Walter Scott, éminent représentant du roman historique, a largement contribué à fonder la Calédonie mythique et voilée de mystères qui fascina de nombreux romantiques de Chateaubriand à Hugo en passant par Nodier. Elle nourrit aujourd’hui encore les représentations communes de l’Écosse. Son œuvre poétique, antérieure à son travail romanesque, confond habilement paysages naturels et culturels en mettant en place des figurations qui entremêlent mémoires individuelle et collective et identités plurielles. Au cœur du paysage poétique de Scott surgit l’élan incessant des mémoires claniques empêchées, paysage palimpseste qui révèle la plaie vive des Union acts. Témoin d’une Écosse tiraillée entre modernité et tradition, Walter Scott construit des paysages qui semblent agir en catalyseurs des mémoires écossaises.
Mots-clefs : Walter Scott, paysages, mémoires, Écosse, XIXème siècle, poésie.
Walter Scott, a notable exponent of the historical novel, did much to create the mythical Caledonia, shrouded in mystery, that fascinated so many Romantics, from Chateaubriand to Hugo and Nodier. Even today, it is still part of the common image of Scotland. His poetic work, which predates his novels, skilfully blends natural and cultural landscapes, creating representations that interweave individual and collective memories and plural identities. At the heart of Scott’s poetic landscape emerges the ceaseless surge of blocked clan memories, a palimpsest landscape that reveals the living wound of Union acts. Witness to a Scotland torn between modernity and tradition, Walter Scott constructs landscapes that seem to act as catalysts for Scottish memories.
Keywords : Walter Scott, landscapes, memories, Scotland, Nineteenth century, poetry.
Walter Scott s’impose en fondateur de l’Écosse romantique telle qu’elle est restée dans les représentations populaires. Sa poésie et ses romans historiques ont contribué à forger une certaine idée de l’éternelle Calédonie qui a fasciné et inspiré bon nombre de romantiques dès la fin du XVIIIème siècle. Si de nos jours l’intuition et les représentations immédiates tendent à faire de l’Écosse une province britannique, son héritage de nation indépendante demeure plus palpable que jamais. En témoignent les récentes inflexions politiques que subit la région où le désir d’indépendance ne fait que croitre depuis le départ du Royaume-Uni de l’Union Européenne.
Historiquement royaume indépendant et rayonnant notamment sous la dynastie des Stuart, de 1371 à l’abdication de Marie Stuart en 1567, l’Ecosse perd progressivement son autonomie à partir de la fin du XVIème siècle. Malgré la restauration du pouvoir catholique des Stuart en 1658, le pouvoir écossais s’affaiblit face aux divisions claniques et aux guerres civiles de religion. En 1707, les Union acts mettent fin à l’indépendance écossaise et le parlement d’Edinburgh est transféré à Londres. La résistance jacobite, soutien des Stuart, bien qu’emportant de nombreuses victoires, est écrasée par les Britanniques lors de la bataille de Culloden, non loin d’Inverness au cœur des Highlands, en 1746. Forts d’une culture gaélique extrêmement présente, le nord du pays et tout particulièrement les Highlands subissent une anglicisation à la fois culturelle et territoriale[1]. Le fonctionnement clanique et son partage des terres est aboli et une grande partie des locaux émigrent vers les Lowlands qui s’industrialisent à grande vitesse. Supposons alors que c’est dans un esprit de reconquête des sources de l’identité écossaise que Walter Scott réunit dans ses premiers poèmes les pièces épiques d’un glorieux passé écossais. Nous pensons tout particulièrement à The Lady of the Lake[2] ou à son Lord of the Isles[3]
Plus qu’une simple entreprise artistique, Walter Scott intervient en militant. Il défendra par ailleurs le retour du droit au port du kilt, éminemment symbolique de la culture clanique et marqueur de l’identité des familles écossaises et interdit depuis l’union. C’est également en travaillant sur le langage et tout particulièrement sur le scots et le gaélique que Walter Scott distille dans ces vers un héritage qui tend à faire et à refaire nation :
A l’image de Robert Burns et de Walter Scott aux dix-huit et dix-neuvième siècles, exploiter les langues écossaises témoigne d’un acte de résistance culturelle[4].
