Le rire en héritage : les visages clownesques de l’Histoire dans Incendies et Effroyables jardins

Palud, AurélieProfesseur de lettres au lycée Gabriel Touchard, Le Mans
Paru le : 05.08.2015

Aurélie Palud, professeur de lettres au lycée Gabriel Touchard, Le Mans

Résumé : Incendies de Wajdi Mouawad et Effroyables jardins de Michel Quint place la figure du clown au cœur des rapports entre rire et Histoire. Etudier ces deux œuvres et réfléchir parallèlement à leur adaptation cinématographique permet d’interroger le processus mémoriel. Cet article a pour objectif de montrer comment les figures paternelle et maternelle procèdent à un « don du rire », alors même que cette entreprise de transmission ne va pas de soi. Déconcertante, cette entreprise se trouve évacuée des deux adaptations cinématographiques, geste esthétique et éthique dont on propose une analyse en fin de parcours.

Mots-clés : adaptation cinématographique, héritage, rire ; seconde génération, transmission

Index géographique : Liban, France

Discipline : français

Niveaux : 3ème ; lycée général (2nde) et lycée professionnel (2nde et 1ère)

Version PDF : Le rire en héritage


Par-delà la différence de genres, la pièce de théâtre Incendies de Wajdi Mouawad et le roman Effroyables jardins de Michel Quint[1] autorisent une comparaison en raison de la présence incongrue, au milieu des violences de l’Histoire, d’une figure associée au rire : celle du clown.

Dans Effroyables Jardins publié en 2000, le narrateur Lucien dévoile le passé héroïque de son père. Ayant longtemps eu honte des pitreries paternelles, il reconsidère son jugement lorsqu’il apprend que cette vocation de clown lui vient de son passé de résistant. Pris en otage pendant la Seconde Guerre mondiale, Jacques Pouzay a en effet été surveillé par un gardien allemand qui lui a fait un numéro de clown pour l’aider à surmonter son emprisonnement. Quelques décennies plus tard, le narrateur devenu adulte se présente au procès de Maurice Papon dans un déguisement de clown.

Quant à la pièce Incendies parue en 2003, elle retrace l’histoire tragique de Nawal, jeune femme séparée de son bébé pendant la guerre du Liban. Jurant de le retrouver, elle dépose un nez de clown dans le berceau, promesse de bonheur pour l’enfant et signe de reconnaissance pour la mère. Révoltée contre la guerre qui a brisé sa vie, Nawal tente d’assassiner un leader politique et finit en prison, violée par son bourreau dont elle aura deux enfants. À la fin de la pièce, elle retrouve son fils grâce au nez de clown. Or, la personne qui porte cet accessoire n’est autre que le bourreau qui a abusé d’elle.

Les deux œuvres présentent de nombreuses convergences : un procès (qui ouvre le roman et clôture la pièce), un visage de clown qui trouble ce procès, un ancrage historique fort, ainsi qu’une histoire de révélation et de transmission. En outre, toutes deux ont fait l’objet d’une adaptation cinématographique : Incendies (2010) par le réalisateur québécois Denis Villeneuve, Effroyables jardins (2003) par le cinéaste français Jean Becker.

Placée au cœur des rapports entre rire et Histoire, la figure du clown qui jalonne ces œuvres tragiques interroge le processus mémoriel. Nous verrons ainsi comment les figures paternelle et maternelle procèdent à un « don du rire ». Toutefois, cette entreprise de transmission ne va pas de soi : alors que les générations passées privilégient le rire bouffon, les héritiers déforment ce rire pour le rendre inquiétant. Néanmoins, cette entreprise déconcertante se trouve évacuée des deux adaptations cinématographiques, geste esthétique et éthique dont nous proposerons une analyse.

Le temps des pères : le rire bouffon face à la violence de l’Histoire

La confrontation des deux œuvres met en exergue le recours au rire comme forme de résistance à la violence de l’Histoire.

