Y. L. Peretz, Bontche Sans-parole (Bontshe shvayg) EXTRAITS

Cette notice fait partie du dossier: Dossier spécial en ligne. Autour du Recueil Auschwitz
Paru le : 24.05.2022

Traduit du yiddish Batia Baum (2022)

Ici, en ce monde, la mort de Bontche Sans-parole n’a fait aucune impression ! Demandez à la ronde, personne au monde ne sait qui était Bontche Sans-parole, comment il a vécu, de quoi il est mort ! Si en lui le cœur a éclaté, si ses forces se sont épuisées, si son échine s’est rompue sous une lourde charge… Qui sait ? Peut-être même est-il simplement mort de faim !

Si un cheval de tramway était tombé à la tâche, on aurait montré plus d’intérêt. Les journaux l’auraient écrit, des centaines de badauds seraient accourus de toutes les rues regarder la charogne, contempler même l’endroit où avait eu lieu la chute…

Mais le cheval de tramway, lui, n’aurait pas eu la chance qu’il y ait autant de chevaux que d’humains — des mille et des millions !

Bontche a vécu en silence et est mort en silence. Comme une ombre, il est passé — dans notre monde !

[…]

De son vivant, la boue humide n’a gardé aucune trace de son pas. Après sa mort — le vent a emporté la mince planche plantée sur sa tombe ; la femme du fossoyeur l’a trouvée loin de la tombe et l’a utilisée pour faire cuire une marmite de pommes de terre… Trois jours après la mort de Bontche, le fossoyeur ne saurait dire où il l’a enterré !

[…]

Sans le tapage humain, quelqu’un aurait peut-être entendu l’échine de Bontche craquer sous le faix. Si le monde avait plus de temps, quelqu’un aurait peut-être remarqué que Bontche, un humain lui aussi, vivant, avait deux yeux éteints et des joues caves; même alors qu’il n’avait plus de fardeau sur les épaules, sa tête se courbait vers la terre, comme si, vivant, il cherchait sa tombe ! S’il y avait aussi peu d’hommes que de chevaux au tramway, quelqu’un aurait peut-être demandé : où est passé Bontche ?!

Quand on a conduit Bontche à l’hôpital, son coin dans le sous-sol n’est pas resté vide — dix de ses pairs attendaient que la place se libère et l’ont « de suite » mise aux enchères entre eux. Quand on l’a transporté de son lit d’hôpital à la morgue, vingt malades indigents attendaient que son lit se libère… Quand il est sorti de la morgue — on a amené vingt victimes tirées des décombres d’une maison écroulée — Qui sait combien de temps il séjournera tranquille dans sa tombe ? Qui sait combien attendent déjà ce bout de terrain…

Né en silence, a vécu en silence, est mort en silence et enterré en silence.

.  .  .  .  .  .  .

Mais il n’en a pas été ainsi dans l’autre monde ! Là-bas, la mort de Bontche a fait grande impression !

Le puissant shofar des temps messianiques a retenti dans les sept cieux : Bontche Sans-parole est décédé ! Les plus éminents anges aux plus larges ailes ont volé s’annoncer l’un à l’autre : Bontche a été convié à l’Académie céleste ! Au paradis c’est un tumulte, une réjouissance, une sensation :

« Bontche Sans-parole ! Sans blague, Bontche Sans-parole ! »

De jeunes angelots aux yeux de brillants, aux ailes de filigrane d’or et aux souliers d’argent sont accourus accueillir Bontche avec joie! Le bruissement des ailes, le battement des souliers et le joyeux rire de jeunes et fraîches bouches roses, ce gai tapage a empli tous les cieux et est parvenu jusqu’au trône divin, et Dieu lui-même a su la grande nouvelle, voici que Bontche Sans-parole arrive !

Abraham le patriarche s’est posté à la porte du ciel, la main droite tendue pour un large salut de bienvenue et un doux sourire illumine son vieux visage !

Qu’est-ce qui roule ainsi dans le ciel ?

Deux anges amènent en l’honneur de Bontche un fauteuil d’or fin à roulettes pour le conduire au paradis.

[…]

Par une vertigineuse nuit pluvieuse de printemps, enfin, il est arrivé dans une grande ville, il s’est glissé à l’intérieur comme une goutte d’eau dans la mer et malgré tout il a passé sa propre nuit en détention… Il s’est tu, n’a pas demandé pour quelle raison, pour quelle fin.

