Comment ça va pas ? Conversations après le 7 octobre de Delphine Horvilleur : retrouver les mots pour refuser l’assignation à la haine et faire face au tragique

Caroline Fridman-BardetIA-IPR lettres-cinéma, académie de Toulouse
Paru le : 07.05.2024

À l’origine de ce livre, le constat d’une crise du verbe, car « le propre de la guerre est d’assassiner le langage, en même temps que les innocents et la subtilité[1] » (p. 141), mais aussi la conscience que c’est au cœur même de ce langage que l’on peut retrouver élan vital et réconfort, en faisant résonner « des voix justes, des voix de Justes […], comme des bénédictions. Littéralement : comme des paroles qui disent le bien » (p. 114). C’est la conscience de cet impératif : il faut « sauver les mots et nous sauver nous-mêmes, de ce que la haine fait aux uns et aux autres » (p. 147) qui justifie l’écriture de cet ouvrage, au cœur duquel se réapprivoise le langage.

Le titre, posant une question tout en apportant sa réponse, souligne d’emblée le caractère stérile et absurde de l’interrogation. Les événements du 7 octobre ont rendu inopérants les codes de communication habituels, annihilant jusqu’à la fonction phatique du fameux « Comment ça va ? ». Le verbe échoue à réunir ceux que la tragédie a repliés sur leur souffrance. « Depuis le 7 octobre, c’est comme si nos langages ne parvenaient plus à dire, nous trahissaient constamment ou se retournaient contre nous. Les mots qu’on croyait aiguisés ne servent à rien, et ceux qu’on croyait doux n’apaisent personne » (p. 146).

Petite-fille d’une grand-mère que la Shoah avait confinée au silence, Delphine Horvilleur connaît le poids des mots ; elle-même, « rendue muette » à son tour par l’actualité, ne parvient pas à formuler de réponses pour ses enfants en quête d’explications (p. 99). « J’avais beaucoup trop peur des mots que je pourrais énoncer, et je ne voulais surtout pas m’entendre répéter tout ce qui hurlait si fort dans ma tête » (p. 88), confie-t-elle au creux de ces pages. Mais Delphine Horvilleur est également la petite-fille d’un agrégé de lettres classiques qui vénérait la littérature et un rabbin qui se reconnaît dans « un judaïsme de lecteurs, de rapports aux textes[2]. » Si elle apprécie tant l’œuvre de Romain Gary-Ajar, c’est parce que celle-ci « est le livre de chevet des gens qui ne sont pas prêts à se résoudre ni au rétrécissement de l’existence ni à celui du langage, mais qui croient qu’il est donné de réinventer l’un comme l’autre. Ne jamais finir de dire ou de “se” dire[3]. » Ainsi, malgré le choc subi, Delphine Horvilleur cherche avant tout « comment nous pourrions inventer une autre langue, pour dire “comment ça va pas.” Se le dire les uns aux autres et pas juste chacun de son côté » (p. 147).

Le sous-titre « Conversations après le 7 octobre » fait bien de la parole et des relations humaines un objectif prégnant. Le verbe converser indique étymologiquement un mouvement vers l’autre. La conversation se définit comme un échange oral informel de pensées et de sentiments, généralement pratiqué en petit comité ou en huis-clos. C’est cette modalité que choisit Delphine Horvilleur, tournant le dos à la parole publique qui mène à l’aporie : « tout discours [étant], au choix, coupable, niais ou lâche » (p. 139), composé d’« un langage qui fait fausse route et [l]’étrangle » (p. 139). Dans cet horizon intime, épousant un registre volontiers familier, la rabbine fend l’armure et révèle sa vulnérabilité d’être humain meurtri par l’inhumain, assailli par une « terreur morbide » (p. 81), en proie aux insomnies, aux hallucinations qui font entendre partout le mot « juif ». Elle est dans ces pages à la fois la petite-fille égarée qui cherche son chemin sous la guidance de ses grands-parents disparus, la femme qui n’ose plus utiliser son patronyme aux consonances trop juives pour commander un taxi ou réserver un restaurant, la mère qui tremble de voir l’étoile de David se balancer au cou de son fils. Elle se livre, n’étant plus « juste quelqu’un qui dit, avec la distance émotionnelle de sa fonction, la tradition immuable et solide. Mais celle qui admet combien elle est dévastée et inconsolable. Celle qui, continuellement au bord des larmes, sait que le champ de ruines face à elle est à son image » (p. 83).

