Paysager face à la catastrophe

Cette notice fait partie du dossier: N°18. Mémoires hors les murs / Memories in-situ
Jordi BallestaINAMA – ENSA Marseille
Paru le : 05.02.2024

From the 1950s, in the English-speaking world, and from the 1970s, in France, a relatively polemical debate tends to oppose, on the one hand, those who observe the degradation or even the disappearance of landscapes, and on the other hand, those who pay attention to their ordinary quality and think about the appropriation of their contemporary form. The purpose of this article is to return to this debate, in order to ask what a destroyed landscape can be and how conceive as a landscape a geographical entity that has suffered such a catastrophe without aestheticizing it.

Keywords: landscape, aesthetic, dwelling, destruction.

 

Comme d’autres notions communément employées et définies dans des disciplines variées, celle de paysage est éminemment polysémique. Elle a été signifiée par l’histoire de l’art, la géographie, la philosophie ou encore par l’anthropologie et l’écologie. Aux États-Unis, elle est depuis l’après-guerre l’objet d’un champ de recherches pluridisciplinaires, les landscape studies, dont le magazine Landscape, fondé en 1951 et longtemps dirigé par John Brinckerhoff Jackson, a été une des expressions primordiales. Ce magazine fut le lieu de diffusion de nombreux essais sur les paysages ordinaires – des paysages qui, avant d’être vus et appréhendés selon des considérations esthétiques, sont quotidiennement habités et étudiés comme tels. De cette attention aux modes d’habitation est née une convergence théorique entre questions paysagères et réflexions sur les cultures matérielles. Chez Jackson, cette convergence s’est traduite par l’étude des paysages vernaculaires – modelés par des interventions domestiques, répondant principalement à des besoins utilitaires, dépendant de conditions économiques, juridiques, foncières, etc., le plus souvent précaires, et ne faisant guère patrimoine. Paysages qu’il dissociait des paysages politiques, participant à l’inverse d’une pensée planificatrice, favorisant les cohérences territoriales au détriment des complexités locales, qu’elles soient physiques, sociales ou spécifiquement foncières (Jackson, 2003).

Durant la seconde partie du XXe siècle, les travaux de Jackson exercent une influence prépondérante sur les pensées américaines paysagère et du vernaculaire, jusqu’à trouver des prolongements dans la théorie architecturale – Learning from Las Vegas en est un exemple emblématique (Venturi, 1972) – et des échos plus récents dans l’histoire de l’art américain – notamment la réédition largement augmentée du catalogue de l’exposition New Topographics: Photographs of a Man-Altered Landcapes (Salvesen, 2010), initialement présentée en 1975, et celui de l’exposition Spectacular Vernacular (Alexander, 2011). Ses travaux, loin d’être consensuels, contribuent dès les années 1950 à un débat tranché entre partisans et dénonciateurs des transformations paysagères, issues de l’industrialisation des matériaux et modes de construction, ainsi que de politiques d’aménagement jugées légitimement ou abusivement permissives.

En octobre 1955, l’essayiste Bernard de Voto fustige dans Harper’s Bazar le désordre (untidiness) et la laideur (ugliness) de l’US Highway I, qu’il compare à un taudis (slum) longitudinal (Jackson, 1957, p. 55), texte sur lequel Jackson s’appuiera un an plus tard dans « Other-Directed Houses » pour envisager, quant à lui, les qualités empiriques des paysages de bords de route et leur richesse sémiotique. L’architecte Peter Blake s’insurge neuf ans après contre la détérioration planifiée du paysage américain dans God’s Own Junkyard (Blake, 1964). L’année suivante, Ian Nairn, critique d’architecture britannique, constate dans The American Landscape, A Critical View le chaos fragmentaire du paysage américain, son désordre (untidyness cette fois-ci), son effronterie (brashness) et l’absence conséquente de relations et d’identité qui le caractérise (Nairn, 1965, p. 8). Ce livre prolonge sa condamnation esthétique du paysage suburbain britannique qu’il avait développée dans la revue Architectural Review. Sept ans après, le géographe Peirce Lewis réitèrera ce type de réprobations dans Visual Blight in America (Lewis, 1972), la notion de blight, et sa tonalité pathologique, se retrouvant d’ailleurs dans tout ce courant critique.