Des rencontres clownesques

Alors que les tensions religieuses interdisent l’amour entre Nawal et Wahab, le couple se rend au cirque. Les éclats de rire de la jeune fille sont tels que Wahab décide de voler le nez du clown pour le lui offrir : « Le même nez qu’on a vu lorsque le théâtre ambulant est passé. Tu riais tellement ! Tu me disais : “Son nez ! Son nez ! Regarde son nez !” Et j’aimais tellement t’entendre rire. » (chap. 22, p. 78) Ayant rouvert – même de façon éphémère– la possibilité du bonheur en un temps où chacun se sent menacé, ce nez est l’objet que Nawal choisit de transmettre à son fils en tant que symbole d’une joie intense, souvenir d’un temps suspendu qui avait échappé aux affres de l’Histoire.

Dans Effroyables jardins, une première transmission s’opère autour de la figure du clown, relevant moins d’un don d’objet que de pratiques et de valeurs. Alors que le père du narrateur a été arrêté pour sabotage, le soldat allemand chargé de surveiller les otages leur propose un numéro de clown. Le rire offert par Bernd Wicky est d’abord jugé indécent en de telles circonstances. Ayant l’impression de se faire narguer, les otages s’insurgent contre ces facéties :

Il nous aurait insultés, bombardés de cailloux, pissés dessus, c’était dans l’ordre, rien à redire. Mais là, se payer la figure d’otages, faire le môme pour des hommes qui vont mourir, c’était indigne, insupportable ! (p. 48)

Parce qu’il brise les attentes et les codes, ce rire bouffon suscite incompréhension et malaise. Mais progressivement, le rire se présente comme une réponse possible à la violence. D’une certaine façon, les personnages clownesques sont des victimes de l’Histoire, à la fois forcés d’en assumer l’absurde et tentés, dans un geste peut-être vain, de dépasser leur souffrance. Comme le dit Abderrahmane Moussaoui dans son article « Rire en situation de violence » : « La dérision est à la fois un signe d’impuissance et un indice de résistance. Impuissance à inverser le cours des choses, mais force de résistance aux multiples effets traumatiques[2]. »

Dans Effroyables jardins, le soldat allemand s’efforce d’apporter aux otages un peu de réconfort. En offrant son pain, l’Allemand fait des prisonniers ses « compagnons » au sens premier du terme. En les faisant rire, il les aide à se sentir vivants et recrée du lien entre les êtres : « Qu’on allait crever, on n’y pensait plus. Nous, on n’y pensait plus, on était encore des gamins à ce point et, lui, il était rigolo à ce point… » (p. 50)

Le rire a donc ici des vertus individuelles et collectives. Par le don du rire, le soldat trahit son camp et rappelle la commune humanité des rieurs, suivant le principe que « le rire est le propre de l’homme ». Ce rire scelle l’absurdité d’un conflit qui oppose deux patries ayant bien des richesses à partager. Figure silencieuse, le clown exprime son combat contre la barbarie à travers sa gestuelle, son visage, ses onomatopées. La reconquête de la dignité humaine s’opère alors au-delà des mots, par la simple présence de celui qui aspire à faire naître un sourire sur le visage d’autrui.

Faire perdurer le rire

Suite à cette rencontre, le père du narrateur devient clown pour ne pas oublier cet épisode. À travers son personnage d’auguste, il fait rire de ses malheurs et de ses maladresses, acte qui ne manque pas de profondeur puisqu’il s’agit de sublimer sa tristesse, de transformer sa douleur en communion avec autrui. Son rôle de clown est autant un don aux enfants qu’il amuse, qu’un hommage à ce héros du passé : « Parce que lui, il a passé sa vie à rendre hommage, à payer sa dette d’humanité, le plus dignement qu’il croyait. » (p. 24) Le film de Jean Becker renforce cet hommage en présentant le spectacle du père comme une reprise des sketchs de l’Allemand : les grimaces, le jonglage sont similaires, et la même chanson de Charles Trenet « Y’a de la joie » vient clôturer le spectacle.

