Huta Pieniacka. Un lieu qui n’existe pas sur les cartes

Cette notice fait partie du dossier: N°18. Mémoires hors les murs / Memories in-situ
Paru le : 05.02.2024

The author addresses the place of memory of Huta Pieniacka, in Volhynia (Ukraine), a forgotten village, non-existent today, whose Polish inhabitants were exterminated in February 1944 by the Ukrainians. In its sobriety and its unspoken words, the monument erected in their memory bears witness to unhealed wounds, to a stifled bone of contention and to the difficulties, still today, of the appropriation of history. The author goes to the traces of the book of Odojewski, dedicated to the memory of this event.*

Keywords: Forgottent village, Poland, Ukraine, WW II.

 

Huta Pieniacka est un lieu qui n’existe pas. Qui n’a peut-être jamais existé. Il ne se trouve sur aucune carte d’Ukraine et il n’y a pas si longtemps, il ne se trouvait pas dans le moteur de recherche de « Google maps ». Pour localiser le site exact, il fallait se munir d’une carte de la Pologne d’avant la Seconde Guerre mondiale, plus précisément de la Voïvodie (région) de Tarnopol, et là, rechercher sur une carte d’état-major donnant avec précision les lieux-dits situés dans le canton (powiat) de Brody, dans la commune (gmina) de Pieniacka, avec ses différents villages et hameaux, Batków, Czepiele, jusqu’à Huta Pieniacka, situé à 5 km environ de Pieniaki, entre ce village et Podhorce. Mais quand on regarde une carte d’aujourd’hui, on constate qu’il n’y a aucune route allant de Podhorce à Pieniaki, seuls des chemins de terre traversant les champs et la forêt.

Le village de Podhorce surplombe la route nationale Lvov-Kiev, à la sortie d’Olesko, et se distingue par un impressionnant château, d’une grande élégance, qui domine du haut de sa colline toute la plaine environnante. Le château de Podhorce a appartenu longtemps aux Rzewuski, grande famille polonaise des confins, d’où était issue entre autres Mme Hanska, née Rzewuska, l’admiratrice puis l’épouse de Balzac. Lorsque Balzac se rendit en Ukraine en 1847, il s’arrêta à Podhorce chez la comtesse Rosalie Rzewuska, tante de Mme Hanska, connue pour ses qualités d’amateur d’art (Sagnol, p. 11-42). Je connaissais bien ce manoir de Podhorce, mais j’ai longtemps ignoré les choses terribles qui eurent lieu dans les environs, un siècle après le passage de Balzac.

Comme il n’y a pas de route pour accéder de Podhorce à Huta Pieniacka, il faut continuer sur la route de Kiev jusqu’à Jaseniów, près de Brody, tourner à droite et faire un détour qui semble immense par une petite route conduisant au village de Ponykva puis de Litowiszcze. En s’engageant dans de telles voies, qui ont l’air d’être des routes sur la carte mais sont des chemins vicinaux non asphaltés, on se demande à chaque instant s’il ne vaudrait pas mieux rebrousser chemin et abandonner ou faire un détour plus grand encore par Brody et Podkamien. Mais l’homme est ainsi fait, lorsqu’il a commencé à prendre une voie vers un but, il rechigne à dévier de sa première trajectoire et considérerait son aban- don comme un échec. J’ai donc poursuivi ma route sur ces voies à peine carrossables, sans rencontrer âme qui vive. Le chemin contourne une hauteur qui s’élève à 440 mètres. Tant bien que mal la voiture parvient jusqu’au village de Litowiszcze, composé de quelques maisons.

Plus on avance, et plus on se sent dans un lieu perdu, désolé, inhabité, on trouve des champs incultivés, où paissent quelques rares vaches, parfois un cheval esseulé aux pattes avant entravées. Toujours à faible vitesse pour éviter les ornières, on parvient à Pieniaki, village presque désert, situé sur le Seret, la rivière qui, descendant vers Ternopol, puis Czortkov, après de nombreux méandres, se jette dans le Dniestr à Zalechtchiki. Le Seret est ce fleuve dont parlent souvent Soma Morgenstern et Karl Emil Franzos dans leurs œuvres, et aussi Samuel Agnon. Ici, c’est un minuscule cours d’eau, nous sommes près de sa source. Les montagnes sur lesquelles nous nous trouvons portent le nom de Voroniaki, qui évoque des corneilles. Ces monts doivent être fort pittoresques, si on en croit le Guide de la Galicie de 1919, avec des photos de cascades : « Au sud de Brody s’étendent les Voroniaki, une chaîne de collines formant le bord septentrional de la plaine de Podolie […] Elles présentent beaucoup de gorges rocheuses et de car- rières. » (Orlowicz, p. 99)