En effet, le 7 octobre a généré une forme d’effondrement. Au sein du chaos, les grands repères qui conféraient au monde sa lisibilité se sont brouillés.

Lorsque le langage échoue dans sa fonction de désignation, c’est la confusion qui règne, terreau de la brutalité la plus bestiale. Se référant à la Bible, Delphine Horvilleur rappelle que l’humanité, créée en même temps que l’animalité, « y retourne dès qu’elle ne sait plus nommer ce qui lui arrive » (p. 121). La plainte yiddish « Oy vae », anagramme de “YEOVA”, exprime bien « le renversement des mondes dont nous sommes témoins. Ce que l’on croyait sacré s’effondre et plus rien n’a de sens. C’est un peu comme si en français, on entendait que l’anagramme de Dieu est “ideu” : en inversant les lettres, la louange s’éclipse et le monstrueux apparaît » (p. 148).

Dans ce bouleversement, nombre d’équilibres se sont rompus, à commencer par celui établi jusque-là par Delphine Horvilleur à partir de l’héritage contrasté de sa famille : entre la confiance en l’autre permise par la présence de Justes dans l’histoire paternelle et la « conscience de la peur permanente » liée aux violences subies du côté maternel, l’autrice réalise qu’elle a toujours « fait tout ce qui était en [s]on pouvoir pour faire résonner plus fort la première voix, celle de la confiance, pour qu’elle l’emporte sur la seconde, celle du désespoir » (p. 42). Mais voilà, « le constat est simple et sans appel. La peur s’est réveillée, en même temps que tous nos fantômes. […] Ça nous oblige à revisiter tous les récits qui nous ont construits, à déconstruire des légendes familiales, des narratifs à l’ombre desquels on s’est si longtemps abrité » (p. 39).

Même le récit fondateur de la Genèse n’échappe pas à une réécriture terrible depuis le 7 octobre. Delphine Horvilleur rappelle que le mot Israël vient de la racine hébraïque « lutter avec Dieu » : c’est à l’origine le nom que Dieu donne au fragile Jacob lorsqu’il remporte un combat contre son frère vigoureux, Ésaü. Jacob a vaincu mais en gardera toujours une blessure à la hanche qui le rend boiteux. Ainsi Israël est bancal et abîmé. Or, estime l’autrice, « [l]e 7 octobre un étrange phénomène s’est produit. Il a semblé à beaucoup d’entre nous que le combat ancestral de la genèse se rejouait, mais à rebours. Israël est soudain redevenu Jacob, en plongeant dans une nuit terrifiante » (p. 132).

Ainsi, c’est jusqu’au lien à Israël qui mérite d’être interrogé, comme l’illustre la question rhétorique adressée par Delphine Horvilleur à son grand-père : « quand un frère, un proche ou même un pays qu’on aime, ne sait pas protéger les nôtres, ou pire les envoie à la mort, reste-t-il encore digne de notre amour et de notre confiance ? Mérite-t-il encore vraiment qu’on l’honore ? » (p. 26). Les relations amicales n’échappent pas non plus à une remise en cause : l’autrice, évoquant certains de ses amis, « leur me[t] des guillemets aujourd’hui, parce qu’[elle est] en attente d’une clarification ». En effet, sont-ils encore des siens, ceux qui ont fait le choix, au moment de la marche contre l’antisémitisme organisée en France le 12 novembre 2023, de « laisser les juifs un peu plus seuls à une manif contre la haine des juifs », de « ne pas se joindre à ceux qu’ils affirmaient défendre, juste pour ne pas risquer de croiser dans le cortège ceux qu’ils méprisent » (p. 65) ?