Mais, dans Incendies comme dans Effroyables jardins, les parents éprouvent une incapacité à dire leur vécu, qu’ils se l’interdisent ou qu’ils en soient empêchés par les circonstances. Soucieux d’offrir le rire en héritage, ils ne laissent qu’un legs sans testament, don que les jeunes générations peinent à interpréter.

Le temps des fils : un héritage problématique

L’incompréhension des héritiers

Force est de constater que l’incompréhension prime chez les héritiers. Dans Effroyables jardins, le narrateur se souvient du fils honteux qu’il était lorsqu’il dresse un portrait sans concession de son père :

Ainsi armé et affublé de la sorte, casqué d’une passoire à l’émail écaillé, […] c’était un guerrier hagard, un samouraï de fer-blanc qui sauvait l’humanité intergalactique et aussi la nôtre, tout bête dans un numéro pathétique de niais solitaire contraint de s’infliger tout seul des baffes et des coups de pied au cul. (p. 16)

À travers ce portrait héroï-comique, le père apparaît comme un gaffeur lourdaud et ridicule. Le comique de cette description est porté par une langue orale, parfois familière, qui souligne l’aspect burlesque du clown. L’énumération crée une surenchère cocasse qui insiste sur la bouffonnerie de ce pantin trop déguisé et mal maquillé. Mais l’on perçoit surtout le rejet de la figure paternelle et le regard dédaigneux que le fils porte sur ce héros de pacotille. L’indécence du spectacle suscite d’ailleurs chez le garçon « le vertueux effroi des puceaux croisant une prostituée peinte » (p. 15).

De la même façon, Nihad est outré d’avoir reçu un nez de clown en héritage. À la fin de la pièce, jugé pour ses crimes de guerre, il exhibe l’objet en déclarant :

Les gens qui m’ont vu grandir m’ont toujours dit que cet objet était une trace de mes origines, de ma dignité en quelque sorte, puisque, d’après l’histoire, il m’a été donné par ma mère. Un petit nez rouge. Un petit nez de clown. Qu’est-ce que ça veut dire ? Ma dignité à moi est une grimace laissée par celle qui m’a donné la vie. Cette grimace ne m’a jamais quitté. (p. 125)

Lui, l’orphelin qui n’a jamais connu le bonheur, que pouvait-il faire de ce nez de clown ? Ce don lui semble particulièrement ironique, indécent, puisqu’il a vécu dans la solitude et qu’on l’a élevé comme une machine à tuer.

Le visage inquiétant des fils

Certes, une appropriation du don s’opère lorsque les jeunes gens adoptent une posture clownesque. Néanmoins, il ne s’agit plus de faire rire : le visage du clown se veut inquiétant, qu’il relève de la figure spectrale de Lucien ou de la grimace grotesque de Nihad.

Dès les premières lignes, Effroyables jardins nous place face à une scène incongrue :

Certains témoins mentionnent qu’aux derniers jours du procès de Maurice Papon, la police a empêché un clown, un auguste, au demeurant fort mal maquillé et au costume de scène bien dépenaillé, de s’introduire dans la salle d’audience du palais de justice de Bordeaux. Il semble que, ce même jour, il ait attendu la sortie de l’accusé et l’ait simplement considéré, à distance, sans chercher à lui adresser la parole. (p. 13)

Alors que le procès de Papon constitue un moment crucial, cette présence d’un clown ne manque pas de provoquer une friction du solennel et du cocasse, de la grande Histoire et de l’anecdotique. Si Lucien cherche à croiser le regard de Maurice Papon, il ne l’interpelle pas, ne provoque pas la rencontre, ne profère aucun slogan vindicatif. Tout se passe comme si le visage peint du clown permettait de se passer des mots. Sa seule présence, à la fois discrète et remarquable, doit perturber et renvoyer à l’accusé un miroir grimaçant.