Il contribue à la naissance d’un genre unique marqué par les identités calédoniennes : le roman écossais, dont les fameux Wawerley novels. Dans une conférence en 2017, Juliette Shields demande « Did sir Walter Scott invent Scotland ? »[5], en effet si Scott semble se tenir aux origines d’une Écosse mythique c’est qu’il en a concentré l’essence dans sa poésie et son roman. Nous remarquons alors que ces identités scottiennes apparaissent distillées dans la représentation des paysages que le poète écossais nous livre dans son œuvre. Il semble alors opportun d’étudier le paysage poétique de Scott au regard de ces identités perdues, d’une mémoire à reconquérir pour l’Écosse romantique. Nous prendrons pour exemple principal les ballades de The Lady of the Lake[6], publiées en 1810.
Walter Scott, père d’une mythique Calédonie
L’œuvre de Walter Scott est profondément marquée par le décor écossais, la place qu’il accorde au paysages, qu’il soit naturel ou culturel, est prédominante dans les très nombreuses ballades que compte son travail poétique. Walter Scott exploite ce paysage qui, plus qu’un décor anecdotique, s’impose en de véritables constructions idéalisées de l’Écosse. Ces constructions influencent d’une manière tout à fait considérable les auteurs romantiques français dans leur perception d’une antique Calédonie et la prépondérance du paysage joue un rôle majeur dans cette perception. Nous citons ici la conférence de Juliette Shields évoquée plus tôt :
Walter Scott était surnommé, par ses lecteurs du début du XIXème siècle, le « Magicien du Nord ». L’idée selon laquelle il aurait « inventé » l’Écosse apparaît alors comme un acte de magie. À travers ses poèmes et ses romans, Scott a construit une image de l’Écosse qui a toujours cours aujourd’hui bien que peu de lecteurs contemporains ait lu ses romans, moins encore sa poésie. Cette Écosse est celle des sublimes paysages des Highlands parsemés de lochs aux eaux sombres et de splendides châteaux, celle peuplée de courageux héros en kilts menant des batailles perdues d’avance[7].
The Lady of the Lake[8], long poème narratif publié en 1810, semble s’imposer comme un parfait exemple de cette « image » écossaise construite par Walter Scott. L’ouvrage regorge de cette présence paysagère qui accompagne la résurgence des mémoires nationales, de la culture et principalement de celle des Highlands et de tout le folklore qu’elle véhicule. Composé de six chants prenant la forme d’une ballade historique, The Lady of The Lake prend pour cadre les Trossachs, région située au centre-ouest de l’Écosse, fameuse pour ses vastes étendues sauvages et ses lochs où l’eau tourbée inquiète et fascine.
Cette œuvre, qui connait au XIXème siècle un succès qui dépasse les frontières écossaises, constitue un parfait exemple de l’exploitation du paysage poétique comme catalyseur mémoriel. Dans The Lady of the Lake, Walter Scott déploie à travers la représentation du territoire des identités et des mémoires qui sont fondatrices d’une Calédonie mythique. Cette Écosse mythique conduit aussi à la corruption des identités originales comme le souligne Céline Sabiron :
De là, ils rejoignaient les Trossachs, vallée boisée chantée dans The Lady of the Lake ou Rob Roy et frontalière des Hautes Terres, ou encore les îles à l’ouest de l’Écosse qui servent de décor à l’intrigue de The Heart of Midlothian par exemple. C’est une image déformée qui a la vie dure puisqu’elle a traversé les siècles pour s’imposer à nous encore aujourd’hui. Cette longévité n’est-elle pas la preuve que Scott a su créer son propre mythe de l’Écosse ? Ce mythe scottien n’est-il pas aussi ce qui a longtemps enfermé et finalement piégé le pays dans un passé fictif au lieu de l’aider à se reconstruire et à se forger une identité nationale originale ?[9]
Le passage suivant de The Lady of the Lake témoigne de cette construction qui tend à faire du paysage un élément vectoriel qui diffuse le mythe. Il évoque ici le magicien Briare endormi auprès d’un torrent :
Couched on a shelf beneath its brink,
Close where the thundering torrents sink,
Rocking beneath their headlong sway,
And drizzled by the ceaseless spray,
Midst groan of rock and roar of stream,
The wizard waits prophetic dream[10].
On voit apparaitre la figure du mage, ici à assimiler à une figure davantage druidique[11]. Le mage est représenté comme prenant place dans un décor naturel, on relève les termes de « rock » ou encore « torrents », le « magicien », évoqué dans la traduction d’Amédée Pichot, est indissociable d’un environnement qui domine la représentation. Briare prend place dans le paysage et l’entraine avec lui vers une bascule mystique. Ainsi ce sont les éléments naturels qui subissent des figurations idéalisées, voire fantasmées. Ici le mage se confond avec le paysage recevant « the ceaseless spray » du torrent près duquel il semble dormir. C’est ainsi le paysage lui-même qui permet l’attente de la prophétie, destinée au clan Alpine, et l’eau, exploitée comme vecteur sensoriel, tumultueuse et vaporisée, développe une atmosphère brumeuse propice au mystique. La figuration du naturel devient contrainte par la nécessité de la magie et du mystérieux associés au folklore. Le dispositif ainsi déployé permet de faire surgir des éléments de la culture clanique et de sa mémoire à travers la figuration d’un paysage folklorique.