De ce côté de l’Atlantique et de la Manche, les descriptions géographiques ne sont pas plus enjouées. Jean-Michel Roux introduit Territoire sans lieux – la banalisation planifiée des régions en observant « la destruction des signes du passé », en assimilant les villes et les campagnes « interchangeables » à un « entassement illisible d’objets neufs et périssables » et en considérant que « l’environnement devient innommable » (Roux, 1979). Françoise Choay écrira quinze après sur « le règne de l’urbain et la mort de la ville » (Choay, 1994). Le paysage est, pour sa part, au centre de nombreuses propositions théoriques depuis les années 1970, dont certaines, particulièrement influentes, supposent sa disparition plus qu’elles ne constatent sa dégradation, tandis que d’autres réfléchissent aux conditions de son émergence. Les actes du colloque Mort du paysage ? (Dagognet, 1982), la Mission photographique de la Datar, développée de 1983 à 1989, les ouvrages Les raisons du paysage (Berque, 1995) et Court traité de paysage (Roger, 1997) sont des marqueurs essentiels de ce mouvement théorique, tous empreints de questionnements esthétiques. Il faut manifestement attendre le début des années 2000 pour que le paysage entendu comme espace de l’habitation vienne à nouveau nourrir la littérature académique française, après un demi-siècle de retrait des études paysagères portées par l’école française de géographie. Ce retour au premier plan du paysage habité s’explique notamment par les traductions en français de l’œuvre de Jackson, lui-même influencé par l’école française de géographie (Besse, 2016).

L’objet de cet article est de rendre compte de ce mouvement afin, d’une part, d’envisager ce que peut être un paysage détruit et même « décédé », d’autre part, de se demander comment paysager (concevoir en tant que paysage) une entité géographique ayant souffert ou supporté une catastrophe.

DE LA DESTRUCTION DES PAYSAGES

En 1972, Maurice Bardet publie La Fin du paysage (Bardet, 1972), ouvrage agençant photographies, documents collectés et textes, auxquelles s’ajoutent plusieurs « pré- faces » de Bernard Charbonneau. Recouvrant une partie de la photographie de couverture, qui montre un bulldozer visiblement engagé dans une opération de déboisement, un bandeau précise que La Fin du paysage est publié en « pleine tarte-à-la-crème “environnement” », quand bien même Bardet et Charbonneau sont respectivement des figures du mouvement écologiste dans les Alpes-Maritimes et de la pensée écologiste française. Dans ce livre, ce sont bien les conséquences esthétiques des politiques d’aménagement du territoire qui sont visées.

La Fin du paysage commence par une série de six photographies – de paysages –, lesquelles sont prolongées par des assertions textuelles, plus qu’elles ne sont légendées grâce à des explications factuelles. La première photographie représente un lavoir situé au bord d’une petite route et d’un massif boisé ; deux pages plus loin, la sixième photographie répond à la première ; elle donne à voir des carcasses d’automobile abandonnées. L’une et l’autre ont été effectuées à quelques mètres de distance et sont orientées vers le même lavoir. Convergentes visuellement, ces deux photographies sont explicitées par une affirmation commune : « Comme tant d’autres ce recueil aurait pu vanter “LE BEAU VISAGE DE LA France” »1. Affirmation qui, pour la première photographie, est ainsi justifiée : « puisque dans ce parc derrière le lavoir Nicéphore Niepce inventa la photographie ». Quand la seconde rectifie : « mais il fallait maquiller son nouveau visage ». Entre ces deux images sont logées quatre autres vues. La première est dirigée vers un panneau sur lequel est écrit « dans ce village, Nicéphore Niépce inventa la photographie en 1822 »2 ; les suivantes sont centrées sur l’urbanisation pavillonnaire qui prend place dans cette localité. Enfin, une dédicace versifiée succède à cette introduction photo-textuelle : « à l’île-de-france,/ la côte d’azur, assassinées, / à la corse, la bretagne,/ l’occitanie qu’on assassine/ aux landes qu’on va assassiner ».

Ce qui est assassiné du nord au sud et d’est en ouest du pays, ce ne sont pas des territoires – ceux de ces régions perdureront et s’affirmeront administrativement – mais bien des paysages, en l’occurrence ceux qui ont précédé l’industrialisation des procédés d’aménagement et de construction, et, spécifiquement, cet ancien « visage » qui était celui de la campagne. Bardet le confirme en écrivant en capitales que « VOIR LA FRANCE AUJOURD’HUI LA REGARDER BIEN EN FACE CE N’EST PLUS DECOUVRIR UN BEAU VISAGE ». Puis il ajoute : « actuellement il ne nous est plus possible, il n’est plus vrai d’admirer son paysage », avant de soutenir « la France meurt à la campagne », « j’ai vu en moins de dix ans, mourir la campagne de la côte d’azur ».

