Réponse de Koulsy Lamko

Paru le : 10.02.2018

Koulsy LAMKO, *1959 (Tchad)

Traduit de l’espagnol par Stéphane Michonneau

 

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J’avais 14 ans à Sarh, au Tchad, lorsque la réalité des peuples noirs s’imposa brutalement à moi. Deux moments inoubliables : la leçon d’histoire sur l’esclavage, le commerce triangulaire, le négoce juteux de la traite atlantique. Une leçon magistrale donnée par le seul professeur d’Afrique noire que nous avions au collège[1]. Ce fut un choc de découvrir que des êtres humains ont traité d’autres êtres humains comme des animaux. Ce cours sur la traite atlantique me laissa un profond et irréparable sentiment d’injustice et une immense colère. La cruauté semblait s’incarner dans tous les autres professeurs européens ou canadiens que je voyais comme des descendants d’esclavagistes. Ma prise de conscience douloureuse mettait à découvert l’hypocrisie des professeurs européens qui ne cessaient par ailleurs de nous parler d’amour entre les êtres humains, de tolérance et autres absurdités. Cette même semaine, je dessinai une carte de l’Afrique anthropomorphisée où le continent était pendu à une grosse chaîne pesante. Les larmes étaient de sang. J’ai accroché le dessin au mur blanc de la classe malgré l’interdiction. Personne n’osa décrocher l’image. Ni les professeurs, tous européens ou canadiens, parce qu’ils craignaient de provoquer une réponse énergique de révolte et de revendication de la part des 25 adolescents blessés et humiliés que nous étions. Ni mes camarades qui dans leur majorité partageaient ma colère. Le dessin resta accroché là tout au long du trimestre.

Le second moment, à l’occasion d’un événement fortuit qui eut lieu cette même année. La ville où j’étudiais n’avait pas de salle de concert mais il fut décidé qu’elle accueillerait la tournée du pianiste Memphis Slim, proposée par l’ambassade des États-Unis. On organisa alors le concert dans une salle de cinéma où nous avions l’habitude d’aller voir des westerns des années 1970 qui se terminaient toujours par le triomphe du héros européen, conquérant, sur les Indiens américains prétendument sauvages, barbares, sans civilisation, manipulant des flèches et prononçant des mots incompréhensibles[2]. La salle de cinéma se remplit, en un clin d’œil, de gens qui s’attendaient à découvrir la puissance sonore d’un grand concert donné par un américain conquérant. Et le public vit alors un Noir américain, descendant d’esclaves, assis sur la scène, devant son piano, chantant du blues de douleur. Un par un, les gens sortirent de la salle au bout d’une demi-heure. Seuls restèrent là une douzaine de personnes : les autorités de la mairie, trois professeurs d’anglais et quatre élèves du collège. J’avais honte que mes compagnons noirs ne soient pas restés pour écouter la douleur des Noirs que chantait Memphis Slim. Je ne pus retenir mes larmes, surtout lorsque, après une pièce, Memphis Slim prit la parole pour dire : « J’ai le blues et cela fait rire les hyènes ». Le pianiste donna son concert pour la douzaine de personnes que nous étions. Mais je me rendais compte que ce concert était l’humiliation de sa vie. À fin du concert, je m’approchai de lui pour le saluer. J’hésitai. Il s’en rendit compte et vint prendre ma petite main dans la sienne, me donnant une petite tape sur le cou. Il murmura quelque chose en anglais que je ne compris pas mais que je reçus comme des paroles de complicité. À partir de ce moment, je me mis à étudier l’histoire des héros de la longue marche noire pour ne pas être une hyène moqueuse lorsqu’un Noir chante son blues.

Plus tard, lorsque j’avais 25 ans, j’eus l’opportunité d’aller au Ghana, à Accra, pour visiter le Centre William Dubois et le Mausolée, les forteresses de Cape Coast et El Mina, véritables camps de concentration des esclaves préparés pour la Grande Traversée : des lieux sombres, inhumains, dont les murs de pierre et le ciment noir et humide étaient encore habités par la violence. Au Bénin, je visitai également les ports de Ouidah, Abomey et au Sénégal, l’île de Goré. Je faisais des économies sur ma bourse d’étudiant en voyageant en camion collectif, défiant les incertitudes des zones de frontières pleines d’agents corrompus. Il était nécessaire pour moi de récupérer cette partie de ma mémoire historique de Noir africain qui avait conscience de la violente distorsion qu’avait provoquée l’esclavage, et de la cohérence d’un peuple qui se retrouva disloqué selon une géographie explosée aux quatre coins du monde.