Bien que cette construction mythique ait conduit à corrompre l’originalité des identités écossaises, elle les a pourtant forgées pour une bonne partie de l’Europe romantique et plus que quiconque Walter Scott a contribué à la réaffirmation de ces identités. Nous pouvons affirmer que le poète écossais a très largement influencé la perception romantique d’une mythique Calédonie à travers la diffusion et la traduction de son œuvre. En France, les traductions d’Amédée Pichot[12] et d’Auguste-Jean-Baptiste Defauconpret permettent à de nombreux écrivains du XIXème siècle de découvrir l’Écosse de Walter Scott. Parmi ses lecteurs français nous pouvons compter Charles Nodier ou encore le jeune Victor Hugo qui écrit à son propos en 1823 :
Walter Scott a su puiser aux sources de la nature et de la vérité un genre inconnu, qui est nouveau parce qu’il se fait aussi ancien qu’il le veut. Walter Scott allie à la minutieuse exactitude des chroniques la majestueuse grandeur de l’histoire et l’intérêt pressant du roman ; génie puissant et curieux qui devine le passé ; pinceau vrai qui trace un portrait fidèle d’après une ombre confuse, et nous force à reconnaitre même ce que nous n’avons pas vu ; esprit flexible et solide qui s’empreint du cachet particulier de chaque siècle et de chaque pays, comme une cire molle, et conserve cette empreinte pour la postérité comme un bronze indélébile[13].
Si Victor Hugo évoque ici le très célèbre inventeur du roman historique, les propos élogieux qu’il tient au sujet de Walter Scott sont tout autant applicables à son travail poétique. On remarque l’intérêt accordé par Hugo au « passé » qui apparait selon lui « [deviné] » dans l’œuvre de Scott. L’auteur écossais s’impose ainsi en porte-drapeau d’une nation fantasmée qui met au cœur d’une représentation romantique du paysage les stigmates d’une mémoire nationale douloureuse. Les nombreux voyages des romantiques français à destination de l’Écosse sont eux-mêmes marqués par l’influence scottienne, nous pensons tout particulièrement à Frédéric Mercey[14] qui parsème son récit de comparaisons entre le lieu visité et sa lecture de l’œuvre de Walter Scott. Quant à Nodier, le sujet écossais entre dans son œuvre avec la nouvelle Trilby ou le lutin d’Argail[15] directement inspirée de sa lecture de l’œuvre de Walter Scott.
Fabrique scottienne d’un paysage de mémoire(s)
Le paysage poétique scottien s’établit en une construction qui tend à le rapprocher du témoignage. Il porte la marque du temps, des transformations successives apportées par l’Homme et du lent travail des éléments naturels. Plus encore qu’un palimpseste, il constitue également une double représentation de l’Histoire à la fois objective et fantasmée. En cela, il est un média d’une certaine forme de témoignage qui fonde le socle des cultures et des identités écossaises. Il convient alors de procéder à une lecture de ce paysage en en démêlant les différentes strates qui le composent comme différentes couches de mémoire. Nous nous appuyons ici sur les travaux de Simon Schama qui dans son ouvrage Landscape and Memory affirme :
Bien que nous soyons habitués à séparer la nature et la perception humaine en deux parties distinctes, elles sont, en fait, indivisibles. Avant-même qu’il devienne le réceptacle des sens, le paysage est une production de l’esprit. Sa construction découle autant des strates de la mémoire que des strates géologiques[16].
La construction du paysage littéraire s’associe alors étroitement aux questions de mémoirefin de rendre compte d’un tableau ayant pour support le territoire et pour matière les différents traumatismes de la communauté. Les paysages poétiques de Walter Scott constituent ainsi des liens mémoriels entre la communauté et son histoire. À ce propos, Marion Amblard explique :
À travers leurs œuvres consacrées à l’histoire de l’Écosse, les peintres, les historiens et Walter Scott ont proposé une vision flatteuse de l’histoire qui contraste avec l’historiographie du XVIIIe siècle. Ensemble, ils ont revalorisé et reconstruit l’histoire à la lumière du contexte politique et économique de l’identité écossaise qui venait d’être définie[17].