Le mot visage, tel qu’il est mobilisé et scandé, ne correspond pas seulement à une définition physionomique du paysage. Chez Bardet, le paysage représente non seulement la surface apparente de la géographie mais aussi et plus encore son aspect aimable, dont les traits sont toutefois meurtris sous l’effet de la désagrégation, la banalisation, la maladie, la déformation… « Car maintenant chaque ville, écrit-il, chaque village, le moindre hameau emprisonne, se désagrège dans son indispensable banlieue moderne ». Des « constructions plus affriolantes les unes que les autres », remarque-t-il, sont tels « des cadavres figés empilés pêle-mêle sur le vaste dépotoir de notre ancienne campagne ». Et, loin de conclure, après avoir trouvé en la France « épidémie, champ de bataille, catastrophe », il cite Mort à crédit de Céline : « On voyait maintenant les villas tout alentour… et tous les calibres ! … les coloris peu à peu comme une vraie bagarre… qu’elles s’attaqueraient dans les champs, en fantasia, toutes les mochetées ! ! […] C’est un massacre en jaune 2, en brique 3, en mi-pisseux… ». In fine, La Fin du paysage ne tient pas uniquement d’un enlaidissement ; s’il est lu littéralement, le lexique utilisé met au jour des pathologies avancées, manifestations d’un topiocide systématisé. Charbonneau, quant à lui, vient confirmer ces assertions. Dans le premier de ses textes, intitulé « La lèpre du paysage », il assimile la France à un « terrain vague, terrain mouvant, sol pourri où fermentent maints déchets du passé », et à une « terre violée, dépouillée ».

Au début des années 1970, le constat macabre de Bardet et Charbonneau n’était pas isolé ; il fait écho en le radicalisant grandement à La Côte d’Azur assassinée ? (Richard, 1972), réquisitoire également photo-textuel, mais qui, dans le même temps, propose de ne pas renoncer au développement économique. L’appartenance de ces deux auteurs, René Richard et Camille Bartoli, à la sphère notabiliaire3 pourrait expliquer ce positionnement, qui les incite à appeler à des ménagements esthétique, urbanistique et environnemental. Pour eux, « l’avenir économique » doit permettre « de définir les zones susceptibles de larges développements résidentiels et [parallèlement] les zones à préserver dans l’intérêt de la collectivité » (Richard, p. 106). Il s’agit de « protéger l’environnement », contre « la dilapidation de notre patrimoine », les comportements incendiaires et les pollutions bactériennes et chimiques (ibid.). En revanche, dans ce livre, le mot et la spatialité du paysage ne sont pas mobilisés ; les références à la nature et à la beauté y sont privilégiées. Et si le titre de l’ouvrage traduit une interrogation non résolue, malgré la laideur, la dénaturation, le saccage, le massacre, les constructions monstrueuses, le génocide animal constatés au fil des pages, Richard et Bartoli considèrent que « la Côte d’Azur blessée n’est pas encore assassinée » (ibid.).

Au Royaume-Uni, le crime était manifestement arrivé à son terme. Nairn publie déjà en 1955 Outrage, numéro spécial d’Architecture Review, dans lequel il introduit la notion de subtopia, transposition paysagère de la notion de suburbia, un sous-paysage issu de « l’annihilation du site » et du passage au « rouleau compresseur de toutes les spécificités locales jusqu’à les transformer en des motifs uniformes et médiocres »4 (Nairn, 1955, p. 371). Dans Outrage, la photographie se lie au texte et au dessin et constitue un ensemble de pièces à conviction attestant de la gravité de l’offense subie par le paysage britannique, elle-même engendrée par de la fausse-rusticité, des parkings, ronds-points, fils barbelés, pylônes, lampadaires, enseignes et panneaux publicitaires… Nairn prolongera sa diatribe l’année suivante avec un nouveau numéro intitulé Counter-Attack Against Subtopia (Nairn, 1956), puis suivra The American Landscape, A Critical View.