Il faut dire que le temps où les luttes contre le racisme et l’antisémitisme nourrissaient le même combat est aboli. « Aujourd’hui, la haine des juifs s’alimente, de façon paradoxale, de l’antiracisme affiché », qui pousse à prendre le parti des « faibles, des victimes et des vulnérables ». Le problème est que les juifs, « même quand ils sont assassinés, défenestrés, brûlés, torturés, violés ou kidnappés, rien ne suffit à les rendre assez faibles, ou dignes d’être protégés. » (p. 66). Les combats féministes eux-mêmes se trouvent pervertis par cette logique nouvelle, autour de laquelle Delphine Horvilleur ironise : « il devient vraiment compliqué pour les militantes féministes, les pauvres, de dénoncer les massacres du 7 octobre. Peut-être que les femmes violées, assassinées ou brûlées vives étaient un peu trop masculines pour être pleinement défendues. Peut-être que le féminin est aujourd’hui symboliquement du côté palestinien, même quand des terroristes se livrent à des crimes sexuels » (p. 95). Or, cette position résulte d’un retournement radical qui fait dire à l’autrice que nous avons soudain été « projetés dans un temps différent de l’Histoire » (p. 95) car ce qui jusque-là nourrissait traditionnellement les discours antisémites était au contraire la vulnérabilité des Juifs et leur virilité trop féminine. Dès le Moyen-Âge, rapporte-t-elle, de nombreux pamphlets affirmaient que les hommes juifs avaient chaque mois leurs règles[4] » (p. 94). Mais, « Abracadabra », ironise-t-elle, aujourd’hui, « le juif est devenu un mâle qui fait le mal » (p. 95).

Enfin, signe tangible du bouleversement des valeurs qui affecte la société française, les sensibilités politiques « ont perdu l’orientation claire qu’elles avaient » (p. 125). Des personnes « de gauche » se voient traitées de « fascistes, conservat[rice]s, réacs », des discours de l’ultra-gauche se fondent sur des motifs empruntés à l’ultra-droite, « celui des obsessions identitaires, ou du clientélisme ethnique ». La rabbine elle-même, auparavant taxée sur les réseaux sociaux de « sale gauchiste trop libérale, qui manquait de respect aux traditions », s’étonne d’être soudain devenue une « raciste, sioniste, complice de génocide » (p. 125-126).

Pourtant, à l’encontre de ces assignations radicales, Delphine Horvilleur s’est toujours inscrite dans une dynamique vers « un au-delà de soi[5] », constitutif de l’essence même du judaïsme dans lequel elle se reconnaît. Ce principe, d’autant plus essentiel au cœur du désastre actuel, sous-tend aussi cet ouvrage, relié par de nombreux échos à ses textes antérieurs, si bien que les conversations du titre peuvent également désigner celles qui s’opèrent au sein de cette intertextualité.

Tout d’abord, même si elle s’écarte ici de la posture officielle de rabbin, Delphine Horvilleur, « dibboukée[6], habitée par un héritage qui parle à travers [elle] », continue de porter cette « tradition bien plus grande qu’[elle] » qui la guide (p. 75). Malheureusement les textes fondateurs sont moins mobilisés comme vecteurs d’une sagesse ancestrale, qui n’est pas parvenue à empêcher la guerre, que pour mesurer combien le monde, engagé dans la mauvaise direction, évolue de façon inquiétante : ainsi, si l’autrice cite le récit de la Genèse, c’est pour montrer que l’humanité, pourtant dotée du langage, retourne souvent vers « la haine qui déshumanise » car elle « a beau savoir qu’il y a dans son jardin des arbres dangereux, qui pourraient vite faire pousser en elle le mal, et semer la mort, elle préfère souvent arroser les plantes grimpantes de la haine » (p. 121). De même, revenant sur « le plus célèbre combat de la littérature biblique », qui a fait de Jacob vainqueur un Israël boiteux, Delphine Horvilleur montre comment le 7 octobre témoigne de l’« Ésaü-isation » d’Israël, torpillant « ce qu’aurait dû être le partage, ou ce qu’aurait pu être un accord de paix » (p. 132).

