La Grèce moderne : comment la littérature témoigne de périodes troublées et douloureuses

Isabelle Lejaultprofesseur de lettres honoraire en CPGE, lycée Saint-Sernin, Toulouse
Paru le : 23.08.2022
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Photo de couverture : L’ile de Folégandros © Isabelle Lejault

Résumé : Cette ressource propose un corpus de textes littéraires traduits du grec moderne dont les auteurs, au cours du XXe siècle, ont connu la guerre, la prison et la déportation. Leurs œuvres, récits en prose ou poèmes, témoignent d’épisodes spécifiques de l’histoire grecque contemporaine mais s’inscrivent aussi dans un cadre plus large : elles ont été écrites pour dénoncer, à travers des cas particuliers, toutes les formes d’oppression. Pour donner corps à ces textes engagés et pour rendre compte de leur popularité dans la Grèce d’aujourd’hui, des liens permettent d’écouter la mise en voix ou en musique de quelques poèmes, qui sont à cette fin présentés en version originale.

Index géographique : Grèce, Turquie, îles de la mer Égée

Niveaux d’enseignement : 3e, classes de lycée, classes préparatoires littéraires

Disciplines : lettres, histoire, humanités, littérature et philosophie

Corpus de textes proposé à l’étude : PDF

Contextualisation

 

L’histoire de la Grèce moderne est celle d’une longue occupation. Soumise à l’Empire byzantin, puis à l’Empire ottoman, elle est reconnue comme État indépendant seulement en 1832. Mais elle passe alors sous la coupe de puissances qui lui imposent des monarques étrangers et qui interviennent dans sa politique intérieure.

Après la Première Guerre mondiale, en butte au mouvement national turc dirigé par Moustafa Kemal, elle doit continuer la guerre contre la Turquie pour imposer les clauses du traité de Sèvres (1920) qui lui donnait la Thrace orientale et la région de Smyrne (aujourd’hui Izmir). La défaite de la Grèce entraîne en 1922 l’évacuation de l’Asie Mineure, consacrée par le traité de Lausanne (1923) ; un million et demi de personnes doivent quitter la Turquie pour s’installer en Grèce. Les Grecs appellent « Grande Catastrophe » cet épisode particulièrement marquant de leur histoire, d’autant plus traumatisant qu’ils étaient installés en Asie Mineure depuis l’Antiquité.

La Seconde Guerre mondiale, pendant laquelle la Grèce est occupée par les forces fascistes (Allemagne, Italie, Bulgarie), est suivie d’une guerre civile qui oppose les partisans de la résistance grecque – essentiellement communistes – aux troupes royalistes aidées par la Grande-Bretagne. L’entrée en scène des États-Unis auprès des forces de droite entraîne la défaite des résistants en 1949. L’enjeu était d’éviter que la Grèce, dont la situation géographique dans les Balkans a une grande importance stratégique, ne tombe dans le bloc communiste. Après 1949, les gouvernements de droite qui se succèdent continuent à traquer et à incarcérer les opposants jusqu’en 1963.

La Grèce a aussi connu des dictatures : dictature du général Métaxas de 1936 à 1941, dictature des colonels de 1967 à 1974. Pendant ces dictatures, comme pendant la guerre civile et les années qui l’ont suivie, les opposants sont déportés dans des camps, souvent situés dans des îles de la mer Égée inhabitées ou éloignées (Makronissos, Aghios Efstratios[1], Yaros[2], Léros, Anafi, Ikaria, Lemnos). C’est seulement en 1974, après la chute de la junte des colonels, que le nouveau gouvernement rétablit les libertés fondamentales et légalise tous les partis politiques, y compris le parti communiste.

Les textes qui sont présentés ici sont des témoignages de ces périodes troublées et douloureuses ; leurs auteurs ont combattu dans les tranchées, ont été incarcérés, déportés. Certains d’entre eux se sont exilés, en France notamment. On trouve dans ces œuvres les traces d’une double culture gréco-turque, qui s’expliquent par la longue domination ottomane sur la Grèce, mais aussi, pour quelques-unes, par l’origine de leurs auteurs qui sont des Grecs originaires d’Anatolie ou d’îles qui en sont très proches. La traduction que j’en ai faite essaie de rendre compte de ce métissage.