La figure grotesque de Nihad est plus saisissante encore. Epargné par les bombardements de l’orphelinat, Nihad est devenu enfant-soldat. Dans le chapitre 31 de la pièce, on découvre que ce sniper hors-pair est aussi un adolescent qui rêve de devenir une rock-star. De fait, le criminel de guerre se sert de son fusil comme d’une guitare puis d’un micro. Chantant « Logical song » de Supertramp, il s’en tient à des onomatopées (« Kankinkankan boudou »), ce qu’il fera aussi avec la chanson « Roxane » de The Police (« nin, nin, nin, nin, nin »). Son anglais approximatif interpelle le lecteur : « It is new on you carrière, Nihad. » (p. 110) Ce mésusage de la langue pourrait amuser le lecteur s’il n’encadrait pas le meurtre d’un photographe. Le public de son show est en effet sa future victime. Après avoir tué le photographe de sang-froid, Nihad s’imagine que le cadavre devient le présentateur d’une émission TV dont il serait l’invité. La scène fait sourire, mais ce sourire est déplacé, grimaçant. Le cynisme atteint son paroxysme lorsque Nihad annonce à Kirk, le présentateur fictif, qu’il a écrit une chanson d’amour : « I feel a big crash in my hart. My hart colaps. Yes. I crie. And I wrote this song ». En somme, le sniper se fantasme en chanteur romantique alors même qu’il n’a fait preuve d’aucune compassion pour sa victime. Le chapitre 31 porte d’ailleurs bien son titre : « l’homme qui joue » – Nihad est celui qui croit jouer d’un instrument, qui joue la comédie mais aussi qui joue avec la vie et la mort.

On pourrait rapprocher cette figure clownesque de Bernd Wicky puisque les deux hommes sont du côté du mal (après tout, le soldat est dans le camp des oppresseurs allemands) et que le public de leur spectacle est constitué d’individus qui redoutent la mort. En outre, le soldat allemand est lui aussi un « homme qui joue » : il prend son arme pour un instrument de musique (en l’occurrence, un saxophone) et jongle avec la nourriture des otages. Mais la distinction est nette : alors que Nihad se donne en spectacle pour lui-même dans une sorte de délire narcissique, le personnage d’Effroyables jardins le fait pour les prisonniers français. Il faut donc opposer le clown qui exhibe l’absurdité de l’existence à celui qui invite à se défaire de l’angoisse de la mort. Si Bernd est un « ange-gardien, un gardien devenu bienfaiteur[3] », Nihad est un ange exterminateur.

Néanmoins, le chapitre 31 de la pièce est aussi porteur d’une vérité sur le personnage : personnage enfantin, immature, privé de son innocence, Nihad tente à travers le divertissement de se recréer un monde. Les chansons qu’il fredonne maladroitement sont autant de messages cryptés qui expriment son malaise. Dans « Logical song », les paroles « Please tell me who I am » font entendre la crise identitaire du personnage tandis que la chanson « Roxane » soulève la question du bien et du mal. Le rire de Nihad est un rire diabolique d’autant plus scandaleux qu’il se moque de la peur des hommes, mais c’est aussi le rire de l’enfant qui s’amuse, qui se crée un univers pour mieux masquer la terrible vérité.

De l’œuvre littéraire au film : la suppression du visage inquiétant du clown

Nous n’ignorons pas que toute adaptation constitue une œuvre à part entière et que la transposition dans un autre média autorise des modifications. Ainsi, il s’agit moins de blâmer les choix des réalisateurs que de les expliquer, même s’il nous semble que les œuvres tendent à perdre en complexité et en nuance. Dans les deux films, la transmission s’opère aisément alors que les œuvres littéraires problématisaient l’appropriation d’un lourd héritage. Afin d’expliquer ce choix, nous proposons trois hypothèses : la volonté de simplifier le scénario et de proposer un autre univers (plus merveilleux pour Effroyables jardins, plus univoque pour Incendies), le refus d’un regard trop critique sur la société occidentale, le souci d’un « happy end ».