Il ne s’agit pas là d’affirmer que les représentations proposées par les auteurs du XIXème siècle écossais, et tout particulièrement celles de Walter Scott, constituent des media infidèles des mémoires écossaises. Cette « vision flatteuse » s’inscrit dans une volonté poétique et politique de mobiliser des éléments essentiels aux identités écossaises qu’ils soient liés directement au paysage ou plus largement à la culture. Bien qu’il s’agisse de représentations idéalisées et de reconstructions historiques, ces paysages s’imposent en concentrant les résurgences mémorielles de la nation écossaise en exploitant notamment un dispositif toponymique fort. Les vers suivants de The Lady of the Lake constituent un exemple tout à fait éclairant de cette utilisation des toponymes et du paysage qui leur est associé dans un dispositif qui tend à révéler des mémoires et des identités propres à la Calédonie :
T were long to tell what steeds gave o’er,
As swept the hunt through Cambusmore;
What reins were tightened in despair,
When rose Benledi’s ridge in air;
Who flagged upon Bochastle’s heath,
Who shunned to stem the flooded Teith
,– For twice that day, from shore to shore,
The gallant stag swam stoutly o’er.
Few were the stragglers, following far,
That reached the lake of Vennachar
And when the Brigg of Turk was won,
The headmost horseman rode alone.[18]
On retrouve ici une importante précision toponymique et topographique. Ainsi, des lieux comme « Cambus-More », le « Benledi », « Bochastle », la rivière « Teith », « the lake of Vennachar » et « the Brigg of Turk » sont mentionnés. Nous remarquons à ce propos que la traduction d’Amédée Pichot : « Pont de Turk », s’égare par manque de précisions. Dans les Trossachs, Brig o’ Turk désigne un hameau qui tire son nom des différents ponts qui enjambèrent successivement la rivière Turk. Amédée Pichot fait, quant à lui, référence au pont de pierre emblématique de la région. Or, ce dernier pont ne fut construit qu’à la fin du XVIIIème siècle. Les évènements de The Lady of the Lake se déroulant au XVIème siècle, il est plus probable que Scott évoque ici le hameau, qui, à la manière d’un pont, voire d’un guet, est placé sur la rivière.
Nous précisons que les noms propres débutant par le préfixe -ben évoquent des formations montagneuses, des collines, plus généralement des reliefs. Il semblerait qu’en réalité Scott mobilise ici davantage un régionalisme plutôt qu’une vision nationale, voire unioniste. En effet, on remarque que ces lieux sont extrêmement particuliers aux Trossachs, région du centre-ouest de l’Écosse autour du Loch Lomond. Plus précisément la toponymie correspond aux alentours du Loch Katrine. Aussi, en usant d’une précision régionale aussi développée, Walter Scott produit un paysage qui tend vers l’authentique. On suppose ici une démarche visant à légitimer l’action narrative et le tableau proposé constitue à la fois un décor pour cette dernière mais également un repère plus ou moins stéréotypé pour le lecteur. Scott fait appel à une âme écossaise, celle des temps claniques, temps qui semblent bien éloignés de l’Écosse des Lowlands et des grandes cités industrielles comme Glasgow, et Edinburgh dans une moindre mesure, où se concentrent ses lecteurs.
Ainsi, chaque élément du paysage semble agir en résistance. L’auteur souligne la difficulté de traverser les bruyères de Bochastle[19] ; « Who flagged upon Bochastle’s heath, », ou encore celle de franchir le Teith en crue : « Who shunned to stem the flooded Teith ». Encore pouvons-nous remarquer le désespoir des cavaliers face aux sommets du Benledi : « What reins were tightened in despair,When rose Benledi’s ridge in air ». Les précédentes remarques nous permettent de confirmer que c’est le paysage qui assoit sa domination sur l’ensemble du tableau, et qu’il symbolise d’une certaine manière la communauté qui y est attachée. C’est ici la Calédonie qui parle au travers de ses reliefs, ses lacs et ses rivières.