Aux États-Unis, Blake venait de publier God’s own Junkyard – ouvrage qui, dans sa composition photo-textuelle, sous sa forme polémique et son ton sans ambages, apparait comme le modèle de La Fin du paysage. Après un propos liminaire, au cours duquel il exprime « colère », « furie aveugle » et avance les premiers jalons de son « attaque délibérée contre ceux qui ont déjà souillé une large partie [du] pays » (Blake, p. 7), Blake oppose radicalement, d’une part, la géographie physique américaine dont la beauté est sans pareil et, d’autre part, la transformation de ce patrimoine esthétique en ce qu’il nomme « le plus grand taudis existant à la surface de la terre » (ibid., p. 8). Pour Blake, les acteurs économiques et politiques « donnent (plus ou moins) le droit à n’importe quel propriétaire de faire de son terrain ce qu’il souhaite » : « couper tous les arbres, planter des panneaux d’affichages et des poteaux téléphoniques, raser des collines et les passer aux oubliettes », etc., au point que « la brutale destruction [du] paysage ne [soit] pas qu’un coup porté à la beauté » (Blake, 1964, p. 69). Elle est, pour lui, catastrophique pour la nature et pour la civilisation.

Ainsi, lire Blake, et le courant théorique dont il est une des figures de proue, permet difficilement d’imaginer qu’un paysage puisse naître spontanément ou être sciemment généré dans la continuité d’une catastrophe, que celle-ci soit esthétique, environnementale, culturelle ou civilisationnelle. À en croire les auteurs précédemment mentionnés, la dévastation dont sont à l’origine les secteurs de l’immobilier, des travaux publics et de la publicité ne donne pas lieu à un paysage post-cataclysmique, mais bien à une érosion paysagère profonde qui s’accompagne d’un effacement des formes géographiques préalables. Reste à savoir si le « coup porté », les manifestations pathologiques et la « condition morbide » (Nairn, 1955, p. 363) conséquentes, ou encore le « passage aux oubliettes », se prolongent durablement, s’il est possible de restaurer un paysage, d’en faire un patrimoine faisant la continuité entre des formes anciennes et nouvelles, ou de paysager la catastrophe avec le risque d’y trouver une beauté sans pareil.

DES CONDITIONS D’ÉMERGENCE DU PAYSAGE

En 1982, dix ans après la publication de La Fin du paysage, paraissent les actes du colloque intitulés La Mort du paysage ? . Après une préface et un avertissement intitulés « Philosophie du paysage » et « À la recherche du paysage », cet ouvrage collectif est composé d’un premier article dont le titre exprime la part d’incertitude que ses auteurs veulent une nouvelle fois souligner : Mort et résurrection du paysage ? . François Dagognet, François Guery et Odile Marcel, tous trois philosophes, constatent d’abord la mort de leur objet : « le paysage – géographiquement et esthétiquement – n’existe plus » (Dagognet, p. 32). Géographiquement, la raison en est l’« encombrement des villes », la « désertification des campagnes », la multiplication des équipements industriels et l’intensification de l’agriculture qui a fait dis- paraitre le « bucolique » et « pastoral ». Esthétiquement, c’est parce que « l’art a franchi un seuil » en devenant abstrait et il ne s’intéresse plus aux « énergies », « structures » et masses » localisées (ibid.). Le paysage, comme type d’espace et de représentation, constituerait une part de plus en plus amenuisée de notre existence géographique. Il apparait dès lors que « la puissance de l’homme détruit [le paysage] ou le déclasse, de même que la picturalité l’a relégué au musée et à l’académie » (ibid.).

Pour autant, Dagognet, Guery et Marcel ne s’arrêtent pas à ce constat. Après avoir pensé sa destruction, son déclassement et sa relégation, ils ébauchent une réflexion sur les conditions d’émergence de nouveaux paysages, qui se situeraient « au milieu des villes », seraient « néo-urbains ou péri-urbains », ouvriraient des « espaces de liberté » et échapperaient à la « laideur » (ibid.). Si, selon les trois auteurs, de tels paysages n’existent pas en ce début des années 1980, c’est qu’ils sont encore « inaperçu[s], dans [leur] familiarité même » (ibid., p. 33-34). Comme l’écrit Dagognet dans la préface, y reprenant une dualité conceptuelle que le philosophe Alain Roger expose dans son article « Ut pictura hortus » (ibid., p. 95-112) déjà introduite dans son ouvrage Nus et paysages (Roger, 1978) : « Alors que le pays signifie le lieu, le paysage (image) indique un point de vue d’ensemble sur lui » (ibid., p. 10). Pour reprendre ces termes, la géographie contemporaine issue des modernités industrielle et urbaine serait restée dans le pays. Ou, en d’autres termes, et compte tenu de son caractère « indé- chiffrable » (ibid., p. 33), un paysage adviendrait dès lors qu’il aurait fait l’objet de compositions artistiques. En cela, il s’agirait de parvenir à une appropriation esthétique des « multiples emblèmes de la vie industrielle, panneaux de direction ou d’arrêts, affiches de réclame, enseignes graphiques, iconographiques ou lumineuses » (ibid., p. 35) – autant d’éléments qui, pour Bardet, Charbonneau, Blake et Nairn, conduisent à la destruction paysagère.