Simplifier l’histoire au profit d’une autre réalité

Dans Effroyables jardins de Jean Becker, la présence du fils au procès de Papon est éludée. De fait, il n’y a plus de saut dans le temps : les années 1990, temps du récit-cadre dans le roman, ne sont nullement évoquées, permettant à la fable du film de se concentrer sur les années de guerre. Il était donc logique que la narration ne soit plus confiée au fils mais à un narrateur adulte, témoin privilégié des événements. On aurait pu s’attendre à retrouver le narrateur du récit-encadré : Gaston, l’oncle de Lucien qui a accompagné Jacques Pouzay dans ses mésaventures. Mais le film nous propose moins une histoire de famille qu’une histoire d’amitié et de franche camaraderie. C’est donc André, meilleur ami du père, qui attestera de la véracité de cette histoire, conférant ainsi une forte unité au film. Le choix d’André Dussollier, outre ses qualités d’acteur, n’est sans doute pas anodin. Le conteur hors-pair a prêté sa voix à de nombreuses lectures et avec Effroyables jardins, Jean Becker propose un film qui relève moins du drame historique que du conte. Car c’est bien un conte que l’on nous offre à travers les remaniements conséquents de la trame narrative.

Évacuant les remords et les interrogations du fils, le film étoffe les relations amoureuses ou plutôt cette tentative laborieuse et maladroite que les deux amis mettent en œuvre pour séduire la même femme. La perspective du conte est alimentée par une vision de la France idéalisée et une image de la guerre quelque peu édulcorée. D’ailleurs, le statut des personnages est significatif : si Jacques Pouzay reste le brave instituteur qu’il était dans le roman, son ami André n’est rien moins qu’un châtelain qui exerce – comme un certain personnage d’Alice aux pays de merveilles – la profession de chapelier. Les deux compères entretiennent une rivalité bouffonne dans leur entreprise de séduction avant d’être érigés en héros par l’épreuve de la Résistance. Lors de sa première apparition, le clown est filmé en contre-plongée comme pour lui donner le visage oppressant d’un ogre. Mais il ne s’agit là que d’un faux méchant : le véritable ogre est un autre soldat, à la mine patibulaire, celui-là même qui tuera de sang-froid le bienveillant Bernd Wicky. À la fin de la guerre, c’est Jacques Pouzay, le « brave type », qui épouse la belle : par son attitude chevaleresque, il a prouvé son mérite et le film scelle le triomphe de l’amitié puisque Gaston lui cède sa place. On pourrait alors convoquer la formule consacrée « ils vécurent heureux et eurent beaucoup enfants » tant l’admiration de Louise envers son héros reste vive malgré le temps qui passe.

Dans Incendies, alors que Wajdi Mouwad laissait place à la fantaisie macabre de Nihad, Denis Villeneuve adapte l’œuvre en supprimant la bouffonnerie de la pièce. Refusant toute bizarrerie, il privilégie une esthétique documentaire plus univoque. Ainsi, le show à l’américaine du chapitre 31 est remplacé par une scène de tir sans intervention orale de Nihad et le nez de clown qui servait de signe de reconnaissance est transformé en trois points tatoués sur la cheville.

Le renoncement à ce nez de clown a une forte incidence. On a vu qu’il provenait d’un spectacle de cirque qui avait beaucoup amusé la jeune femme. Or dans le film, Nawal n’est jamais montrée souriante ou riante : tout n’est qu’horreur et désolation. Le réalisateur québécois semble juger préférable de supprimer toute forme de rire en temps de guerre, comme si cela répondait davantage à son exigence de réalisme.