Ces monts aux corbeaux forment la ligne de partage des eaux entre trois bassins hydrographiques : le Seret, qui coule ici, est un affluent du Dniestr qui se jette dans la mer Noire. Sa source, à Holobycia, près de Verkhobouj, est aussi celle d’un affluent du Bug, qui coule vers le nord-ouest et rejoint la Vistule, laquelle se jette dans la mer Baltique, en Pologne. Et à Ponikva se trouve la source du Styr, qui coule vers le nord-est et rejoint le Pripet, en Biélorussie, lequel se jette dans le Dniepr, au nord de Kiev (à Tchernobyl, très exactement), puis celui-ci traverse toute l’Ukraine pour rejoindre la mer Noire à Kherson. Trois bassins hydrographiques, trois fleuves très différents, Vistule, Dniestr et Dniepr, par leur coloration culturelle, deux mers (Baltique et mer Noire), deux cultures (polonaise et ukrainienne) se retrouvent et s’affrontent sur ces hauteurs, qui forment une invisible ligne de partage entre le monde polonais d’un côté et le monde ukrainien et russe de l’autre. Mais le Seret qui traverse ici Pieniaki est considéré par les Ukrainiens comme une rivière ukrainienne, puisqu’il alimente le Dniestr. Et ils l’ont fait sentir aux Polonais qui vivaient longtemps ici.

À partir de Pieniaki, il n’y a plus vraiment de route. Un chemin conduit à Holobycia, mais c’est Huta Pieniacka que je cherche. Je demande à une dame, qui comprend immédiatement ce qui m’intéresse, bien que je ne l’aie pas abordée en polonais mais en russe. Elle me montre la direc- tion : au bout de la route principale du village se trouve une bifurcation. Là, tout en bas d’un poteau électrique, à la hauteur des yeux d’un enfant ou plutôt d’un chien, est accroché un minuscule panneau sur lequel on lit en ukrainien, en lettres noires : « Gouta Pieniatska », puis on devine plus qu’on ne lit les lettres polonaises effacées, devenues blanches : « Huta Pieniacka », avec l’indication : 5 km.

Au bout de 5 km à travers ce désert, on arrive à l’ancien village. Rien ne l’indique. Alors que les villages détruits près de Verdun, villages déclarés « morts pour la France », sont toujours désignés par un panneau à l’entrée, comme s’ils existaient encore, ne serait-ce que symboliquement, alors qu’à Oradour-sur-Glane les ruines ont été maintenues à l’identique ou presque – l’église brûlée, les maisons détruites –, ici, aucune ruine n’est plus visible, aucun panneau n’indique le début ou la fin du village, tout ou presque a disparu. Seul un panneau donne en polonais la direction du « cimetière de Huta Pieniacka ». Alors que ce village pourrait être déclaré « mort pour la Pologne », désignation qui, ici, serait tout sauf politiquement correcte, c’est le contraire qui a lieu. La haine des Polonais est restée vivace. Peu avant l’entrée de ce qui fut le village, un petit monument évoque des habitants ukrainiens, un professeur de Iaseniv et sa femme, tués par « des nationalistes polonais et des partisans soviétiques » en 1943 ou début 1944, donc juste avant le drame de février 1944. Ce monument au contenu étrange transforme la représentation habituelle de l’histoire que l’on a chez nous, où les mouvements de résistance (ici l’Armée intérieure polonaise ou AK, Armja krajowa, de tendance plutôt nationaliste) ou les groupes de partisans cachés dans les forêts, souvent constitués de Juifs ayant échappé à l’extermination, sont d’ordinaire plutôt appréciés pour leur combat contre le nazisme. Ici, ces partisans sont cloués au pilori pour avoir tué des Ukrainiens nationalistes qui, à n’en pas douter, étaient des collaborateurs pronazis membres de l’UPA. Ce monument, juste à l’entrée de l’ancien village polonais, est destiné d’emblée à disculper les nationalistes ukrainiens, auteurs du massacre, les présentant comme de simples « vengeurs » qui n’auraient que fait subir des représailles à ceux qui avaient tué l’un des leurs.