In fine, Dagognet, Guery et Marcel en viennent à s’interroger : « Une esthétique, une morale se fondent-elles sur des préjugés unilatéraux, le sentiment vague d’une altération de ce qui constitue le trésor de la mémoire, fait des souvenirs d’enfance ou pays de cocagne des campagnes d’hier ? » (ibid., p. 35). Quatre décennies après la publication de Mort du paysage ? , les campagnes qui n’ont pas été touchées par la péri-urbanisation, ses déclinaisons pavillonnaires et commerciales, et les politiques d’aménagement du territoire se sont éloignées de notre quotidien – sauf à habiter dans ce que la géographie a appelé le « rural profond » et ce que l’INSEE nomme depuis 2020 le « rural autonome peu dense ». Pour autant, bien que, pour les uns, les souvenirs d’enfance des campagnes d’hier se soient éloignés, pour les autres, ils n’aient jamais existés ou aient reposés sur des références intangibles, car jamais rencontrées, les qualités esthétiques des paysages ordinaires ne semblent pas avoir été pleinement appropriées. Ceci, en dépit du fait que les photographies documentaires américaine et européenne en ont fait un de leurs points de questionnement privilégié et que le cinéma les a amplement représentés.

En 2010, le magazine Télérama consacre un dossier à « La France moche » ; il place en une la photographie d’une route commerciale, ponctuée de multiples enseignes et ayant pour toile de fond des pylônes et lignes à haute tension. Cette photographie donne-t-elle à voir un après-paysage, un paysage inesthétique – si cette catégorie est envisageable – ou une forme d’aménagement du territoire à la française combinant un zonage persistant et l’urbanisme répliqué de la ville franchisée (Mangin, 2004) ? La « France moche » aurait-elle constitué un paysage si elle avait été imagée par un artiste, alors que Télérama a fait appel à une banque d’image5 pour l’illustrer ? C’est là la thèse de la Mission photographique de la Datar qui, sous ses atours documentaires, a surtout fonctionné comme un laboratoire de propositions esthétiques6.

De 1983 à 1989, la Mission photographique de la Datar se donne, premièrement, pour objectif « la création d’une image du territoire des Français », affirme, deuxième- ment, qu’il est impossible « de redonner à des paysages “disqualifiés” la richesse, la complexité et la cohésion qu’ils ont perdues sans une profonde action culturelle », et elle argumente, troisièmement, que « recréer le paysage, c’est d’abord recréer une culture du paysage ». Elle en vient à conclure que « la photographie » est « l’un des moyens de mieux maîtriser, par la création artistique, l’avenir de notre géographie »7. Ce projet de repaysagement repose sur un enchainement logique : création d’une image du territoire tel qu’il est aménagé, pour mieux le contrôler ; création d’une image qui, en raison de sa qualité artistique, sera de nature paysagère ; iconographie participant d’une création culturelle que les sciences de l’aménagement sont incapables de produire. Ainsi, tout au long de sa réalisation, la Mission Datar reconnait un pouvoir démiurgique aux photographes qu’elle envoie sur le territoire français pour qu’ils fassent œuvre de leur pouvoir supposé de révélation et de composition. Pour autant, sur les vingt-huit photographes engagés, seule une partie paysage la modernité urbanistique, les politiques d’aménagement étatiques, et leur crise respective : principalement, Raymond Depardon faisant image de l’agriculture paysanne et de sa conversion au productivisme ; Robert Doisneau quittant la banlieue de l’après-guerre pour les grands ensembles et villes nouvelles ; Jean-Louis Garnell s’intéressant à la physionomie des chantiers ; Holger Trülzsch investiguant la forme composite de Marseille ; Albert Giordan densifiant les zones commerciales à partir de collages.