Dans cette optique, soulignons que la scène d’exposition donnait la parole au notaire Hermile Lebel chargé de lire à des jumeaux le testament de leur mère. Répétant son rôle, le notaire dérapait et dérivait. Son monologue était jalonné de jeux de mots et d’approximations (« c’est pas la mer à voir », « l’enfer est pavé de bonnes circonstances », p. 13-14), et de précisions inappropriées dans ce contexte (« Un centre d’achats, ce n’est pas un oiseau. Avant je disais un « zoiseau », c’est votre mère qui m’a appris qu’il fallait dire un oiseau », p. 13). D’emblée, le lecteur rencontrait donc un personnage associé à la mort mais qui n’en était pas moins cocasse. Dans le film, le notaire devient le gardien d’une parole sacrée, le passeur entre les vivants et les morts. Par la parole solennelle de celui qui se prénomme désormais Jean (il y aurait beaucoup à dire sur cette référence biblique), Denis Villeneuve rend toute sa noblesse à la profession de notaire.

Le refus d’un regard trop critique sur la société occidentale

La lecture des deux œuvres nous confronte à une langue vive, acerbe. Effroyables jardins est marqué par le style rageur du narrateur Lucien qui semble se purger de sa colère contre son père avant de s’insurger contre une société qui oublie les héros. Quant à la langue de Wajdi Mouawad, elle est incendiaire, riche de métaphores, d’hypotyposes, entrelaçant le français, l’anglais et le jouant dans un déferlement d’images. Les films édulcorent cette langue, Jean Becker en basculant dans l’univers du conte, Denis Villeneuve en proposant un film qu’il a souhaité le plus silencieux possible[4].

Plus encore, les deux réalisateurs renoncent à une scène cruciale des œuvres : celle du procès. Dans Incendies, il advenait avant la reconnaissance de l’identité maternelle tandis que dans Effroyables jardins, la découverte du vécu paternel avait eu lieu en amont. Dès lors, le discours de Nihad se charge d’ironie tragique puisqu’il évoque son abandon à la naissance et dénigre les femmes qu’il a violées sans savoir que l’une des plaignantes est sa mère. À l’inverse, le passé a déjà été dévoilé pour Lucien : celui qui haïssait les clowns dans son enfance et qui avait honte de son père se déguise à présent pour lui rendre hommage. Par-delà les enjeux identitaires, une question émerge : de quoi fait-on le procès lorsqu’on se présente dans un tribunal de guerre avec un nez rouge ? À n’en pas douter, les deux œuvres mettent en cause une société bouffonne et mensongère.

Désormais conscient que son père est un héros, Lucien se présente déguisé en clown afin de dénoncer l’attitude de Papon pendant son procès :

Parce que cet homme-là, qui tente de faire de son procès une mascarade, qui joue les pitoyables pitres, aucun des ennemis d’alors ne fut pire, et beaucoup d’entre eux l’auraient haï de trahir toute dignité. (p. 74)

Blâmant la mascarade qui se joue aux yeux de tous, Lucien refuse toute bienveillance envers celui qui a nié la dignité humaine.

Chez Wajdi Mouawad, c’est Nihad qui prend en charge cette dénonciation d’une société bouffonne. Lors de son procès pour crime de guerre, il fait preuve d’un cynisme sans bornes, en exigeant que le tribunal devienne le lieu d’un spectacle où l’on se divertit : « Que ce procès était d’un ennui ! Sans rythme et sans aucun sens du spectacle. Le spectacle, moi, c’est ça ma dignité » (p. 125). Dans le chapitre 31, on le voyait rejouer une émission TV. Dans le chapitre 35, on le découvre ancré dans une société du divertissement qui prétend offrir célébrité et grandeur alors que la vie ne lui a offert que solitude et violence. Comme pour mieux dénoncer cette imposture, Nihad exhibe un nez rouge qui masque ses traits. Avec cette figure de clown, il témoigne d’une volonté de s’extraire de l’humanité, de réaffirmer sa puissance et de rire au nez du monde. Exposant sa défiguration, il dénonce une société qui l’a déshumanisé.