Je compris que mon histoire personnelle, celle de mon grand-père qui participa à la Seconde Guerre mondiale du côté des Alliés et qui fit partie de la Division du général Leclerc, de celle de mon père qui dut renoncer à son travail de maître d’école à cause de la violence de la rébellion au Tchad, – cette guerre civile au Tchad qui dure depuis 52 ans –, que tout cela faisait partie d’une même histoire. Quand survint le génocide des Tutsi au Rwanda, je me sentis très blessé.

 

Quelles difficultés avez-vous rencontré en vous penchant sur la mémoire des guerres, des génocides, des massacres, des dominations, de formes d’exploitation ou sur d’autres épisodes de violences collectives ?

La grande difficulté consiste à séparer sa condition de victime de celle de témoin objectif. Ce qui me paraît important, c’est d’être sincère, cohérent, conséquent et téméraire à la fois. Le reste n’est qu’une question de style : faire coïncider le fond et la forme pour que s’organise le sens qui va au-delà de la simple anecdote.

 

Quelles libertés et quels interdits vous êtes-vous posés ? Avez-vous ressenti la nécessité d’une « morale de la forme » (Roland Barthes) ?

Qui, alors, devra imposer ses critères ? Le critique ou le créateur ? Les critiques, les réserves et les sous-entendus post-Shoah, pour citer Lanzmann, Blanchot, Adorno et ses théories esthétiques me semblent injustifiés dans notre cas. La question à laquelle nous devrions répondre, c’est celle de savoir si nos œuvres sur le génocide des Tutsi au Rwanda, par exemple, pouvaient éviter d’être des documents de la barbarie. Je crois qu’elles ne pouvaient l’éviter, parce nées de cette même barbarie. Comment dénoncer le voyeur sans être « le voyeur du voyeur » ? Comment pousser un cri de douleur qui soit beau ? Ces œuvres sont essentiellement et nécessairement barbares, au sens premier de ce mot qui signifie « étrange, sauvage, indomptable » ; elles ne peuvent qu’être indomptables car elles ne respectent pas nos productions et nos styles ordinaires. Parce qu’elles sont légitimation d’elles-mêmes. Les limites que pose l’éthique devraient être davantage le fait du créateur qu’une frontière désignée par un critique normatif et dogmatique. Ici, l’immoralité n’est pas du côté du voyeur dénonciateur. Elle est dans le silence complice. Pourtant, ces œuvres naissent du sens commun et celui-ci, nous le partageons tous !

Roland Barthes, dans sa conférence sur le message photographique, évoque les reproductions analogiques de la réalité. Il se réfère aussi au « style de la reproduction ; il s’agit là d’un sens second, dont le signifiant est un certain “traitement” de l’image par le créateur, et dont le signifié, soit esthétique, soit idéologique, renvoie à une certaine “culture” de la société qui reçoit le message[3] ». Pour moi, le Rwanda après le génocide ne pouvait se lire de manière linéaire. On ne pouvait l’appréhender que par les images, parfois kaléidoscopiques, parfois trompeuses, parfois évanescentes. Les flux d’images qui nourrissaient mon livre La Phalène des collines (2000), et qui rendaient la lecture difficile, comme visqueuse, pleine de grumeaux, venaient aussi de cette nécessité – pas si consciente – de dire une réalité chaotique, de créer un espace fictionnel où se côtoyaient des victimes, des survivants et des bourreaux qui interagissaient, recomposant une mémoire commune.

 

Où situer vos motivations, qu’il s’agisse d’une mémoire familiale ou d’une mémoire de faits historiques ? Pourquoi avoir choisi de raconter du point de vue des victimes, des coupables, ou d’autres observateurs de ces violences collectives ?

Quel rôle et quelle place, selon vous, les écrivains peuvent-il jouer, avec leurs fictions ou leurs récits, entre, d’un côté, les historiens et, de l’autre, les témoins ?