Il est sorti et a cherché le travail le plus dur ! Mais il s’est tu !

Plus dur que le travail lui-même a été de trouver du travail — il s’est tu !

Éclaboussé de boue étrangère, souillé de crachats de bouches étrangères, chassé des trottoirs avec son lourd fardeau, poussé au milieu des rues entre calèches, charrettes et tramways, regardant à tout instant la mort dans les yeux — il s’est tu !

[…]

Son propre gain, il ne l’a pas non plus réclamé à voix haute ! Il se tenait à la porte tel un mendiant et dans ses yeux se lisait une requête de chien battu ! « Reviens plus tard ! », et il disparaissait en silence comme une ombre, pour revenir plus tard quémander encore plus silencieusement son salaire !

Il se taisait même quand on le spoliait d’une part de son salaire, ou lui refilait une fausse monnaie !…

Il continuait à se taire…

«C’est tout de même bien de moi qu’il s’agit !», se rassure Bontche.

————

— Un jour, poursuit l’avocat de la défense après une gorgée d’eau, il s’est produit dans sa vie un changement… Soudain a filé comme une flèche un coche aux roues caoutchoutées, chevaux emballés… Le cocher gisait depuis longtemps déjà loin sur le pavé, la tête fendue… De la bouche des chevaux effrayés jaillit l’écume, de sous leurs sabots fusent des étincelles, leurs yeux brillent comme des flambeaux dans une nuit obscure — et dans la voiture est assis un homme, plus mort que vif !

Et Bontche a stoppé les chevaux !

Cet homme sauvé du danger était un Juif charitable, il n’a pas oublié Bontche pour son bienfait !

Il lui a remis le fouet de la victime de l’accident : Bontche est devenu cocher ! Bien plus, il l’a marié, bien plus — il l’a même pourvu d’un enfant…

Et Bontche a continué à se taire !

« C’est de moi que l’on parle, de moi ! », se confirme Bontche en pensée, mais il n’a toujours pas l’audace de jeter un coup d’œil sur le Tribunal céleste…

Il s’est tu même à l’hôpital, où l’on peut pourtant enfin crier !

Il s’est tu même lorsque le docteur a refusé, sans quinze sous, de s’approcher de son lit, et le garde-malade, sans cinq sous — de changer son linge !

Il s’est tu en agonisant — il s’est tu en mourant…

Pas un mot contre Dieu, pas un mot contre les hommes !

— Dixi, j’ai dit !

[…]

Là-bas, on n’a pas su reconnaître le sens de ton silence ! Toi-même tu ne savais peut-être pas que tu peux crier, et que ton cri peut faire trembler et s’effondrer les murailles de Jéricho ? Toi-même tu ne connaissais pas ta force enclose…

Dans l’autre monde on n’a pas récompensé ton silence, mais là-bas c’est le monde de mensonge, le monde d’illusion, ici, en ce monde de Vérité, tu vas recevoir ta récompense !

Toi, le Tribunal céleste ne va pas te juger, toi il ne va pas te condamner.

Toi, il ne va te distribuer ni te retirer aucune part : prends tout ce que tu veux ! Tout est à toi !

Bontche relève les yeux pour la première fois ! Il est comme aveuglé, ébloui par la lumière de toutes parts ! Tout resplendit, tout brille, de partout jaillissent des rayons : des murs, des instruments, des anges, des juges ! Purs anges de lumière !

Il laisse retomber ses yeux fatigués.

— Vraiment ? demande-t-il d’un ton dubitatif, hésitant et honteux.

­— Bien sûr ! répond fermement le grand maître du Tribunal. Bien sûr, te dis-je, tout est tien. Tout ce qui est au ciel t’appartient ! Choisis et prends ce que tu veux, tu ne prends à personne qu’à toi-même !

 — Vraiment ? demande encore Bontche, cette fois d’une voix plus assurée.

— Vraiment ! Vraiment ! Vraiment ! lui répond-on de tous les côtés.

— Bon, si c’est ainsi — sourit Bontche — je veux chaque jour, le matin, une petite boule de pain toute chaude avec du beurre frais !

Les anges et les juges ont baissé la tête, honteux. L’accusateur a éclaté de rire.

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(Ale verk, II, p. 412)

Retrouver une traduction anglaise de cette nouvelle: https://tikvahfund.org/wp-content/uploads/2018/04/IL-Peretz-Reader-Bontshe-Shvayg-and-The-Shabbes-Goy.pdf