Ces textes se partagent entre l’autobiographie, le témoignage romancé, la poésie – beaucoup de poèmes ont été écrits sur ces périodes-là – et l’auteur le plus célèbre de ceux que j’ai retenus ici est le poète Yannis Ritsos.  La diversité des genres en fait aussi l’intérêt.

Note sur la traduction

J’ai traduit en restant le plus près possible du texte grec, y compris dans ses particularités linguistiques (emploi fréquent de la voix passive, inversion du sujet, répétitions, changements de temps). La bibliographie mentionne les traductions disponibles des œuvres retenues.

 

Quelques pistes d’étude

 

Les textes rassemblés ici représentent diverses façons de témoigner de l’horreur de la guerre et de l’oppression. On peut les étudier séparément ; on peut aussi jouer sur leur parenté et sur leurs écarts.

Les textes en prose mettent en œuvre trois types d’écriture : le témoignage direct avec Le Matricule 31328, le pseudo témoignage direct avec La Vie dans la tombe, la fiction sous forme de dystopie avec L’Épidémie. Les deux premiers sont des textes de guerre, le troisième porte sur la déportation et l’incarcération. La précision documentaire des deux premiers contraste avec l’univers indéfini de L’Épidémie, mais les actions, les événements et les dialogues sont dans tous les trois rapportés de façon détaillée.

Ils sont écrits en langue démotique, la langue populaire, et non en katharevoussa, la langue puriste et savante, alors fréquente en littérature. Ce choix correspond à la volonté de présenter ce que vivent des gens du peuple, dans une langue accessible à tous. Les styles des trois auteurs sont différents : le style dépouillé de Vénézis et Frangias contraste avec le lyrisme de Myrivilis qui traduit le rêve d’un monde meilleur ; la traduction essaie, autant que possible, de rendre ces différences.

La thématique peut aussi servir d’axe d’étude : les deux textes de guerre insistent sur les liens qui s’établissent entre des groupes ennemis, par-delà les conflits, et sur les intérêts communs de ceux qui sont otages de circonstances qui les dépassent. Ils mettent ainsi en évidence l’absurdité de la situation, rejoignant l’univers carcéral de L’Épidémie qui échappe à toute raison.

Enfin les facultés de résistance des personnages sont aussi un point commun : à travers la découverte d’un coquelicot ou l’accueil « dans la maison de bonté »[3] pour Myrivilis, le partage des cigarettes et des conversations chez Vénézis, ces textes disent que la haine ne vient pas à bout de l’humanité. C’est aussi le message porté par L’Épidémie de Frangias, même si cela n’apparaît pas dans l’extrait retenu.

Les poèmes peuvent être regroupés de la façon suivante, en fonction de leur thématique, mais aussi des procédés d’écriture ; l’emploi des temps en particulier peut être révélateur :

– le témoignage direct sous forme de journal : Journal de déportation et Temps pierreux de Ritsos ;

– le rappel de périodes d’épreuves : Soir de carnaval de Titios Patrikios, souvenir encore brûlant d’un temps d’incarcération, et Thessalonique, jours de 1969 ap. J.-C., de Manolis Anagnostakis, dont le titre, à travers la date, renvoie à la dictature des colonels, même si le texte lui-même est allusif et distancié ;

– la référence plus lointaine à des temps difficiles : Une lettre et Les montagnes de Patrikios ;

– les Dix-huit distiques populaires de la patrie amère de Ritsos qui forment un ensemble à part, à la fois témoignage et chant d’espoir pour le peuple, manifeste patriotique destiné à être mis en musique et chanté[4]. Ritsos n’avait pas prévu d’éditer ces textes, écrits seulement à l’origine pour être mis en musique par Théodorakis ; il avait des scrupules, a-t-il dit, à cause de leur « inévitable simplicité de circonstance ». Par ailleurs, leur forme brève peut être rapprochée du haïku.