La Mission Datar n’hérite donc pas uniquement des thèses arguant la fin des esthétiques paysagères traditionnelles et, plus avant, la mort du paysage. Elle tente de mettre en pratique, avec inconstance (Ballesta, 2014) les modalités de paysagement qui commencent à être avancées et trouveront un prolongement notable dans Les Raisons du paysage d’Augustin Berque (Berque, 1995), puis leur apogée dans le Court traité de paysage d’Alain Roger. Reprenant la distinction et le parallélisme initiés vingt ans plus tôt dans Nus et paysages, Roger écrit en 1997 : « Il y a “du pays”, mais des paysages, comme il y a de la nudité et des nus. La nature est indéterminée et ne reçoit ses déterminations que de l’art […] et cela, selon les deux modalités, mobile (in visu) et adhérente (in situ), de l’artialisation » (Roger, 1997, p. 17-18). Il actualise là la thèse du créateur des jardins d’Ermenonville René-Louis de Girardin : « Le long des grands chemins, et même dans les tableaux des artistes médiocres, on ne voit que du pays ; mais un paysage, une scène poétique, est une situation choisie ou créée par le goût et le sentiment. » (ibid., p. 17) En d’autres termes, pour Roger, « l’art constitue le véritable médiateur, le méta de la métamorphose [du pays au paysage], le méta de la métaphysique paysagère » (ibid., p. 10). Et cette métaphysique paysagère n’est aucunement générée par un artiste quelconque ou un paysan concentré sur des objectifs proprement utilitaires ; elle est engendrée par un artiste – sans pareil – doué de pouvoirs démiurgiques.

Pour sa part, Berque se place en 1995 dans le sillon de Roger et de la Mission Datar, en opposant dans Les Raisons du paysage une des photographies les plus emblématiques de l’œuvre de Gabriele Basilico, « Le Tréport, 1985 », et une reconduction approximative qu’il nomme « une photo-souvenir banale, celle du touriste» et qualifie d’« insignifiant cliché », car ne pouvant « garder la trace du paysage » et relevant d’un « ensemble neutre de données optiques » (Berque, p. 17). Selon lui, le paysage procède « du regard d’un être humain – l’artiste – et pas seulement des données objectives » (ibid.) ; l’artiste donne prise à la géographie et permet de l’apprécier (la saisir par les sens et la juger favorablement) en y adossant une émotion qui l’extrait du commun.

Que serait alors un paysage qui, in visu ou in situ, permettrait de se satisfaire de l’ordinaire, et n’aboutirait pas à une montée en grade axiologique ? Peut-on concevoir ou laisser libre cours à des paysages qui feraient suite à une catastrophe, mais ne la valoriserait pas esthétiquement ? Existe-t-il des paysages qui ne procèdent pas d’une artialisation, ou qui émanerait d’une artialisation à l’esthétique documentaire, ne menant pas à une beautification ?

FAIRE PAYSAGE COMMUNÉMENT

Pour envisager ce type de paysages, il faut prendre ses distances avec les théories qui conçoivent le passage du pays au paysage comme la résultante d’un débordement sensoriel, d’une promotion patrimoniale ou d’une échappée en dehors de nos géographies routinières. Parmi les auteurs rassemblés dans l’anthologie La Théorie du paysage en France (Roger, 1995) domine l’idée qu’il n’existe pas de paysages qui ne soient pas attrayants et extraordinaires. Le géographe Yves Lacoste considère que « le paysage, c’est le regard que l’on peut porter sur l’espace au-delà du cadre familier » (ibid., p. 69). Dagognet, Guery et Marcel parlent « d’émerveillements et d’une beauté », d’une « unité visible et sensible » qui « frappent et marquent ses habitants comme les visiteurs » (ibid., p. 140)8. Pour le paysagiste Michel Corajoud « le paysage nous assaille de son omniprésence », se caractérise par son « foisonnement » et « une puissance nouante » (ibid., p. 145). Le peintre et écrivain Henri Cueco avance que le paysage « produit chez celui qui sait le reconnaître […] une jubilation intérieure » (ibid., p. 181). Enfin, Roger conclut en affirmant que « le pays » « c’est le degré zéro du paysage » (ibid., p. 444).