Pour nous, écrivains africains, pour autant qu’on étudie les conditions sociopolitiques de la pratique et les contours de la légitimité des possesseurs du savoir poétique traditionnel et des philosophies qui construisirent nos corps sociaux et nos imaginaires, il est facile de repérer les systèmes cohérents dont il suffira que les spécialistes détectent et analysent les échafaudages pour mieux nous lire, nous comprendre et nous interpréter. Parce qu’il est impossible que nous soyons si « déculturisés » au point de divaguer complètement. Dans la majorité des sociétés africaines, les possesseurs de la parole publique – chantres, compositeurs, poètes, pleureurs – se consacrèrent passionnément soit à consolider les structures de la pensée dominante et du pouvoir, soit, au contraire, à se situer dans la subversion et renforcer les centres de contre-pouvoir. Il me semble important que nos critiques se rapprochent de nos fondamentaux, avant de nous juger. En tout cas, il me semble plus productif de nous interroger sur nos motivations, idéologiquement parlant, sur le fondement logique, hors des schémas occidentaux de lecture prétendument universels, qui utilisent des catégories d’analyse parfois très étranges et éloignées des nôtres. Je refuse de m’installer dans la subjectivité de l’écriture, d’occuper un espace phénoménologique où seul serait important le sujet qui écrit. Mais je ne crois pas dans la complète complexité du texte en soi. Il manquera alors de se convaincre qu’il n’y a pas uniquement de littérature qu’écrite, que l’écriture n’est qu’un instrument, un médium logique, et que l’important est la pratique poétique du langage, car nous autres, écrivains africains, nous nous inscrivons probablement dans le continuum d’un rôle social séculaire, étendant le « moi créateur » au « moi social » dont on est loin d’avoir pénétré tous les secrets.

Les sociétés africaines précoloniales, comme d’autres, développèrent des mécanismes efficaces de solidarité face à la tragédie de la mort, entre autres, la médiation artistique dans les processus de deuil. Dans le pays mwaga, au Burkina Faso, aussitôt qu’on annonce la mort, s’organise la logistique de l’enterrement : se met en place un processus de métaphorisation de la mort qui impliquera des rituels codifiés à dramatisation multiple et qui se cristallisera sur le phénomène de l’identification. Pendant l’espace-temps des funérailles, le défunt deviendra un « personnage » : un membre de la famille, proche ou lointain, endossera les attributs vestimentaires du défunt, sa gestuelle, et tissera, reproduira les mêmes liens de parentèle avec son environnement social. Dans la communauté mbay, l’annonce de la mort draine vers le lieu de la tragédie des dizaines de villages voisins ou éloignés. Afflueront des hommes, des femmes, des vieux encore valides, des poètes, des pleureuses, des chansonniers, des musiciens pour accompagner le défunt jusqu’au village des morts. Bien sûr, les membres de la famille directe doivent s’appliquer une marque blanche de kaolin sur le front et sur la joue, ou enlacer autour du poignet un morceau du linceul. Ce geste peut concerner également des amis qui ne sont pas directement liés par la consanguinité. C’est une proximité métonymique et symbolique à la fois qui signifient qu’ils sont aussi impliqués, qu’ils sont inclus dans l’espace de la mort, qu’ils sont aussi défunts. Ce geste d’identification dit le désir profond d’une fusion de nos états fragiles face à une circonstance terrible et humaine. Ce cercle de solidarité inclura aussi les musiciens, les poètes-pleureurs, les poètes-jouteurs qui, par une élévation lyrique, établiront un lien de consanguinité symbolique entre le défunt et les siens. C’est la même conception qui guide les cultivateurs qui se laisseront gagner par un accès de générosité et qui offriront aux milliers d’invités leur bétail, leur réserve de millet, de maïs, de haricots afin qu’il y ait abondance de nourriture et de boisson pendant toutes les funérailles. Tout cela pour dire au membre de la famille touchée par le deuil : « tu es moi ! Vois ce qu’il nous est arrivé de terrible, à toi/moi. Je souffre avec toi. Je compatis. »

Je pense qu’un tiers médiateur est indispensable dans les cas de deuil ou de perte immense, pour mettre en lumière la mémoire collective.

 

Écrivez-vous avec des archives, des livres d’historiens, des récits de témoins, ou contre eux ? Quelles sont vos grandes références ? Quelle singularité possible sur des sujets qui concernent tout un groupe et qui, parfois, ont déjà donné lieu à un récit historique ou à des ouvrages littéraires, ou qui sont même devenus des clichés (ex. le « devoir de mémoire », le « plus jamais ça ») ?

Écrire sur le passé est-il un moyen de ne pas écrire sur le présent ou sur le futur ? Ou la réflexion sur le passé est-elle précisément un moyen de réfléchir à l’actualité et à nos horizons possibles ?

