Les paysages gardent-ils la mémoire du passé ? Comment la poésie yiddish de R. Zychlinsky permet-elle de répondre à ce questionnement ?

Bragance, LysisFormatrice académique et professeure de lettres, académie de Toulouse
Catifait, CaroleLycée Saint-Sernin,Toulouse
Séverine Bourdieuprofesseur de lettres en CPGE au lycée Déodat de Séverac de Toulouse
Paru le : 01.02.2021

Les paysages gardent-ils la mémoire du passé ?

Comment la poésie de Reïzl Zychlinsky, poétesse yiddish de l’Anéantissement[1], permet-elle de répondre à ce questionnement ?

Étude de « Prière », section III du recueil Portes ouvertes[2]

Séverine Bourdieu, professeur de lettres en CPGE au lycée Déodat de Séverac,Toulouse

Lysis Bragance, professeur de lettres et formatrice académique, académie de Toulouse

Carole Catifait, professeur de lettres en CPGE au lycée Saint-Sernin,Toulouse

Laurence Claude-Phalippou, professeur de lettres en CPGE au lycée Fermat, Toulouse

Dominique Giovacchini, professeur de lettres honoraire en CPGE au lycée Jacques Amyot, Melun

Yann Héluc, professeur de lettres en CPGE au lycée Rive Gauche, Toulouse

Kareen Lahana, professeur de lettres au collège Jean-Baptiste Vermay, Tournan-en-Brie

Marie-Laure Lepetit, IG Lettres & Cinéma

Aurélie Palud, professeur de Lettres au lycée Gabriel Touchard, Le Mans

Alain Pujat, IA-IPR honoraire, académie de Créteil

Sandrine Raffin, professeur de lettres en CPGE au lycée Bourdelle de Montauban

Stéphan Shayevitz, artiste plasticien

Corinne Spodek, psychologue clinicienne, psychanalyste

Daniel Stissi, IA-IPR honoraire, académie de Créteil

Bruno Vermot-Gauchy, professeur de lettres et de cinéma honoraire en CPGE au lycée Carnot, Cannes

Cette ressource doit beaucoup à Madame Rachel Ertel, qui a orienté les débats et nourri la réflexion.

Résumé

Dans le cadre de la recherche lancée par la revue Mémoires en jeu dans son numéro 7, puis dans son numéro 11, les participants du séminaire « Écritures de la dévastation » du CiPh ont consacré une séance de leurs travaux à la transposition didactique et pédagogique du questionnement « Les paysages gardent-ils la mémoire du passé ? », à partir de l’étude de « Prière », section III de recueil Portes ouvertes de Reïzl Zychlinsky. La présente ressource vise à rendre compte de leur réflexion et des pistes pédagogiques qui y ont vu le jour. Les professeurs de lettres pourront y puiser des idées, des pistes pour leur enseignement disciplinaire en classe de 3ème dans le cadre de l’enjeu littéraire « Agir dans la cité – Découvrir des œuvres et textes du XXe siècle en lien avec les bouleversements historiques majeurs qui l’ont marqué » ; en 2nde professionnelle dans le cadre de l’étude de la poésie lyrique au sein de l’objet d’étude « Devenir soi : écritures autobiographiques » ; en terminale générale dans le cadre de l’enseignement de spécialité « humanités, littérature et philosophie », mais également pour des projets interdisciplinaires arts plastiques et français en collège.

Mots clés : ghetto, Khurbn, nature, paysage, poésie yiddish, rescapés, victimes

Index géographique : Chelmno, Gombin, Pologne, URSS

Niveaux : 3e, 2nde professionnelle, terminale générale

Disciplines/enseignements : français ; humanités, littérature et philosophie ; arts plastiques

Ressources en PDF : Zychlinsky – Les paysages gardent-ils la mémoire du passé  et le corpus de textes


Née en 1910 à Gombin en Pologne, à quelque 100 kilomètres à l’ouest de Varsovie, Reïzl Zychlinsky fuit en URSS lorsque la Seconde Guerre mondiale éclate. Lors de cet exil, elle donne naissance à un fils, Marek. À l’issue des hostilités, quand elle revient dans son village natal, accompagnée du jeune enfant, il ne reste plus rien ni personne. Sa mère, sa sœur, son frère ont été assassinés, comme les 3030 Juifs du ghetto de Gombin « qui ont péri dans les chambres à gaz de Chelmno, en Pologne, en avril 1942[3]». À la recherche des siens, ou plus exactement de leurs traces, elle « erre parmi les ombres[4] », au milieu des ruines et du vide.  C’est ce terrible pèlerinage que la poétesse retranscrit dans « Prière ».

Présentation et structure de la section « Prière »

Section qui dit le cataclysme et la découverte qu’en fait la poétesse, « Prière », dans sa composition, semble douter de la possibilité d’un lendemain qui chante. Après quinze premiers poèmes consacrés aux disparus, Reïzl Zychlinsky, contre toute attente, transporte son lecteur dans des paysages russes, pleins de vigueur et de puissance vitale, au cœur desquels naîtra son enfant. Ce dernier est comme la promesse d’un renouveau pour l’ensemble du peuple juif en ce mois de Hanouka, mois du pouvoir de la lumière sur les ténèbres, du pouvoir du bien sur le mal (texte 15[5]) :

Mon enfant frappe de ses paupières closes

à la porte du monde.

