La plus précieuse des marchandises de Jean-Claude Grumberg  : un conte pour parler de la Shoah

Marie-Laure LepetitI.G. Lettres-cinéma
Paru le : 18.09.2021

La plus précieuse des marchandises de Jean-Claude Grumberg[1] : un conte pour parler de la Shoah

Au matin du 21 janvier 2019, Jean-Claude Grumberg, le célèbre auteur de L’Atelier, dont l’œuvre entière est imprégnée de son histoire de fils et petit-fils de déportés, qui, à l’âge de trois ans, a lui-même échappé de justesse à la déportation, s’interroge sur les ondes radiophoniques : « Qu’est-ce qu’on peut faire pour donner aux enfants que nous avons faits et qui sont en train de grandir le goût de vivre malgré tout ? Malgré tout ce qu’on leur raconte, malgré tout ce qu’ils voient, malgré tout ce dont ils sont témoins[2]. »

Pour ces enfants, à qui « il faut tout dire » mais sans « les écraser sous le poids de nos malheurs et de nos histoires[3] », Jean-Claude Grumberg a écrit ce conte – comme le précisent le sous-titre en lettres capitales sur la première de couverture et l’ouverture du chapitre 6 : « Dans bien des contes, et nous sommes bien dans un conte, on trouve un bois » (p. 42). Un conte qui parle d’hommes, de femmes, d’enfants et de nourrissons déportés dans des wagons de marchandises pour qu’ils « s’évapor[ent] après traitement […] dans la profondeur infinie du ciel inhospitalier de Pologne » (p. 41). Un conte qui nous fait entrer au cœur de l’enfer, dans des chapitres très courts, qui nous rappellent que Grumberg ne parvient à parler de cela que sous une forme elliptique, un peu comme sa mère qui ne prononçait jamais le mot Shoah mais disait toujours : « avant ça » ou « après ça ». « Je n’ai pas à dire ce que je n’ai pas vécu[4] », explique-t-il. Dans cet enfer, l’on y suit « notre héros » (p. 52), dont la femme et le nouveau-né, après le passage des « experts trieurs » (p. 41), « s’affranchirent de toute pesanteur en gagnant les limbes du paradis promis aux innocents » (ibid.). On le voit, père et mari déchiré, « après avoir vomi son cœur et ravalé ses larmes » (p. 52), devenu coiffeur : il s’est mis « à tondre et à tondre des milliers de crânes, livrés par des trains de marchandises venant de tous les pays occupés par les bourreaux dévoreurs d’étoilés » (ibid.). Et il espère de toutes ses forces qu’il parviendra à survivre…

Mais comment cette histoire pourrait-elle être un conte ? Comment l’Épilogue peut-il prétendre que « rien, rien de tout cela n’est arrivé, rien de tout cela n’est vrai » (p. 101) ? L’« appendice pour amateurs d’histoires vraies » (p. 105) arrive à la fin du texte telle une réponse cinglante à ces questions. En effet, les « amateurs d’histoires vraies », et les autres, tous ceux qui, du moins, daigneront en prendre connaissance, y trouveront les faits, les dates, le nombre de déportés, hommes, femmes et enfants, vieillards et invalides, les numéros de convois : le convoi 45 du 11 novembre 1942 dans lequel se trouvait « le grand-père de l’auteur » (ibid.) et le convoi 49 du 2 mars 1943 « transportant un millier de juifs dont le père de l’auteur » (ibid.) et par lequel ce même auteur fait partir le héros de ce conte avec sa famille. Un conte, donc, pour « dire d’une manière fausse le vrai[5] ». Un conte, parce que cela fait 60 ans que Jean-Claude Grumberg écrit sur le génocide des Juifs d’Europe et qu’il s’aperçoit aujourd’hui que « c’est comme s’il avait joué de la flûte ».

Mais un conte aussi parce que, malgré tout, ce texte raconte une histoire d’amour et de tendresse. L’amour qui pousse un père à commettre le geste le plus déchirant qui soit : enrouler dans son châle de prière l’un de ses deux bébés jumeaux, qu’il choisit au hasard, pour le jeter sur les chemins enneigés par la lucarne du wagon de marchandises qui les emporte, lui, sa femme et l’enfant qui leur reste. L’amour que « pauvre bûcheronne » (p. 25) offrira à ce bébé, paquet merveilleux filé d’or et d’argent, que les « dieux du train » (p. 91) lui ont confié et qu’elle adopte. L’amour que la jeune enfant donnera en retour à ses parents adoptifs et qui fera germer de nouveau dans le cœur du méchant bûcheron les sentiments humains que les verts de gris et autres miliciens avaient anéantis. L’amour dont « notre héros », revenu de l’Enfer sans sa famille, fera preuve en acceptant de s’effacer une fois qu’il aura retrouvé sa fillette métamorphosée en une belle et heureuse jeune-fille vivant auprès de sa mère adorée. Enfin, l’amour de ce héros pour l’Humanité tout entière : il retournera dans le pays où il avait été raflé, y achèvera ses études de médecine pour devenir pédiatre et consacrera « sa vie à soigner et aimer les enfants des autres » (p. 99). Par conséquent, ce conte est la réponse que Jean-Claude Grumberg apporte aux négationnistes et complotistes en tout genre. Puisqu’il n’est pas assez costaud « pour leur casser la gueule », explique-t-il sur les ondes ce matin du 21 janvier 2019, il écrit des histoires, des histoires d’amour car « la seule chose qui mérite d’exister dans les histoires comme dans la vraie vie », c’est « l’amour, l’amour offert aux enfants – aux siens comme à ceux des autres. […] l’amour qui fait que la vie continue ».

Résonnent ici les mots de Valérie Zenatti expliquant le projet littéraire d’Aharon Appelfeld, dans son dernier récit publié au même moment que celui de Grumberg : « […] il disait : Pour connaître un homme, il faut savoir comment il aime ses parents, et comment il a été aimé d’eux. C’est sans doute là, sans jamais prétendre donner de réponse, en retissant les liens brisés, en permettant de nouveau l’amour, l’affrontement et même les incompréhensions, qu’il a sauvé de l’effacement ce qui avait été condamné à l’effacement[6]. » D’un texte à l’autre, les fils se croisent et se tissent pour former l’idée que « la plus grande des libertés consiste à ne pas se laisser enfermer dans les espaces tracés par les bourreaux, il [faut] reprendre la main, écrire une histoire où les victimes ne seraient ni idéalisées ni sanctifiées, mais trouveraient un visage humain, celui où les traits redeviendraient mobiles pour dessiner la timidité, l’ambivalence, l’étonnement, la joie[7]. »

 

[1] Paris, Seuil, 2019. Toutes les citations sont extraites de cette édition.

[2] Jean-Claude Grumberg, Matinale de France-Inter, le 21 janvier 2019.

[3] Jean-Claude Grumberg, La Grande Librairie, TV 5, le 20 février 2019.

[4] Ibid.

[5] Ibid.

[6] Valérie Zenatti, Dans le faisceau des vivants, Paris, Éditions de l’Olivier, 2019, p. 54. Pour un compte rendu de ce livre cf. Laurence Claude-Phalippou, « Le récit bouleversant de deux mémoires qui s’entrelacent », Mémoires en jeu, rubrique « pédagogie », consultable à l’adresse suivante : https://www.memoires-en-jeu.com/pedagogie/valerie-zenattidans-le-faisceau-des-vivants/

[7] Ibid.