Paysage-blessure héritage de la communauté
C’est un héritage que semble délivrer le paysage poétique de Walter Scott, héritage de la communauté au sens le plus large où l’on peut l’entendre. Les figurations poétiques du paysage scottien sont marquées par une blessure discrète que l’on devine en palimpseste, une rupture à la fois sociale et culturelle qui infléchit les représentations poétiques de l’Écosse. Dans son article « Walter Scott et l’Écosse », Fiona McIntosh-Varjabédian explique ainsi l’intention politique au regard des mémoires et des identités nationales de l’auteur. Elle prend ici l’exemple des fameux Wawerley novels :
Dans le post-scriptum de Wawerley (1814), le narrateur déclare avoir eu pour but de peindre les manières et le caractère national d’un pays qui, en l’espace d’un demi-siècle, avait connu plus de changements que les autres nations européennes. S’inspirant de Maria Edgeworth qui a fait découvrir l’Irlande à l’Angleterre, ou de Richard Cumberland pour le pays de Galles, Walter Scott cherche à affirmer la place de l’Écosse au sein de l’Union et de la faire goûter de ses compatriotes du sud. La mission qu’il s’est donnée a réussi, on le sait, au-delà de ses attentes. Le succès européen, et même mondial, si l’on prend en compte les États-Unis et les colonies britanniques, qu’ont connu les Wawerley Novels et les œuvres poétiques empreintes de légendes et de folklore, a permis non seulement d’imposer l’Écosse comme un lieu romanesque mais de tracer des itinéraires qui ont poussé autant de personnages célèbres, à l’instar de Nodier ou de la Reine Victoria, que des anonymes, à admirer sur place les lieux et les monuments évoqués par le grand magicien du Nord[20].
C’est alors un paysage nourri de la blessure du passé qui est exploité par Scott, en héritage, pour dépasser cette rupture initiale. L’affirmation d’une identité écossaise, marquée par son conflit avec les Britanniques, nourrit paradoxalement[21] à la fois une certaine résilience mais également une politique en faveur de l’union. En effet, si Walter Scott s’impose en défenseur de l’identité écossaise, militant notamment pour le droit à porter le kilt, le paysage scottien s’impose en héritage qui marque la communauté dans le temps. Il témoigne d’un processus de transmission des identités et des cultures qui part du socle mythique et folklorique pour atteindre le lecteur contemporain de Scott. On remarque alors que les liens évident qu’entretiennent les mémoires et les identités s’entremêlent dans le paysage qui devient une construction littéraire de la transmission, autrement dit : un vecteur des mémoires et des identités croisées. Les propos de Pierre Sansot nous permettent d’éclairer ce paysage-héritage qui apparait dans les constructions poétiques de Walter Scott.
Ainsi, un paysage qui nous est familier, auquel nous tenons même si nous n’y sommes pas nés, signifie beaucoup de choses à la fois. On peut l’entendre sous les espèces les plus sensibles, comme un ensemble de formes, de couleurs, là un bistrot et la trouée d’un immeuble plus bas qu’ailleurs, telle mairie qui borde une petite route. J’ai peut-être besoin d’être caressé matin et soir par la même ritournelle de rues ou de champs ou par une juxtaposition qui à d’autres personnes paraîtra barbare et incohérente. Entre l’image de mon corps et ce paysage, la proximité est si forte, touchant presque à la confusion, que le dérèglement de l’un suscitera celui de l’autre. Son existence conforte notre propre identité dans la mesure où l’étendue, pendant de nombreux siècles, a possédé une permanence qui contrastait avec la fluidité de notre durée interne, par ailleurs soumise aux morcellements de la succession. Cependant, il serait malhonnête d’ignorer le cours de l’histoire. Les paysages changent : quels changements nous paraissent supportables ? À quel moment un paysage nous paraît-il défiguré, ébréché, au point de blesser notre œil, notre moi[22] ?