S’ancrer dans le passé pour tenter de comprendre le présent, c’est aussi « vivre avec nos morts ». Dans le livre qui porte ce titre, Delphine Horvilleur affirmait : « On emporte ses morts partout avec soi, et s’ils restaient au cimetière, cela se saurait. » Dans l’épilogue de sa pièce Il n’y a pas de Ajar, elle constatait : « Certains pensent qu’on écrit pour se débarrasser de quelque chose ou de quelqu’un qui vous hante, mais c’est le contraire. On écrit toujours pour retenir, et poursuivre une conversation avec ce qui n’est plus là, un dialogue que sans ça, la vie vous force à interrompre » (p. 84). Ce livre confirme particulièrement cet enjeu de l’écriture, renouant avec la voix de ses grands-parents disparus. « Les revenants ont la tchatche, surtout si, de leur vivant, ils n’ont pas réussi à dire » (p. 31). Et sa grand-mère de constater, avec son accent yiddish : « le passé, il passe jamais. […] Ti nous as cloués là. C’est pas pour qu’on te raconte le passey : tu sais bien que je te dirai rien… mais pour quon té parle de ce qui arrive onsuite. C’est tout. » (p. 54). Cette transmission par les ancêtres de clés pour comprendre l’avenir, Delphine Horvilleur l’a déjà évoquée, notamment au sujet des contes et légendes, jugeant qu’ils « disent peut-être quelque chose de l’avenir à la nouvelle génération qui pourra s’en emparer. […] Il était une fois veut dire : il est et il sera encore bien des fois[7]. »

À côté de ces voix familiales, celles, familières, d’écrivains et de chanteurs disparus, participent au tissage d’un horizon réconfortant pour Delphine Horvilleur : Albert Cohen,  traumatisé dans son enfance par l’insulte « Sale youpin », aide l’autrice à mieux cerner les pathologies qu’engendrent « la peur et la conscience de la menace » (p. 36) ; Barbara Streisand, Barbara « tout court » (p. 104), constituent ses « planches de salut, [s]es sources d’eau vive » (p. 106), comme Anne Sylvestre, « fille de collabo [qui a] fait de ses chansons le lieu d’un combat contre ses origines », mettant comme elle à l’honneur les « gens qui doutent », les « gens qui tremblent » (p. 106). Delphine Horvilleur confie avoir besoin de s’entourer d’individus qui « se savent hantés. Des êtres qui accueillent les fantômes de leur histoire et les font parler dans ce qu’ils disent, écrivent, composent, chantent ou construisent » (p. 106). Dans Il n’y a pas de Ajar, elle donnait la parole à un personnage habité par Romain Gary, lui-même écrivain aux nombreux pseudonymes, qui voulait « toujours être l’autre parce qu’il n’y a que comme ça qu’il a[vait] une chance d’être lui-même[8]. » Si la présence des morts à ses côtés se révèle vitale pour l’autrice, celle des vivants est également essentielle lorsque ceux-ci savent « ce qu’ils doivent à leurs revenants, et […] ne font pas comme si le passé était le passé » (p.107). Parmi eux, les écrivains Wajdi Mouawad et Kamel Daoud, dont l’histoire familiale est marquée par la guerre et l’exil. Si leurs fantômes les suivent partout, « parlent fort et parasitent toutes les conversations » (p. 108), l’un comme l’autre savent ne pas se laisser enfermer dans une pensée unique, un entre-soi stérile. Ainsi, Wajdi Mouawad explique comment, alors que ses parents ont semé en lui la graine de l’antisémitisme, il a décidé, en « jardinier d’humanité », « d’assécher le terrain : ne pas arroser, ni placer d’engrais sur ce marécage » (p. 109). Kamel Daoud, lui, choisit la voie de l’humour et du second degré (p. 110). Ce qui les réunit, c’est qu’ils ne se raccrochent pas au « narratif prémâché par [leur] tribu ou [leur] camp » (p. 112). Cet encouragement à se méfier de tout enfermement dans un « donjon identitaire » (p. 110) constituait l’enjeu principal de la pièce Il n’y a pas de Ajar. Dans la préface, l’autrice estimait : « À travers Ajar, Gary a réussi à dire qu’il existe, pour chaque être, […] une possibilité de refuser cette chose à laquelle on donne aujourd’hui un nom vraiment dégoûtant : l’identité » ; elle rappelait que, dans cette perspective, « le judaïsme s’assure en toute circonstance que la question de l’identité échappe à toute résolution, ne tolère aucune définition définitive[9]. »

