durant la Seconde Guerre mondiale, la pratique de l’écriture clandestine était la seule alternative dont pouvait se saisir les Juifs d’Europe pour témoigner de leur condition et de leur disparition –, qu’ils soient reclus dans des appartements-cachettes, parqués dans des ghettos ou assignés au quartier des chambres à gaz comme les Sonderkommandos.

Ainsi, l’Introduction au Recueil Auschwitz contient une par- tie programmatique qui, se projetant vers l’après-Auschwitz, répond à la nécessité de ne pas laisser à d’autres le pouvoir d’écrire l’histoire de cette catastrophe qui se nomme en yiddish Khurbn. Mais si ce projet est unique, l’initiative dont il participe s’inspire et se nourrit d’autres expériences d’écriture et de collectes, propres aux communautés juives. Il prend place dans un enchâssement de traditions d’écriture testimoniale non seulement ancestrale mais aussi dont la modernité s’affirme au tournant des XIXe et XXe siècles. Pour celle-ci, le moment clé a été la prise de conscience de la destruction radicale – et non plus partielle et périodique – qui guettait le monde juif d’Eu- rope de l’est au début de la guerre de 1914-1918. Toutefois, ce texte programmatique n’oublie pas notre présent à la rencontre duquel il vient pour le déranger, au même titre qu’il conteste par anticipation, avec une étonnante clairvoyance critique, l’édifice de la mémoire à venir d’Auschwitz. On sera étonné de lire l’ironie mordante qui y est développée à l’égard de celles et ceux – et pourquoi pas certains d’entre nous, lecteurs – qui s’apitoient sur ces souffrances dès lors qu’elles leur sont représentées.

Avis donc aux lectrices et lecteurs. L’acuité critique de cette Introduction, la richesse des références provenant aussi bien de la culture et de la religion juives que de sources universelles sont autant de spécificités que les commentaires de ce volume commentent chacun à sa façon et sur lesquelles ils reviennent à plusieurs reprises. Il ne faut alors pas s’étonner que des thé- matiques et des citations se retrouvent à plusieurs endroits. Ces répétitions – qui n’en sont pas car ce sont chaque fois des propos différents qui sont tenus à leur sujet – témoignent de la densité que dégage ce propos. Comment ne pas être frappé par cette parole écrite qui évoque « la vie » à Auschwitz ? Qui convoque les explorateurs des pôles ? Qui signale l’échafaud que ce groupe de jeunes transforme en écritoire ? Les répétitions ont la vertu de rappeler à l’attention du lecteur ce que parfois il croit avoir trop vite acquis et risque de trop vite ou- blier ; nous renvoyant à ce que nous avons lu venant d’autres auteurs, elles contribuent à produire doublement effet de collectif – nous aussi lectrices et lecteurs nous formons une communauté de sens, de quête de sens – et un effet de ralentissement, dont Jeffrey Wallen souligne plus bas les bienfaits. Cela nous entraîne à faire un petit détour.

Carlo Ginzburg raconte ce moment déterminant de sa carrière lorsque, encore étudiant, il suivait les séminaires de l’historien Delio Cantimori. Les séminaires, explique-t-il, «se déroulaient chaque matin, pendant trois heures, et, à la fin de la semaine, on avait lu… vingt lignes. Cela m’a ébloui. Cette lenteur et l’idée d’aller en profondeur dans un texte. L’idée de lire lentement[1].» Précisément, les pages de l’Introduction au Recueil Auschwitz nous invitent à les lire lentement, à vivre lentement l’expérience de leur lecture, ce qui va à contre-courant du rythme qui est le nôtre aujourd’hui.

La brièveté et la densité de ce texte n’ont d’égal que son ou- verture : rédigé dans un espace clos, sa nature est d’accueillir les traces de tout un groupe pour en porter l’espoir et transmettre la ferveur. En cela, son intention critique s’exprime également à l’encontre de cette sorte d’idée reçue suivant laquelle « sur- vivre à tout prix » serait le moteur exclusif des comportements lorsque les hommes sont soumis à des contraintes extrêmes. Ce texte, son projet et ses filiations mettent la transmission d’un savoir, d’un savoir critique, au-dessus de tout puisque ceux qui l’ont rédigé savaient qu’ils allaient certainement mourir et qu’ils s’exposaient à une mort des plus brutales si leur projet était découvert par les gardiens du camp.