Nous pouvons ainsi supposer que le paysage scottien s’appuie sur un héritage qui mobilise à la fois l’idée de la communauté et celle de l’individu, lecteur du XIXème siècle ou lecteur contemporain, dont la mémoire personnelle résonne avec le paysage mémoriel de Walter Scott. Précisons que l’individu tel que nous l’entendons constitue un évènement ponctuel et éphémère, pour ainsi dire contingent, dans un dispositif plus grand et plus stable dans le temps qu’est la communauté, que l’on qualifierait de nécessaire. Walter Scott affirme cette volonté de transmission et de représentation des mémoires et des identités propres à l’Ecosse. On peut notamment citer cet extrait d’une lettre qu’il écrit en février 1809 à son amie Mrs Clephane :
One day or other, I hope to attempt a Highland poem, as I am warmly attached bothto the country and the character of its inhabitants. My father had many visitors from Argyleshire when I was a boy, chiefly old men who had been out in 1745, and I used to hang upon their tales with the utmost delight.[23]
Un jour j’espère pouvoir écrire ce poème des Highlands, je suis attaché tant à cette terre qu’au caractère de son peuple. Quand je n’étais qu’un enfant, mon père reçut de nombreux visiteurs venus d’Argyll. C’était principalement des vétérans qui avaient combattus en 1745 et je restais suspendus à leurs lèvres quand ils racontaient leurs exploits et leurs légendes.[24]
Walter Scott évoque ici les premiers travaux qu’il mène sur son « Highland poem » et qui conduiront l’année suivante à la publication de The Lady of the Lake. On soupçonne d’ores et déjà la grande importance donnée au paysage poétique. L’expression « the country » que nous avons traduit par « cette terre » peut également s’entendre comme « ces paysages » ou plus précisément comme « ces campagnes ». L’idée d’un héritage apparait ainsi dominante dans la creation du paysage scottien. Nous pouvons à ce sujet citer les premiers vers de The Lady of the Lake qui appelle au réveil de la « Harpe du Nord », soit d’une mémoire poétique écossaise :
O, wake once more! how rude soe’er the hand
That ventures o’er thy magic maze to stray;
O, wake once more! though scarce my skill command
Some feeble echoing of thine earlier lay:
Though harsh and faint, and soon to die away,
And all unworthy of thy nobler strain,
Yet if one heart throb higher at its sway,
The wizard note has not been touched in vain.
Then silent be no more! Enchantress, wake again![25]
C’est bien cette résurgence du passé qui en s’adressant au lecteur contemporain de Walter Scott mobilise et convoque un héritage qui s’adresse à la communauté. Ici, le peuple écossais, aussi complexe soit-il de le définir et aussi pluriel puisse-t-il être. Il s’agit davantage d’un socle culturel commun qui prend forme dans la représentation des paysages de The Lady of the Lake. Nous pouvons retrouver dans les vers suivants des dispositions similaires qui tendent à mobiliser les racines culturelles gaéliques et claniques au sein d’un tableau poétique des Highlands :
‘Woe to the clansman who shall view
This symbol of sepulchral yew,
Forgetful that its branches grew
Where weep the heavens their holiest dew
On Alpine’s dwelling low!
Deserter of his Chieftain’s trust,
He ne’er shall mingle with their dust,
But, from his sires and kindred thrust,
Each clansman’s execration just
Shall doom him wrath and woe.[26]
Si les éléments claniques sont bien présents, on note la dramatisation et la sacralisation de la scène. On découvre alors le fonctionnement socio-hiérarchique du clan et l’enjeu de la mémoire communautaire. Relevons que c’est l’oubli qui est au cœur du propos, celui qui est « empli d’oubli »[27] est considéré comme « deserter of his Chieftain’s trust ». On note l’image des racines symboliques qui sont ancrées dans le lieu, elles forment ici le lien parfait entre le paysage et la mémoire. Ainsi cette « croix de feu », symbolique issue du syncrétisme catholique et païen, constituée d’if, témoigne de l’union du paysage et de la tradition en une construction mystique qui sacralise cette relation.
On retrouve ainsi une multitude de toponymes qui contribuent à la transmission et l’attachement dans le paysage scottien. Nous remarquons que le paysage est ici placé en position de témoin et qu’il semble être en proie à une souffrance qui résulte de la passion. On remarque tout particulièrement le vers suivant : « Lomond a vu périr ses fils les plus vaillans » (« And the best of Loch Lomond lie dead on her side »). Il mobilise à la fois un élément naturel tout à fait emblématique de l’Écosse, le Loch Lomond, le plus vaste des lacs écossais, et des éléments issus du pathos, dans une esthétique quasi-sordide, avec la mort qui s’immisce dans le paysage. Plus loin nous apprenons que « l’épouvante […] parcour[e] ces vallons » (« Lennox and Leven-glen; Shake when they hear again ». Ou encore la présence du rosier qui couronne le chef des clans (« O that the rosebud that graces yon islands ; Were wreathed in a garland around him to twine »).
La nature semble ainsi se soumettre à la volonté des Hommes, elle accompagne leur destinée. Il s’agit là d’une parfaite illustration de ce nous pourrions appeler un paysage passionnel. Il répond à la fois d’une volonté d’unir sous la représentation du territoire des communautés mais également d’une volonté de réaffirmer des identités qui leur sont propres. Nous conservons le pluriel de la notion car elles sont multiples : identité clanique, identité territoriale, identité familiale ou encore identité sociale.