Ce qui reste du village s’étend maintenant devant moi : un terrain vague où poussent de mauvaises herbes sur un plateau entouré de forêts. Quelques poteaux ou des restes dérisoires de ce qui a été une maison. Quelques croix, ici ou là, masquées par de grands chardons. Une murette à peine plus haute que le genou, reste peut-être de l’ancien mur qui entourait le cimetière. Un monument funéraire surmonté d’une statue de la vierge Marie, ou de Jésus, comme on en voit souvent dans les cimetières polonais. Au centre, un monticule constitué de gravats de l’ancien village. Au sommet de cette élévation, un monument fait de trois pierres tombales en forme de croix latine, por- tant les noms des centaines de victimes du massacre du 28 février 1944. Les noms sont en polonais, mais le texte du monument est en deux langues. Pudiquement, les auteurs du crime ne sont pas nommés. On y écrit simplement, à la forme passive, que 1000 habitants de ce village « ont été assassinés » ce jour-là, sans dire par qui. Le texte exact, en polonais et en ukrainien, est le suivant : « À la mémoire des mille Polonais qui reposent ici, habitants du village de Huta Pieniacka et des hameaux environnants, assassinés le 28 février 1944. Le village brûlé a cessé d’exister. Qu’ils reposent en paix. Les familles et le gouvernement de la République de Pologne, 2005. »

Pourtant, les auteurs du crime sont bien connus : la division SS de Galicie et les nationalistes de l’UPA des villages environnants. Le 28 février 1944, ils brûlèrent vifs, dans l’église et dans des granges, tous les habitants polonais (la presque totalité du village) de Huta Pieniacka. Après leur départ, le village ne s’est jamais reconstitué.

En 2005, il y eut un rapprochement entre les présidents de Pologne et d’Ukraine, à l’époque Kwaśniewski et Iouchtchenko, sur cette pomme de discorde mémorielle, et une rencontre de réconciliation entre les deux hommes, qui donna lieu à ce mémorial rendant hommage aux victimes sans accuser personne, seule condition qui permettait au gouvernement polonais de disposer d’une pierre commémorative en territoire ukrainien.

Comment en est-on venu là en 1944 ? Huta Pieniacka semble avoir été un refuge pour des civils polonais en fuite, et aussi un repaire, un sanctuaire de la résistance polonaise contre l’occupant nazi, une sorte de petit « Vercors » en Volhynie. Des membres de l’AK (que l’on pourrait comparer aux gaullistes en France) s’y étaient établis, peut-être aussi des membres de la résistance pro-soviétique, des partisans. Peut-être avaient-ils commis des actes de sabotage contre des unités allemandes ou leurs collaborateurs ukrainiens. Il est impossible de connaître aujourd’hui l’élément déclen- cheur de ce déferlement de haine et de violence. Le matin du 28 février, les Ukrainiens vinrent dans ce village, le bouclèrent de tous les côtés et tuèrent, égorgèrent et brû- lèrent vifs dans l’église tous les habitants polonais. Ce fut un massacre d’une violence paroxystique, même si sans comparaisons avec la brutalité et l’ampleur des tueries de la « shoah par balles » opérées deux ans auparavant, en 1941-42, avec l’aide des mêmes acteurs comme forces auxiliaires des nazis.

Huta Pieniacka, le plus connu et le plus emblématique des massacres de Volhynie, dont environ 200 000 Polonais furent victimes entre fin 1943 et fin 1944, est évoqué dans son indicibilité même par l’écrivain Wlodzimierz Odojewski dans un livre touchant, Oxana l’Ukrainienne. Le héros du roman est originaire de Trambowlia, petite ville située sur un affluent du Seret, non loin de Tarnopol. Au moment où se passe le roman, il se trouve en Italie, où il vit une histoire d’amour avec une Canadienne d’origine ukrainienne, et il se souvient de sa fuite avec sa mère et ses deux sœurs, en 1944 :

Ils étaient finalement parvenus dans ce village appelé Huta Pieniacka. Un village qui inspirait confiance car de nom- breux Polonais vivaient là, presque un millier. Ainsi que des fugitifs de coins plus éloignés, où les Banderovtsy avaient déjà commencé à perpétrer leurs actes fous. Ces bandits arrivèrent le 28 février. Ils bouclèrent le village afin que personne ne pût en sortir, puis se mirent à tirer dru avec des mitrailleuses automatiques et un canon de campagne. Il s’ensuivit tout de suite une grande confusion, puis ce fut l’enfer. Ils pénétrèrent dans le village, où une grande partie des maisons brûlaient. Ils poussèrent les gens vers les étables, vers l’église. Et ils y mirent le feu. (Odojewski, p. 230-231)

Le jeune garçon qu’il était, sauvé miraculeusement, rechercha le lendemain sa mère et ses sœurs.