Mes références tendent davantage du côté des écrivains qui joignirent la parole et l’action. Aimé Césaire, je reprends toujours ces mots fondateurs d’Aimé Césaire : en quelques phrases irrésistibles, le poète résume tout dans Cahier d’un retour au pays natal :

Je viendrais à ce pays mien et je lui dirais : « Embrassez-moi sans crainte… Et si je ne sais que parler, c’est pour vous que je parlerai. »

Et je lui dirais encore :

« Ma bouche sera la bouche des malheurs qui n’ont point de bouche, ma voix, la liberté de celles qui s’affaissent au cachot du désespoir. »

Et venant je me dirais à moi-même :

« Et surtout mon corps aussi bien que mon âme, gardez-vous de vous croiser les bras en l’attitude stérile du spectateur, car la vie n’est pas un spectacle, car une mer de douleurs n’est pas un proscenium, car un homme qui crie n’est pas un ours qui danse[4]… »

Malek Haddad, poète argentin, dit ceci qui me semble emblématique de la nécessité d’adopter une parole de dénonciation ou de revendication :

Et si ma muse a pris les armes

C’est que la Madelon

En oubliant d’être Marianne

N’est plus coquette en ses jupons[5].

J’écris sur le passé, le présent et le futur. Je crois que c’est ainsi seulement qu’on peut connaître les dimensions de la réalité, comprendre ses causes et ses conséquences.

Je suis un écrivain engagé car je crois que c’est l’essence même de mon rôle de citoyen : être soi-même, investir pleinement les trois dimensions du Temps par une action consciente, c’est-à-dire la mémoire en relation avec le passé, la subversion dans le présent, le rêve de l’utopie face au futur.

Je crois que l’engagement s’inscrit dans ce rôle de vigile et d’éveilleur des consciences.

Démontrer, dénoncer, révéler ce qui tue la vie, provoquer une lecture critique permanente de la norme établie, susciter l’espoir, ouvrir un espace de respiration nécessaire.

J’écris parce que, dans un monde infirme, cul-de-jatte, qui marche la tête à l’envers, face à la cruauté susceptible de naître dans le ventre profond de l’être humain, ce serait une indécence notoire que de fermer les yeux, les oreilles et la bouche, ce serait un crime que de se complaire dans le silence. J’écris parce que si je ne le faisais pas, cela fait longtemps qu’on m’aurait enchaîné à un pieu dans une ferme et lobotomisé. Il faut crier les pestilences qui dégoûtent et asphyxient !

Et comme disait Kouyaté : « nous sommes les sacs à parole, nous sommes les sacs qui renferment des secrets plusieurs fois séculaires. L’Art de parler n’a pas de secret pour nous ; sans nous les noms des rois tomberaient dans l’oubli, nous sommes la mémoire des hommes ; par la parole nous donnons vie aux faits et gestes des rois devant les jeunes générations[6]. »

 

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Photo du spectacle Le Petit Lion Couché monté par Koulsy Lamko à Butare en 2000 quand il vivait au Rwanda. Il s’agissait pour lui de contribuer à la reconstruction après le génocide.

Vos textes « mémoriels » ont-ils obtenu un accueil différent de vos autres publications ? Avez-vous l’impression d’un « moment mémoriel » au sein de la littérature contemporaine ? Depuis quand ?

Pratiquement tous mes textes parlent de mémoire, que ce soit celle de l’esclavage, du colonialisme, des guerres, des génocides, etc. Avec mon projet « Rwanda, écrire par devoir de mémoire », mon travail s’est ouvert et a servi de base à des recherches doctorales pour de nombreux étudiants. Et pour reprendre les propos de Catherine Coquio concernant ce projet, un changement de cap s’est opéré dans la réception critique et désormais, de nombreux travaux de recherche permettent de faire d’un événement littéraire le point de départ d’une véritable mémoire : « Cette littérature africaine nouvelle a ainsi donné lieu, en même temps qu’à un nouveau type de réflexion sur l’histoire, la politique et la littérature, à un début de décloisonnement des discours : le propos critique, mais plus encore médiatique […] sur cette production littéraire africaine s’est mis à croiser celui qui concernait jusque-là la catastrophe nazie et les traitements “littéraires” de la Shoah[7] ».

 

[1] Békisal Ndousmbaï, frère de la congrégation des jésuites, Collège Charles Lwanga.

[2] Par exemple Trinita, prépare ton cercueil (1968) de Ferdinando Baldi.

[3] Roland Barthes, 1961, « Le message photographique », Communications, 1, p. 127-138, ici p. 128.

[4] Aimé Césaire, 1939, Cahier d’un retour au pays natal, reproduction en fac-similé, Paris, Assemblée nationale, 2008, p. 12.

[5] Malek Haddad, 1961, « Priorité », Écoute et je t’appelle. Poèmes précédés de Les Zéros tournent en rond, Paris, Maspero, p. 52.

[6] Djibril Tamsir Niane, 1960, Soundjata ou l’épopée mandingue, Paris, Présence africaine, p. 9-10.

[7] Catherine Coquio, 2004, Rwanda. Le réel et les récits, Paris, Belin, p. 165.