Plus récemment, Besse a fait part d’une « nécessité du paysage » qu’il identifie, au sein d’une définition pleine de déclinaisons, à « la possibilité de se mettre en chemin, la possibilité de l’étendue, de l’ailleurs, de l’horizon, […] de la transgression, du passage de la frontière, de l’échappée, de “l’en allée” vers des lointains ouverts » (Besse, 2018, p. 21). Pour accéder au paysage, il est indispensable, selon lui, de se mettre dans une condition d’estrangement qu’il spécifie, après Montaigne, comme la faculté de « voir le monde comme s’il était un autre monde, voir le pays comme un étranger, dans une posture d’extériorité et d’altérité qui suspend en quelque sorte les habitudes visuelles et les significations attendues, et ainsi restitue à l’espace sa vivacité, sa présence hautaine et généreuse » (ibid., p. 21-2). Bien qu’il ait grandement contribué à l’introduction de l’œuvre de Jackson dans les réflexions paysagères françaises, Besse s’éloigne ici de l’auteur d’À la Découverte du paysage vernaculaire, pour qui le paysage participe pleinement de l’ordinaire. Son acception du paysage n’invite pas à se satisfaire de l’existant, à investir le sur place et à développer une expérience du côtoiement et de la fréquentation quotidienne.

Privilégier l’endotique au détriment de l’exotique aboutirait-il alors à rester au pays, et en définitive à quitter le paysage, ou conduirait-il à définir autrement le paysage ? En tout état de cause, concevoir le paysage comme l’espace du dépaysement ne permet pas de le rendre familier, de le domestiquer et, s’il a subi une catastrophe, de laisser « l’en allée » pour s’y réinstaller.

Regarder du côté de Jackson, de sa pensée davantage géographique, conduit différemment à articuler paysage et domestique. Partons d’abord de l’étymologie des mots land et landscape, tout en comparant les définitions données par Jackson et la distinction sémantique avancée par Roger entre le paysage, esthétiquement consacré, et le pays, issu de la culture paysanne. Pour Jackson, land signifie historiquement « un espace défini, avec des frontières mais pas nécessairement des clôtures et des murs », et il désigne dans le monde britannique, aussi bien une « fraction de terre labourée » qu’un pays, tels l’Angleterre (England) ou l’Écosse (Scotland) (Jackson, 2003, p. 53). La synonymie entre pays et land est presque totale et leur signification se rapproche grandement du mot français territoire. En revanche, chez Jackson, l’étymologie de landscape diffère sensiblement de celle du paysage selon Roger. Pour Jackson, le suffixe scape renvoie initialement à « une composition d’objets similaires », avant d’être utilisé en vieil anglais « pour désigner les aspects collectifs de l’environnement » (ibid., p. 54). En ce sens, le mot landscape ne se définit pas comme une représentation particulière d’une portion d’un pays, mais comme « une collection de lands » et, plus précisément, comme « une composition d’espaces faits par l’homme sur la Terre » (ibid., p. 55). Il ajoute :

 

Le paysage n’est pas un décor, ce n’est pas une entité politique ; ce n’est autre qu’une collection, un système d’espaces artificiels à la surface de la Terre. Quelle qu’en soit la forme ou la taille, ce n’est jamais un espace naturel, un aspect de l’environnement naturel ; il est toujours artificiel, toujours synthétique, toujours sujet au changement soudain ou imprévisible. Nous créons les paysages, nous en avons besoin, parce que chacun d’eux est le lieu où nous fondons notre propre organisation humaine de l’espace et du temps. C’est le lieu où les lents processus naturels de croissance, de maturité et de déclin sont délibérément mis entre parenthèses, et que l’histoire leur est substituée. (Ibid., p. 277-278)

 

Cette définition, que Jackson a complétée et amendée dans d’autres écrits, répond en partie aux débats américains sur la naturalité et l’anthropisation des paysages. Elle participe parallèlement d’une intention partagée entre Jackson et d’autres auteurs (en France, de Bardet, Charbonneau et Roger, parmi d’autres) : celle de séparer nettement questions environnementales et problématiques paysagères. Aussi donne-t-elle de précieuses indications sur la philosophie paysagère jacksonienne. Le paysage répond aux nécessités utilitaires de la vie matérielle et sa forme en dépend. Il ne constitue pas un patrimoine à sauvegarder, à préserver de toute altération, dont les transformations morphologiques et l’intégration à la vie quotidienne conduiraient à l’effacement. Il est pleinement engagé dans l’histoire en train de se faire ; il est traversé par une instabilité spatiale et une inconstance temporelle qui explique qu’on ne puisse le retrouver exactement tel qu’il a été, sans pour autant qu’il ait disparu. Enfin, il ne peut être réduit à une « entité politique », non seulement parce que le singulier ne lui sied pas (il est une collection de lands), mais aussi parce qu’il est constitué d’une part domestique, substantielle et parfois majeure, qui échappe à la décision politique. À lire Jackson, le paysage ne représente pas la part visible du territoire : il tend à se soustraire à l’adminis- tration et à la planification ; il ne représente pas davantage  l’aspect imagé d’un lieu (le lieu étant l’équivalent du pays chez Roger) : il est fondamentalement composite et, en cela, polyrythmique.