La voix lui rappelait aussi en criant où elles étaient mortes. Dans l’église, les gens les avaient extraites de dessous un monceau de cadavres. Et cette odeur qui faisait tourner la tête et qui flottait tout à l’entour. Épouvantable. L’odeur de chair humaine calcinée. […] Par contre, ceux qui étaient morts asphyxiés étaient enchevêtrés et accrochés convulsivement les uns aux autres. Sa mère et ses sœurs aussi. (Ibid.)

Dans le roman d’Odojewski, son amie, Oxana, qu’il rencontre en Italie, est née en Allemagne, à Munich, dans les milieux de l’émigration ukrainienne. Son père était prêtre uniate et a « béni » les soldats de la SS Galicie avant qu’ils ne perpètrent leurs crimes. Oxana a compris tout cela quand elle avait huit ans, un jour où elle avait écouté par mégarde les « confessions » d’un groupe d’adultes éméchés qui racontaient les « exploits » qu’ils avaient accomplis à Huta Pieniacka. « Ce fut un récit à glacer le sang dans les veines d’un adulte, alors on pouvait aisément imaginer l’effet produit sur une enfant de huit ans. » (Ibid. p. 136)

La division SS de Galicie, formée en novembre 1943 par le chef SS du district de Galicie, Otto von Wächter (voir Sands), était composée de volontaires ukrainiens, pour la plupart démobilisés des bataillons « Nachtigall » et « Roland » et des Schutzmannschaften (police auxiliaire des Einsatzgruppen) après la liquidation des ghettos. En s’appropriant ce qu’ils appelaient une « nouvelle pensée », celle du nazisme allemand, les nationalistes en copiaient les méthodes, les objectifs, la radicalité, réclamant « l’élimination totale de tous les occupants des terres ukrainiennes1».

Les « occupants » des terres ukrainiennes, c’était pour les nationalistes, en premier lieu, les Juifs et les Polonais, présents depuis des siècles sur ces terres. En 1943, l’élimination des Juifs était achevée. Les chefs SS Katzmann et von Wächter avaient déclaré la Galicie « judenrein » (sans Juifs). Il restait maintenant les Polonais à éliminer de ces régions. Il s’agissait surtout de créer des « faits accomplis » pour l’après-guerre, d’éliminer toute présence polonaise afin d’empêcher que la Pologne revendique la Galicie et la Volhynie.

Derrière le monument se trouvent quelques restes, dérisoires, d’anciennes maisons, et une murette qui indique qu’il y avait là un cimetière. Seule une colonne surmontée d’une Vierge Marie témoigne de cet ancien lieu d’inhumation, dont il ne reste qu’une ou deux pierres tombales disséminées et à moitié cachées sous les herbes. Les morts du 28 février 1944 furent jetés dans une fosse commune qui doit se trouver sur ce terrain. Mais les morts d’avant 1944, les morts des deux siècles qui ont précédé, où peuvent-ils se trouver ? Les tombes ont été détruites, les morts déplacés ou brûlés, car il ne reste rien qui ressemble à un cimetière. Odojewski, par la voix de son personnage, s’y est rendu plus tard, il a constaté la même chose (Odojewski, p. 232-233). Il raconte à son amie Oxana « son expédition de l’année dernière dans ce lieu désert où s’élevait jadis le village appelé Huta Pieniacka et dont même le nom avait cessé d’exister. Il voulait poser des fleurs sur la pierre où une plaque commémorative rappelait le pogrom. Et informait que plus d’un millier de Polonais avaient été tués là par les fascistes. Plaque scellée encore du temps des Soviétiques » (ibid., p. 249).

Cette plaque dont parle Odojewski, qu’il a peut-être vue vers 1997 (son livre a paru en Pologne en 1999) n’existe plus, elle a été remplacée par l’actuel monument de 2005 qui ne désigne plus les assassins. Dans le langage soviétique, les « fascistes » désignaient en premier lieu les occupants allemands, les nazis, ce qui permettait de laisser croire que ces habitants avaient été tués par les Allemands, en passant sous silence le fait que les auteurs étaient ukrainiens – de même qu’à Oradour on n’évoque pas les nombreux Alsaciens de la division Das Reich qui a brûlé le village.