Delphine Horvilleur s’insurge donc contre « les foules et leur psychologie assassine » qui obligent à « n’entendre que les voix qui hurlent d’un côté ou d’un autre. Depuis les kibboutzim du Néguev et les familles endeuillées d’Israël, ou depuis les champs de ruines de Gaza ou les villages de Cisjordanie » (p. 138).  Elle « cherche les mots, ceux qui diraient vraiment aux Palestiniens ET aux Israéliens que jamais leur douleur ne [la] laissera indifférente, que l’on peut et que l’on doit pleurer avec les uns ET les autres » (p. 141). Sommée de prendre position quant à la colonisation, la rabbine remarque : « J’ai beau, depuis des années, appeler avec force à la reconnaissance des droits des Palestiniens et à une solution à deux États, rien n’y fera » (p. 97). Elle cite d’ailleurs son discours, prononcé devant les fidèles de sa communauté le jour solennel de Yom Kippour, le 24 septembre : elle « pointai[t] du doigt la politique du gouvernement israélien en place, son arrogance, et l’hubris de force et de puissance qu’il cultive, par la voix de certains ministres. Leur culte de la terre et de la suprématie religieuse [étant], à [s]on sens, aux antipodes de ce que la sagesse juive nous a enseigné » (p. 133). En 2017 déjà, dans un dialogue avec Rachid Benzine, elle s’appuyait sur le Levitique (25, 23) pour souligner « le contraste entre tant de gens qui disent qu’ils sont chez eux sur une terre, qu’elle est à nous, et tant de textes de nos traditions qui disent justement l’inverse […] : celui qui vit là se doit de développer une conscience aiguë de la précarité du bail. À l’instant où il se dit chez lui, la terre tremble[10]… » Par ailleurs, dans son discours du 24 septembre 2023, la rabbine soulignait la nature oxymorique du nom choisi pour le parti « Puissance juive », le judaïsme n’étant pour elle « jamais affaire de puissance » (p. 133-134). Dans En tenue d’Ève, elle rappelait que « la virilité rabbinique n’est pas le renoncement à la force, mais sa transposition dans l’intellect et la parole[11] ». Pourtant, « [c]omment sauver Israël d’un gouvernement en déliquescence politique et morale, qui se perçoit comme seul légitime et fidèle au judaïsme » (p. 140) ?   Focalisés sur un sens univoque, les juifs ultra-nationalistes comme l’islam radical « menacent de mettre le monde à feu et à sang, au nom de leurs textes ou de leurs croyances. Peu importe qu’ils puissent être lus et interprétés autrement » (p. 144). Or, dans Le Rabbin et le psychanalyste, Delphine Horvilleur rappelait qu’« il existe toujours plusieurs façons de raconter l’histoire, plusieurs façons de raconter la vérité » et affirmait que l’interprétation « n’est jamais l’énoncé exclusif du sens de la vérité[12] ».