Conclusion
Ces intrications de la mémoire dans le paysage scottien font surgir une dynamique qui relève de la passion dans la manière de les représenter. Les éléments naturels et culturels se soumettent à la puissance de l’émotion qui accompagne inévitablement l’idée de mémoire. Nous voyons alors apparaître, en filigrane, derrière le paysage, le surgissement d’identités multiples. Le paysage devient un élément de référence pour la communauté, un élément constitutif de son identité en un temps donné et en un lieu précis. Il ne s’agit en aucun cas d’imaginer un paysage national, statique et impératif qui décrirait une identité aux caractéristiques semblables. Tout au contraire, ce que nous apprend la lecture du paysage, c’est que les mémoires et les identités qui le constituent sont par nature multiples, volatiles, en somme extrêmement ponctuelles.
Walter Scott a ainsi contribué à la construction d’une vision romantique de l’Ecosse qui perdure aujourd’hui encore. Les paysages qu’il figure dans son œuvre poétique, et plus particulièrement dans The Lady of the Lake, s’imposent en des catalyseurs qui permettent la résurgence des mémoires, et par la même occasion des identités, écossaises. Le paysage poétique s’organise ainsi en un véritable vecteur mémoriel.
OEUVRES CITÉES
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—La Dame du Lac, trad. Amédée Pichot, Paris, Librairie Henri Nicolle, 1821.
Correspondances
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[1] Gourievidis, Laurence. Raconter les Highland Clearances : Fluctuations mémorielles et instrumentalisation de la mémoire, E-rea [En ligne], 8.3 | 2011, mis en ligne le 30 juin 2011 URL : http://journals.openedition.org/erea/1836 ; DOI : https://doi.org/10.4000/erea.1836
[2] Scott, Walter, The Lady of the Lake, Edinburgh, John Ballantyne and Co., 1810.
[3] Scott, Walter. The Lord of the Isles, Edinburgh, Archibald Constable and Co., 1815.
[4] “Similarly to Robert Burns and Walter Scott in the eighteenth and nineteenth centuries, the use of the languages of Scotland represented an act of cultural resistance “ Fiasson, Arnaud. « The Role of the Scottish Renaissance in the (Re)construction of a Multilingual Identity Reverberating Internationally », Études écossaises, 20 | 2018, mis en ligne le 01 Avril 2018. URL : http://journals.openedition.org/etudesecossaises/1396 ; DOI : https://doi.org/10.4000/etudesecossaises.1396
[5] Shields, Juliette. Did Sir Walter Scott invent Scotland, Conférence, Unviersité de Gresham, 2017.
[6] Scott, Walter, The Lady of the Lake, Edinburgh, John Ballantyne and Co., 1810.
[7] “Walter Scott was called by his early nineteenth-century readers the Magician of the North. His supposed invention of Scotland does indeed seem like an act of magic. Through his poems and novels, Scott created an image of Scotland that is still alive and well today even though very few people read his novels and still fewer his poems. His is a Scotland of sublime Highland landscapes punctuated by dark lochs and splendid castles and peopled by courageous heroes in kilts fighting battles we already know they will lose” Shields, Juliette. Did Sir Walter Scott invent Scotland, Conférence, Unviersité de Gresham, 2017. Notre traduction.
[8] Scott, Walter, The Lady of the Lake, Edinburgh, John Ballantyne and Co., 1810.
[9] Sabiron, Céline. « Le rôle de l’intertexte et du palimpseste dans la création d’une Écosse mythique dans Waverley et Rob Roy de Walter Scott », E-rea [En ligne], 7.2 | 2010, URL: http://journals.openedition.org/erea/1213; DOI: https://doi.org/10.4000/erea.1213.
[10] Scott, Walter, The Lady of the Lake, Edinburgh, John Ballantyne and Co., 1810, Canto IV, V, p.148. « Couché sur un écueil de la rive, près du lieu où le torrent mugit et tombe, le magicien Briare sommeille au milieu du bruit continuel de son murmure ; et, pénétré de l’humide vapeur qui s’élève à l’entour, c’est là qu’il attend un songe prophétique… », Trad. La Dame du Lac, trad. Amédée Pichot, Paris, Librairie Henri Nicolle, 1821, p. 388.
[11] Brian the Hermit est une figure populaire du folklore écossais et tout particulièrement des cultures gaéliques.
[12] Nous exploiterons, pour illustrer nos propos, la traduction de 1821 proposée par Amédée Pichot, cette dernière est en prose comme l’ensemble des traductions de The Lady of the Lake en langue française. Il n’existe à ce jour pas de réédition ni de nouvelles traductions du poème.