Aujourd’hui, le fait est toujours passé sous silence en utilisant la forme passive « ont été tués », de sorte que les auteurs ne sont plus ni des « fascistes », ni des « nazis », mais non nommés, inconnus, peut-être le mauvais sort, ou la foudre, ou des bandits de grand chemin, tout sauf les nationalistes ukrainiens de la division SS Galicie et de l’UPA, pour ne pas noircir l’image de ces nouveaux héros de l’Ukraine. Comment de nobles combattants pour l’indépendance pourraient-ils avoir commis des crimes ? Si des crimes furent commis ici, ce ne peuvent être que ceux des Allemands. L’autre argument que l’on présente, en contradiction avec le précédent, est que si les Polonais ont été exterminés ici, c’est qu’ils « l’ont bien cherché » : ce village était, disent-ils, un repaire de « chauvins polonais » et de « partisans soviétiques », en deux mots un lieu de repli pour la résistance anti-hitlérienne, on dirait en France un « haut-lieu de la résistance ». Les nouvelles plaques com mémoratives fustigent cette résistance. Non loin de l’entrée du village, on peut voir un panneau, signé du mouvement nationaliste « Svoboda », écrit en ukrainien et en anglais, qui s’intitule « la vérité sur Huta Pieniacka », et dont les auteurs s’attachent à discréditer l’AK et la résistance polonaise, coupables d’avoir liquidé des militants de l’UPA ou de la police allemande. Ces actes justifieraient, selon eux, les « représailles » sur toute la population du village.

Il n’y a pas très longtemps, en janvier puis en mars 2017, soit quelques mois après ma visite, le monument fut vandalisé, la partie centrale complètement détruite et les deux parties latérales recouvertes de graffitis indiquant : « Mort aux Polaks ! » et « Hors d’Ukraine, fils de p. », assortis de croix gammées, de tridents ukrainiens, de drapeaux de l’UPA, du signe « SS » et de la fameuse « rune du loup » (« Wolfsangel »), emblème de la division SS Das Reich et aujourd’hui du bataillon nationaliste « Azov » (celui dont on a entendu parler à Marioupol).

La destruction du monument affecta pendant quelques semaines les relations polono-ukrainiennes, mais on en fit peu de publicité, le monument fut vite reconstruit, et les deux gouvernements étouffèrent l’affaire pour qu’elle ne fût pas un obstacle dans leur coopération et leur commune opposition à la Russie. ❚

 

ŒUVRES CITÉES

Odojewski, Włodzimierz, 2003 [1999], Oxana l’Ukrainienne, traduit du polonais par Agnès Wisniewski, Genève, Noir sur Blanc.

Klevemann, Lutz, 2017, Lemberg, Berlin, Aufbau Verlag.

Sagnol, Marc, 2023, Voyage en Europe extrême. L’Ukraine, Paris, Le Cerf.

Sands, Philippe, 2017, Retour à Lemberg, traduit de l’anglais par Astrid von Busekist, Paris, Albin Michel.

 

Wlodzimierz Odojewski est un auteur polonais (1930-2016) dont l’écriture allie subtilement la quête de l’autre, la sexualité enfantine et le tragique de l’histoire. La biographie de son jeune héros, appelé Marek, s’y prête : né en Pologne centrale, il s’est rendu en été 1939 chez ses grands-parents, dans la région de Lvov, et y resta durant
la guerre, sous l’occupation soviétique puis allemande. Dans La nudité des femmes (Payot 2011), il met en scène un jeu enfantin d’habillage, avec sa cousine, et repense aux premières femmes nues qu’il a vues, peu de temps avant, dans une fosse commune de la Shoah par balles. Dans Le cirque, où il a une première expérience sexuelle avec une lilliputienne d’un cirque de passage, il évoque à mi-mots les « centaines de personnes massacrées » au bout du village, « des Juifs ». Dans Une saison à Venise (Payot 2008), il voit dans un cauchemar son ami violoniste juif poussé dans une fosse commune, au milieu d’une « colonne interminable de gens ». Je remercie Claude Louis-Combet de m’avoir fait découvrir cet auteur.

* Cet article, écrit en juin 2020 pour Mémoires en jeu, a été retardé dans sa publication par le Covid et d’autres facteurs. La guerre en Ukraine lui donne un relief particulier, inattendu au moment de sa rédaction. Il a été publié dans Voyage en Europe extrême. L’Ukraine, Cerf 2022. Reproduit avec l’aimable autorisation des éditions du Cerf.

 

1 Résolution du Congrès des nationalistes ukrainiens en 1929 (Klevemann, p. 96-98).