Face à la guerre qui implique que « toutes les positions mesurées sont soudain prises en otage » (p. 141) l’urgence semble bien de restaurer un langage qui, reflétant la complexité humaine et ses nuances, ouvrirait à une pluralité d’interprétations possibles. En attendant, c’est le yiddish qui s’impose à Delphine Horvilleur comme seule modalité accessible pour traduire, sans les réduire, les émotions contradictoires qui la traversent depuis le 7 octobre. En effet, cette langue « ne tolère aucune traduction fiable qui l’installerait une fois pour toutes dans un dictionnaire » et ses nuances « créent toujours un “pas tout à fait” » (p. 14). Sans doute parce que cette « sorte de patois protéiforme », ce « puissant scotch linguistique trimballe avec lui tous les résidus d’une migration désespérée » (p. 13) : de fait, un syntagme comme « Oy a brokh » peut contenir à la fois « la conscience du malheur et le devoir d’y survivre, le souvenir de tragédies et le refus de se laisser raconter par elles » (p. 12), exprimer « la puissance d’un sanglot qui pouffe de rire » (p. 12). Ainsi, le yiddish comme l’humour, l’un et l’autre connivents de l’oxymoron, ouvrent l’accès à cet au-delà de soi si précieux à Delphine Horvilleur[13]. « En développant une modalité du penser à-côté qui sape les représentations reçues, [l’humour] ébranle les évidences intellectuelles, affectives et éthiques, qui guident nos existences », analyse Judith Kauffmann[14]. À l’encontre de ces évidences dont elle a toujours invité à se méfier, Delphine Horvilleur opte pour le décalage : en exploitant « la capacité très juive de savoir se plaindre avec humour » (p. 12), elle épouse une posture active qui rejette l’assignation au tragique. Après le 7 octobre, elle démontre combien il est vital d’effectuer ce pas de côté, en continuant, dans un contexte tragique, à raconter des blagues juives, à pratiquer l’autodérision, à manier le calembour… « L’humour juif nous a sauvés en tant de circonstances… » (p. 94), reconnaît-elle avant de prévenir qu’à l’inverse « renoncer au second degré et à l’humour noir nous condamnera tous » (p. 111). Le décentrement opéré dans le comique constitue un acte vital de résistance face au processus de déshumanisation engendré par la haine : « Ces mots [d’humour] ne changent évidemment rien à votre impuissance ou votre vulnérabilité… mais parce qu’ils vous offrent d’en rire, ils font de vous un adversaire invincible » (p. 15). Ainsi le rire prévient la défaite, au sens où il permet de ne pas se laisser défaire. En adoptant cette posture surplombante, l’autrice se montre encore fidèle héritière de Romain Gary, qu’elle citait en exergue de sa pièce Il n’y a pas de Ajar : « L’humour est une affirmation de supériorité de l’homme sur ce qui lui arrive[15]. » Mais l’humour et le yiddish peuvent-ils encore sauver notre humanité de la « fureur insensée » du monde (p. 16) ? Malheureusement, le yiddish, exténué par le génocide nazi, n’est plus aujourd’hui, comme le déplore Rachel Ertel, qu’une « langue morte, non transmise mais dont certains portent le dépôt sacré, comme le joug, se tenant responsables, comptables, garants non pas de sa vie mais de sa survie[16]. »

Alors, quel autre langage que le yiddish pourrait réunir « les hommes qui perçoivent, des profondeurs du désespoir, que leur humanité chancelante demande à être sauvée » (p. 20) ? Dans la fin de ce livre, Delphine Horvilleur confie : « Je ne sais d’où viendra le Messie et s’il a la moindre raison de venir. Il me semble qu’il ne sera ni ministre, ni général ni stratège, mais peut-être poète ou exégète, un homme ou une femme qui sait écouter les mots, jouer avec eux, et reconstruire ainsi un autre monde » (p. 149). Durant la période de la Shoah, dans les ghettos notamment, les écrits poétiques ont proliféré, sans doute parce que, selon l’analyse de Rachel Ertel : « La poésie, par nature, par vocation, est […] la seule voie (voix) où peut tenter de se dire une expérience “dont au fond on ne connaît peut-être ni le sens ni le référent”. La poésie est donc en quelque sorte appelée à tisser, à entretisser ce lien essentiel et irréductible entre le mourir, le survivre et l’écrire[17] » (p. 279).