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Cette présente édition est composée comme suit. Elle donne d’abord à lire la première traduction française de l’Introduction au Recueil Auschwitz, faite par Batia Baum. Puis, se trouvent deux textes introductifs. Celui de David Suchoff qui a, pour la première fois, rassemblé des informations biographiques sur Abraham Levite et a reconstitué le parcours du manuscrit et à en analyser le projet. Il était important de commencer par donner la parole à ce travail précurseur. Le second texte, de Frediano Sessi, retrace les moments ultimes d’Auschwitz. En effet, si les camps nazis bénéficient souvent de l’image stéréotypée d’une organisation implacable, à partir de novembre 1944 s’installe un chaos à hauteur de la panique qui gagne les SS sachant l’Armée rouge plus proche de jour en jour. Aussi est-il nécessaire, après avoir lu une première fois l’Introduction au Recueil Auschwitz, d’avoir à l’esprit les conditions dans lesquelles il a été pensé et rédigé – la terreur des derniers jours –, d’imaginer un tant soit peu le naufrage dans lequel il a été conçu : au moment où le système s’écroule, les déportés juifs qui ont pu jusque-là survivre au régime spécial qui leur a été réservé savent que leur chance d’y échapper reste faible. D’ailleurs, à ma connaissance, aucun de ce groupe d’origine, autre qu’Abraham Levite, n’a survécu. Après quoi, on est prêt à lire de nouveau ce texte. C’est pourquoi il m’a semblé important d’en demander une seconde version à une autre traductrice éminente, Rachel Ertel. L’Introduction au Recueil Auschwitz est écrite en yiddish, une langue à l’histoire tumultueuse, souvent dépréciée, qui regagne ses lettres de noblesse depuis ces dernières décennies grâce au travail inlassable de publication des œuvres littéraires et des témoignages que recèle son impressionnante biblio- thèque, celle-là même sur laquelle les nazis se sont acharnés, tout en détruisant les communautés juives. C’est pourquoi on lira cette autre version se différenciant de la première par de simples nuances de ton et de choix lexicaux. Relire : une façon de lire lentement. Relire : une façon de signaler des différences de détails dans la répétition du même.

Suivent les commentaires. Celui de Rachel Ertel replace l’Introduction au Recueil Auschwitz dans la constellation de ces écritures du désastre propres aux Juifs d’Europe de l’Est qui entretenaient leur langue et leur culture tout en témoi- gnant de l’entreprise d’anéantissement dont ils étaient l’objet. Elle rappelle les noms et les œuvres de Katzenelson, Zeitlin, Sutzkever, Glatstein. Jeffrey Wallen, quant à lui, s’attarde sur le texte d’un point de vue philologique soulignant des subti- lités de langage telles que le choix que permet le yiddish entre un mot d’origine germanique et son équivalent hébraïque qui, de surcroît, peut s’emplir de résonances bibliques. Cela rejoint l’idée qu’un autre temps traverse le temps de l’histoire sans s’y laisser contenir, idée que développe Arnold Davidson transposant la question philosophique des « exercices spirituels » dans cette situation extrême où des hommes prennent leur échafaud pour écritoire. En ce sens, les pages de l’Introduction au Recueil Auschwitz excèdent leur limite, elles forment plus qu’un texte, plus qu’un livre possible, c’est en cela que se reconnaît leur force.

Si Wallen et Davidson s’attachent aux références théologiques, Marie Bruhnes se concentre sur les sources littéraires et, plus particulièrement, la présence tutélaire d’Isaac Leib Peretz, à la fois auteur de la nouvelle emblématique « Bontshe le silencieux », citée dans le texte, et lanceur de la collecte de matériau signalée plus haut. Pour ma part, je m’interroge sur la valeur collective de cette écriture qui remet en question le statut de l’auteur individuel pour véhiculer une parole com- munautaire. Les échos de cette parole se laissent saisir dans la subtilité d’une composition enchâssant, à l’intérieur de son cadre programmatique, un récit de déportation où est inscrite en abyme la référence au monde de paix qui était celui d’avant. Partant de l’idée que la présente édition est elle-même mue par un souci de transmission, une équipe de l’association d’enseignants Mémoires à l’œuvre s’est attelée à penser des modules pédagogiques pour la construction de parcours à l’attention des élèves du secondaire, leur offrant ainsi une ouverture à la littérature yiddish dont la richesse a survécu à la destruction. Ces pages apportent un matériau pluridimensionnel accessible à différentes classes de collège ou de lycée. Enfin, après un lexique qui complète le versant pédagogique de ce volume pour donner aux lecteurs des repères et des précisions dont sa bibliothèque intellectuelle ne dispose pas forcément, il m’a semblé important de publier ce fameux «Appel à la collecte de matériau» lancé au seuil de la Grande Guerre par I. L. Peretz, Dinezon et An-Ski dans le quotidien yiddish varsovien Haynt. Ce texte est fondateur et, paradoxe de l’édition, si je l’ai découvert grâce à David Roskies qui l’a publié en anglais, aucune version française n’a jusqu’alors existé. Pourtant, sans lui, comment vraiment comprendre les grandes collectes qui s’en sont suivies, jusqu’aux plus terribles dans les ghettos durant la Shoah ?

[1] Entretien réalisé le 12 avril 2012, voir entre 1’23 et 1’40 : https://www. memoires-en-jeu.com/video/carlo-ginzburg/