On pourra déplorer, dans cette évacuation de la scène du procès, un souci de bien-pensance. Plus de Lucien pour exhiber l’imposture et les faux-semblants des procès de l’Histoire, plus de Nihad pour rappeler au monde occidental le versant pascalien du divertissement. Ce faisant, les réalisateurs s’octroient un « happy end » là où les romans tendaient à proposer une fin en demi-teinte.

La volonté d’un « happy end »

Le roman de Michel Quint présentait un étrange effet de boucle, s’ouvrant et s’achevant sur la figure inquiétante du fils présent au procès de Papon. Certes, on peut en proposer une lecture optimiste ; en un sens, le fils déguisé en auguste devient le symbole des déportés, des victimes de l’Histoire et des héros tombés dans l’oubli : « il est de mon devoir de t’y représenter, papa, ainsi que Gaston, Nicole, Bernd, et les autres, ces ombres douloureuses, d’où qu’elles soient » (p. 74). Dans l’adaptation cinématographique, le film finit sur les rires du fils Lucien qui comprend enfin les choix de son père. Nul doute que le personnage oriente la réaction du spectateur, l’invitant à s’émouvoir de cette « reconnaissance » du père et à se réjouir face à une joie de vivre diffuse que renforce la chanson « Y’a de la joie », gaiement entonnée par le père. Le roman se veut plus sombre. Certes, le fils reprend le costume du père mais il ne cherche plus à faire rire. Il n’est qu’une figure spectrale, un symbole de l’humanité grotesque et souffrante. Toutefois, cette déformation est aussi une transformation et l’on peut reconnaître quelque mérite à son travail de passeur. Par son visage maquillé, le clown introduit l’étrangeté dans le monde, brise le cours du temps et met la réalité à distance. Par ce visage hybride, il interroge la condition humaine et la possibilité de s’émouvoir encore devant l’horreur comme devant la beauté du monde. Se parer ainsi, c’est déjà entreprendre une reconquête – toujours fragile – de la dignité humaine.

De la même façon, avec son nez rouge, le personnage théâtral de Nihad réclame qu’on observe son visage. Selon Emmanuel Levinas, la rencontre avec le visage d’autrui appelle une réponse éthique, une exigence de soutien et d’aide. Tout en criant son dédain, Nihad clame donc son besoin d’amour. Ainsi, la pièce de Wajdi Mouawad érige la victime en bourreau cynique mais rappelle que le fou de guerre est aussi un enfant que l’on a privé d’amour. Dans un moment saisissant, Nawal (assistant au procès du bourreau qui l’avait violée en prison) reconnaît l’offrande qu’elle avait faite à son bébé. Le nez rouge cristallise l’horreur de la guerre qui transforme le fils en violeur mais il indique aussi la force de l’amour maternel qui perdure malgré tout. Comme dans Effroyables jardins, l’accessoire de clown symbolise la misère et la grandeur humaine. Mais la fin de la pièce n’en reste pas moins ouverte, donc en demi-teinte. Après le procès, Nihad reçoit deux lettres de sa mère, l’une adressée au fils, l’autre au bourreau (chap. 36 et 37). Mais la pièce nous confronte à un vide : que va-t-il faire de ce nouvel héritage fait d’amour et d’abjection ? La guérison et l’acceptation ne vont pas de soi.

Denis Villeneuve évacue la scène du procès en imaginant que le criminel de guerre a pu s’exiler au Québec et devenir un citoyen lambda. Nihad s’est en effet intégré dans la population, a trouvé un emploi et Nawal le reconnaît grâce à sa cheville tatouée alors qu’elle est à la piscine municipale. Tandis que la pièce propose avant tout « une consolation impitoyable », le film de Denis Villeneuve est une œuvre de la réconciliation et du pardon. L’esthétique du cinéaste n’en reste pas moins intéressante puisqu’il absorbe les stratégies et les intentions du dramaturge pour les remodeler. Son travail sur le cadrage en témoigne dans la mesure où le film construit progressivement le visage de Nihad. Longtemps, le spectateur ne perçoit qu’un œil et un pied, avant de voir un dos, un profil puis un visage de face. Tout se passe alors comme si Denis Villeneuve avait bien compris que l’accès au visage de Nihad constituait un enjeu majeur de l’œuvre.