Après la défaite et Héraklès et nous qui mettent en relation Grèce antique et Grèce contemporaine. Comme l’indique le titre « Répétitions », Ritsos, dans la deuxième partie du recueil, fait appel au passé pour évoquer le présent. La langue employée est plus littéraire, le registre plus soutenu que dans les autres poèmes, et les références sont volontairement érudites. On voit ici comment la littérature grecque contemporaine se nourrit de l’Antiquité, à travers un parallélisme dont témoignent ces deux textes.

À titre de prolongements :

– sur la fraternisation entre soldats ennemis, on peut voir le film de Christian Carion, Joyeux Noël, sorti en 2005, dont l’action se déroule pendant la Première Guerre mondiale ;

– on peut écouter Titos Patrikios réciter son poème Les montagnes ;

– on peut écouter les Dix-huit distiques populaires de la patrie amère (sous le titre : Chansons de la patrie amère) mis en musique par Mikis Théodorakis.

 

Voici les liens :

Titos Patrikios, Les montagnes

https://www.youtube.com/watch?v=GFIzZiUdSUc

Théodorakis, Renaissance (Kostas Kamenos)

https://www.youtube.com/watch?v=IwqLp6Z_KK8

Théodorakis, Conversation avec une fleur

https://www.youtube.com/watch?v=cBmYWEur5dg

Théodorakis, Peuple

https://kithara.to/stixoi/MzkwMDY3ODgz/mikros-laos-farantouri-maria-lyrics

(Maria Farandouri)

https://www.youtube.com/watch?v=XYK0vzmn2o4

(Lakis Santas)

Théodorakis, Dévoué, Ne pleure pas sur la Grèce (Théodorakis)

https://www.youtube.com/watch?v=fLh9IxuW00M

album complet (Kostas Kamenos)

https://www.youtube.com/watch?v=TIcSKm1HHyY

Pour les prolongements audio, cf. les textes en version originale dans le document PDF

Bibliographie

 

Œuvres

 

Andréas Frangias, L’Épidémie, Gallimard, 1978, traduction de Jacques Lacarrière

 

Stratis Myrivilis, La Vie dans la tombe, Les Belles Lettres, 2016, traduction de Louis-Carle Bonnard et André Protopazzi

 

Yannis Ritsos, Journal de déportation, Ypsilon.éditeur, 2016, traduction de Pascal Neveu (édition bilingue)

 

Yannis Ritsos, Temps pierreux, Ypsilon.éditeur, 2008, traduction de Pascal Neveu (édition bilingue)

 

Yannis Ritsos, Pierres, Répétitions, Barreaux, Gallimard, 1971, traduction de Chrysa Prokopaki, Antoine Vitez et Gérard Pierrat, préface de Louis Aragon (édition bilingue)

 

Yannis Ritsos, Pierres, Répétitions, Grilles, Ypsilon.éditeur, 2019, traduction de Pascal Neveu

 

Yannis Ritsos, Dix-huit petites chansons de la patrie amère, éditions Bruno Doucey, 2020, traduction d’Anne Personnaz (édition bilingue)

 

Georges Séféris, Poèmes, Mercure de France, 1963, traduction de Jacques Lacarrière et Égérie Mavraki, préface d’Yves Bonnefoy

 

 

Anthologies

 

Anthologie de la poésie grecque contemporaine, 1945-2000, Poésie/Gallimard, 2000, choix des textes et traduction de Michel Volkovitch, présentation de Jacques Lacarrière

 

L’Amertume et la pierre, poètes au camp de Makronissos, 1947-1951, Ypsilon contre-attaque, 2013, choix des textes et traduction de Pascal Neveu

 

Ce que signifient les Ithaques, 20 poètes grecs contemporains, Biennale internationale des poètes en Val-de-Marne, 2013, choix des textes et traduction de Marie-Laure Coulmin Koutsafis (édition bilingue)

 

Titos Patrikios, Sur la barricade du temps, Le Temps des Cerises, 2015, choix des textes et traduction de Marie-Laure Coulmin Koutsafis (édition bilingue)

 

[1] Cette île est le plus souvent appelée Aï Stratis.

[2] Écrit aussi « Gyaros ».

[3] C’est le titre du chapitre 32 de La Vie dans la tombe.

[4] Cet aspect est illustré par les enregistrements signalés plus loin.