[13] Hugo, Victor. Œuvres complètes de Victor Hugo. Philosophie 1., Albin Michel, Paris, 1880-1926, p. 246-247. Consultable en ligne. URL : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k37470j/texteBrut
[14] Voir notre article sur le sujet : Dias Fernandes, Paolo. « Les Souvenirs d’Écosse de Frédéric Mercey, regards romantiques sur l’Écosse », Études écossaises [En ligne], 22 | 2023, URL: http://journals.openedition.org/etudesecossaises/4095; DOI: https://doi.org/10.4000/etudesecossaises.4095
[15] Nodier, Charles, Trilby ou le lutin d’Argail, Paris, Librairie Ladvocat, 1822,
[16] Notre traduction de : Schama, Simon. Landscape and memory, A.A. Knopf, New York 1995 p. 6-7. “For although we are accustomed to separate nature and human perception into two realms, they are, in fact, indivisible. Before it can ever be a repose for the senses, landscape is the work of the mind. Its scenery is built up as much from strata of memory as from layers of rock”
[17] Amblard, Marion. « Les peintres écossais et la reconstitution de l’histoire de l’Ecosse durant la première moitié du XIXème siècle », Etudes écossaises, 14 |2011.
[18] Scott, Walter, The Lady of the Lake, op. cit., Canto I, VI.“ Il serait trop long de dire quels furent les coursiers qui renoncèrent quand la chasse se précipita à travers Cambus-More, et les cavaliers qui tordirent leurs rênes de rage à l’aspect des escarpemens du Benledi ; quels furent ceux qui se ralentirent sur la bruyère de Bochastle, et n’osèrent traverser les eaux débordées du Teith ; car deux fois, ce jour-là, le cerf intrépide passa hardiment d’une rive à l’autre. Il n’y eut guère que quelques traîneurs qui, le suivant de loin, atteignirent le lac de Vennachar ; et lorsque le pont de Turk fut dépassé, le chef des chasseurs se trouva seul. La Dame du Lac, trad. Amédée Pichot, Paris, Librairie Henri Nicolle, 1821.
[19] Coline située à l’est du Loch Katerine
[20] Mcintosh-Varjabedian, Fiona. “WALTER SCOTT ET L’ÉCOSSE : Pittoresque, Sublime Et Grotesque, Des Modes Esthétiques Pour Une Politique De l’Union.” Cahiers d’Études Nodiéristes, no. 3, 2017, p. 23.
[21] Voir Sabiron, Céline. « L’engagement paradoxal scottien, ou comment réconcilier l’irréconciliable », XVII-XVIII [En ligne], 72 | 2015, mis en ligne le 01 avril 2016. URL : http://journals.openedition.org/1718/375 ; DOI : https://doi.org/10.4000/1718.375
[22] SANSOT, Pierre. Identité et paysage. In: Les Annales de la recherche urbaine, N°18, 1983. « Des paysages. » p. 65-72.
[23] (2-162), Feb. 4th 1809. Edinburgh, The Letters of Sir Walter Scott, Walter Scott Digital Archive.
[24] Notre traduction.
[25] Scott, Walter, The Lady of the Lake, Edinburgh, John Ballantyne and Co., 1810, Canto I. “Une fois encore, réveille-toi ! Aussi malhabile soit la main qui s’aventure sur ce labyrinthe de cordes pour s’y’ égarer. Réveille-toi, bien que je peine à retrouver le faible écho du chant passé : même s’il est cassant, pauvre, agonisant déjà et parfaitement indigne de tes nobles accords. Pourtant, si un seul coeur peut s’emballer alors qu’elles vibrent, la note du sorcier n’aura pas été invoquée en vain. Sors de ton silence ! Enchanteresse, réveille-toi ! » La Dame du Lac, trad. Amédée Pichot, Paris, Librairie Henri Nicolle, 1821.
[26] Scott, Walter, The Lady of the Lake, Edinburgh, John Ballantyne and Co., 1810, Canto III, IX. “Malheur à l’homme de notre clan qui, voyant ce symbole formé de l’if funéraire, oubliera que ces rameaux eurent leurs racines dans ces lieux où le ciel fait tomber sa rosée sur les tombeaux des fils d’Alpine ! Traître à son Chef, il ne mêlera point sa poussière à celle des guerriers de sa race ; mais, rejeté loin de ses pères et de sa famille, il entendra tout le clan le maudire et appeler le malheur sur sa tête ». La Dame du Lac, trad. Amédée Pichot, Paris, Librairie Henri Nicolle, 1821.
[27] Notre traduction pour « forgetful ».