Dans Il n’y a pas de Ajar, Delphine Horvilleur estimait : « On écrit parce que les mots consolident toujours les liens[18]. » L’analyse rétrospective qu’elle porte aujourd’hui sur son œuvre confirme cet enjeu : « J’ai écrit des livres, et tenu des paroles d’ouverture, et j’ai fait de mon monde, y compris de mon judaïsme, le lieu de toutes les rencontres, le terreau de tous les dialogues avec l’autre » (p. 42). Ce livre poursuit cet engagement en l’actualisant au présent : s’ouvrant et se fermant sur deux poèmes, l’un palestinien et l’autre israélien, il constitue un « pont-levis » (p. 110) entre deux horizons qui trouvent à se rejoindre dans la fécondité du langage et l’intérêt porté à l’altérité. L’humain replacé ainsi au centre, pourront s’engager des conversations fructueuses avec l’autre, « non pas parce qu’il est comme nous, mais précisément parce qu’il n’est pas comme nous, et que son étrangeté nous oblige[19]. »

 

[1] Delphine Horvilleur, Comment ça va pas? Conversations après le 7 octobre, Paris, Éditions Grasset & Fasquelle, 2024. Toutes les citations tirées de cette œuvre renvoient à cette édition.

[2] Delphine Horvilleur, Le Rabbin et le psychanalyste, Paris, Éditions Hermann, collection « Psychanalyse », 2020, p. 24 ; idée reprise dans Comprendre le monde, Montrouge, Éditions Bayard, collection « Les petites conférences », 2020, p. 49.

[3] Delphine Horvilleur, Il n’y a pas de Ajar, Paris, Éditions Grasset & Fasquelle, 2022, p. 12.

[4] Delphine Horvilleur a déjà développé ce point dans Réflexions sur la question antisémite, Paris, Le Livre de poche, 2020, p. 87 : au Moyen-Age « fleurit une littérature antijuive qui affirme que le corps de l’homme juif saigne chaque mois, par l’un ou l’autre de ses organes, le nez ou l’anus de préférence. ».

[5] Delphine Horvilleur, Il n’y a pas de Ajar, op. cit., p. 14.

[6] Dibbouk ou dibbuk : terme qui vient de l’hébreu signifiant « esprit malin », « démon » : habituellement l’âme d’une personne morte qui pénètre dans une personne vivante. Delphine Horvilleur explique dans cet ouvrage que « le dibbouk, c’est un revenant qui vous colle à la peau ou à l’esprit, un être dont l’âme s’est attachée à la vôtre pour une raison mystérieuse, et qui ne vous lâche plus », p. 12-13.

[7] Delphine Horvilleur, Comprendre le monde, op. cit., p. 14.

[8] Delphine Horvilleur, Il n’y a pas de Ajar, op. cit., p. 20. Romain Gary a lui-même écrit un récit dont le personnage principal est le dibbouk d’un ancien SS : La Danse de Gengis Cohn, Paris, Éditions Gallimard, 1967.

[9] Ibid, p. 14 et p. 19.

[10] Delphine Horvilleur, Des mille et une façons d’être juif ou musulman Paris, Éditions du Seuil, 2017, p. 105.

[11] Delphine Horvilleur, En tenue d’Ève, Féminin, pudeur et judaïsme, Paris, Éditions Grasset & Fasquelle, 2013, p. 135.

[12] Delphine Horvilleur, Le Rabbin et le psychanalyste, op. cit., p. 41-42.

[13] Laurence Claude-Phalippou et Estelle Provost ont analysé le « dynamisme de la déstabilisation » propre à l’humour dans le dossier L’insoutenable légèreté du rire, ou comment peut-on dire l’horreur de la Shoah par l’humour ? consultable en ligne à l’adresse suivante : https://www.memoires-en-jeu.com/pedagogie/linsoutenable-legerete-du-rire-ou-comment-peut-on-dire-lhorreur-de-la-shoah-par-lhumour/.

[14] Judith Kauffmann, « L’humour (juif), arme des désarmés », Imaginaire & Inconscient, n°15, Paris, L’Esprit du temps, 2005, p. 94.

[15] Delphine Horvilleur, Il n’y a pas de Ajar, op. cit., p. 33. Citation tirée du roman de Romain Gary, La Promesse de l’aube, Paris, Éditions Folio, 1960, p. 160.

[16] Rachel Ertel, Brasier de mots, Éditions Liana Levi, Paris, 2003, p. 201.

[17] Ibid., p. 279.

[18] Delphine Horvilleur, Il n’y a pas de Ajar, op. cit., p. 84-85.

[19] Ibid, p. 18.