À la fin du film, la transmission s’opère et après une ellipse, on découvre Nihad se recueillant sur la tombe de sa mère Nawal. À l’arrière-plan, une pierre tombale indique un énigmatique « stalker » qui, dans l’œuvre d’Andreï Tarkovski, désigne celui qui transmet[5]. Ce clin d’œil confirme que quelque chose s’est passé, que quelque chose est passé et que l’avenir peut de nouveau s’ouvrir.

*

La comparaison des deux œuvres littéraires nous rend sensible à la déformation que subit le rire dans sa transmission. Dans Incendies, le rire de Nihad est un rire cruel, grimaçant alors que Nawal lui avait fait le don du fou rire, du rire gratuit qui libère. Dans Effroyables jardins, alors que le spectacle burlesque du soldat allemand est reproduit à l’identique par le père, le fils métamorphose le clown en une figure inquiétante qui hante les assises du procès Papon. Quand les parents confrontés à l’horreur voulaient encore croire en l’espoir et offrir un rire léger aux générations futures, les fils peinent à comprendre ce don et ne peuvent en tirer qu’une grimace. Grimace car ces héritiers mènent une pénible quête des origines ; grimace car ils subissent une réalité dont ils ne détiennent pas les clés ; grimace car ils ne trouvent pas d’espace pour s’accomplir. Tandis que les adaptations filmiques occultent le problème au profit d’une fin heureuse, les œuvres questionnent la difficile appropriation d’un passé qui ne passe pas mais qui, d’une certaine façon, ne doit pas passer. C’est ce que Wajdi Mouawad nomme la « consolation impitoyable » : le refus du pardon n’empêche pas de reconnaître les bourreaux, le refus de l’oubli n’interdit pas d’avancer.

Si l’héritage ne convient pas, il n’y a plus qu’à se déguiser pour rire au nez de la société, pour lui renvoyer son image grimaçante. La dérision affichée devient alors une stratégie de défense, un défi au malheur. Mais exhiber un visage grimé, c’est déjà obliger les autres à tourner le regard vers ce visage saugrenu, à la fois anormal et humain. C’est en ce sens qu’il faut comprendre la recommandation de Michel Quint : « Mettez un nez rouge, ce soir, et sûrement que le monde ne sera pas moins cruel mais peut-être qu’on sera un peu plus des hommes qui n’en détournent pas le regard[6]. »

 

NOTES

[1] Dans cet article, les numéros de page correspondent aux éditions suivantes : Wajdi Mouawad, Incendies, Paris, Babel, 2003 et Michel Quint, Effroyables jardins, Paris, Gallimard, 2000.

[2] Abderrahmane Moussaoui, « Rire en situation de violence. L’Algérie des années 1990 », Terrain, n°61, 2013, p. 122-133. [https://journals.openedition.org/terrain/15210].

[3] Le jeu de mots est présent dans le film.

[4] « J’ai opté pour davantage de naturalisme, tout en cherchant à être le plus silencieux possible avec les moyens dont je disposais. Si j’avais eu plus d’argent, j’aurais encore réduit les dialogues au profit de la seule mise en scène… » Interview de Denis Villeneuve, propos recueillis par Samuel Douhaire, 11/01/2011, Télérama. [www.telerama.fr/cinema/denis-villeneuve-je-voulais-debuter-incendies-dans-l-envoutement-l-hypnotisme,64505.php].

[5] Nous devons cette stimulante remarque à Arnaud Join-Lambert qui a présenté le fruit de son analyse lors du colloque « Regards croisés sur Incendies de W. Mouawad et D. Villeneuve. Destructions et révélations » à l’Université de Louvain-la-Neuve en avril 2015

[6] Cette citation apparaît dans différents dossiers pédagogiques consacrés à l’adaptation théâtrale du roman.