Difficile ainsi de le concevoir comme un patrimoine mémoriel dont la sauvegarde en l’état empêcherait l’habitation quotidienne ; rares aussi seraient les cas où il disparaitrait complétement, en dehors peut-être de situations de violences extrêmes, notamment sur le plan géographique. ❚

 

 

ŒUVRES CITÉES

Ballesta, Jordi, 2014, « La Mission, photo et géo-graphies empiriques », in La Mission photographique de la DATAR – Nouvelles perspectives critiques, Paris, CGET.

Bardet, Maurice & Bernard Charbonneau, 1972, La Fin du paysage, Paris, Anthropos.

Berque, Augustin, 1995, Les Raisons du paysage, Paris, Hazan.

Besse, Jean-Marc, 2016, « Fonder l’étude des paysages : John Brinckerhoff Jackson face à la géographie humaine française », in L’Espace géographique, 2016/3, p. 195-210.

Besse, Jean-Marc, 2018, La Nécessité du paysage, Marseille, Parenthèses.

Blake, Peter, 1964, God’s own Junkyard: The Planned Deterioration of America’s Landscape, New York, Rinehart & Winston.

Choay, François, 1994, « Le règne de l’urbain et la mort de la ville », in La Ville, art et architecture en Europe 1870-1993, Paris, Centre Georges- Pompidou, p. 26-35.

Dagognet, François (dir.), 1982, Mort du paysage ? Philosophie et Esthétique du paysage, Ceyrézieu, Champ Vallon.

Darsie, Alexander, 2011, The Spectacular of Vernacular, Minneapolis, Walker Art Center.

Jackson, John Brinckerhoff, 1957, « Other-directed Houses », in Zube, Ervin H., 1970, Landscapes, Selected Writings of J. B. Jackson, Amherst, University of Massachusetts, p. 55-72.

Jackson, John Brinckerhoff, 2003 [1984], À la Découverte du paysage vernaculaire, traduit de l’anglais par Xavier Carrère. Arles, Actes Sud-ENSP.

Lewis, Peirce (dir.), 1972, Visual Blight in America, Washington D.C, Association of American Geographers.

Mangin, David, 2004, La Ville franchisée, formes et structures de la ville contemporaine, Paris, La Villette.

Nairn, Ian, 1955, « Outrage », in Architectural Review, juin 1955, p. 359-454.

Nairn, Ian, 1956, Counter-Attack Against Subtopia, in Architectural Review, décembre 1956, p. 354-436.

Nairn, Ian, 1965, The American Landscape, A Critical View, New York, Random House.

Richard, René &Bartoli, Camille,1972, La Côte d’Azur assassinée ? , Paris, Roudil.

Roger, Alain, 1978, Nus et paysages, Paris, Aubier.

Roger, Alain (dir.), 1995, La Théorie du paysage en France (1974-1994), Ceyzérieu, Champ Vallon.

Roger, Alain, 1997, Court traité de paysage, Paris, Gallimard.

Roux, Jean-Michel, 1979, Territoire sans lieux – la banalisation planifiée des régions, Paris, Dunod.

Salvesen, Britt (dir.), 2010, New Topographics – Man Altered Landcapes, Göttingen, Steidl.

Venturi, Robert, Denise Scott Brown & Steven Izenour, 1972, Learning from Las Vegas, Cambridge, MIT Press.

 

1 La Fin du paysage n’est pas paginé.

2 Il est entendu aujourd’hui que la première photographie, « point de vue de gras », a été réalisée en 1827 par Nicephore Niépce dans la commune de Saint- Loup-de-Varennes.

3 Richard était notamment ancien Vice-Président du Conseil économique et social, membre du Comité régional d’expansion économique Provence-Côte- d’Azur-Corse ; Bartoli était ancien président de la Jeune chambre économique de Golfe-Juan-Vallauris.

4 Les citations provenant d’ouvrages en anglais sont traduites par l’auteur.

5 Le crédit de la photographie est attribué à « Wizzz (CC) ».

6 À ce sujet, voir « La Mission, photo et géo-graphies empiriques » (Ballesta, 2014)

7 Citation issue d’une affiche de présentation de la Mission photographique de la Datar, probablement diffusée en 1983.

8 Il s’agit là d’une reproduction de l’article « Mort et résurrection du paysage ? ».