Mois de Kislev –

les saules frissonnent dans le gel

et le froid étoilé embaume.

Le cœur de mon enfant frappe :

ouvre !

[…]

Mon enfant frappe de ses paupières closes

à la porte du monde –

le ciel est plein de promesses

comme jadis sur la tente de Jacob. (p.170-171[6])

Mais, après l’espérance d’un sursaut, le lecteur bascule de nouveau au cœur des ravages de la guerre. Villages massacrés et villes en flammes (textes 16 et 21) :

[…] dans la ville noire en avril.

Je m’arrête au milieu de la rue –

alentour ténèbres et silence. (p.173)

Silence. La ville de Berlin brûle.

Les dernières salves se sont tues. (p.181)

Partisane assassinée (texte 18), « blottie dans le gel blanc », aux lèvres « gouttes de sang torturées, écorchées », « muettes et scellées par la mort » (p.175). Déportés à Maïdanek (texte 23), en des vers qui ne sont pas sans évoquer le poème que Sutzkever rédigea en 1943 dans le ghetto de Vilno[7] :

À ma porte déferle une tempête

de milliers et de milliers de chaussures.

Elles frappent aux murs

elles frappent au plancher.

Elles sortent des fosses –

chaussures mortes de Maïdanek. (p.184)

Les décors et les motifs des poèmes de la deuxième partie ainsi que la palette de couleurs, forte en contrastes, noir, jaune, rouge, blanc, celle de la série des bœufs écorchés de Soutine, tout rappelle les vers de la première partie et vient, si ce n’est effacer, du moins étouffer les promesses de vie que contenaient les deux poèmes centraux consacrés à la naissance de l’enfant.  C’est ainsi la fragilité de la vie que la structure de la section vient souligner, comme ces vers évocateurs la mettent, à leur manière, en scène (texte 11) :

Ton berceau – barque de bois

sur les vagues noires de la haine – (p.164)

Dans un monde voué à l’éternité de la haine, la poétesse paraît douter de la possibilité d’un retour aux forces vives.

Le poème d’ouverture, « Prière » (texte 1), invocation à la Terre, aux accents d’épopées antiques ou encore des poèmes ovidiens sur l’exil[8], est un texte programmatique. Il traduit le désir de la poétesse d’échapper à une condition imposée par le sort, condition qui la plonge dans des abîmes de tristesse infinie. Aussi, en une répétition anaphorique de fin de vers qui rythme sa prière, exprime-t-elle un ultime désir : en suppliante, elle vient demander une dernière faveur, celle d’entrer en contact avec les éléments naturels pour jouir de leurs bienfaits « une fois encore », et ainsi fuir, un court instant, le contexte d’après-guerre où tout est feu et sang. Les éléments naturels, en souffrance et d’une inquiétante cruauté à la fois, ont désormais perdu leurs fonctions premières d’apaisement :

Car tout se noie

dans un brouillard de sang.

Les feuilles crient

et le soleil empale. (p.147)

Ce quatrain, aux images saisissantes par la puissance de leur concision et par la force des couleurs et des sons, pose le décor. Entrant en collision avec les neuf vers qui précèdent, ceux de la prière, il met en scène la tension entre la réalité contextuelle et le désir de la poétesse d’y échapper par les voies bienfaitrices de la Nature, une tension qui sera au cœur de l’ensemble de la section.

Fonctions des éléments naturels

Faire revenir les disparus

La poétesse vit dans sa propre chair les meurtrissures de la guerre, « le brouillard de sang » du poème d’ouverture : au vide laissé par Dieu[9] répondent, tout au long de la section, l’absence et le silence de trois membres de sa famille, le frère David, la sœur Hanè et la mère aux yeux bleus, tous trois assassinés.

À la recherche de son frère (texte 3) :

David mon frère

je ne te cherche plus sur cette terre.

J’accompagne longtemps des yeux

les nuages solitaires.

Je te cherche mon frère

dans le silence de l’automne. (p.149)

et de sa sœur (texte 8) :

Je l’appelle de nuit –

Viens ma sœur !

Elle ne répond rien,

Seuls bruissent les châtaigniers

[…]

Je l’appelle de jour –

ma sœur, attends !

Elle ne répond rien,

vogue le navire (p.158),

la poétesse est confrontée au vide. Mais, malgré la solitude et le silence, malgré le « rien » porteur d’un mutisme obstiné, l’apostrophe et la parole adressée – la voix de la poétesse – d’une part, les nuages solitaires, le silence de l’automne, l’image du bateau et le murmure des arbres– la nature ou plus exactement le paysage – d’autre part, restituent dans chaque poème un être là.

De la même manière, en quelques vers-coups-de-pinceau, la poétesse fait réapparaître la figure maternelle, en des taches de couleurs blanche et bleue (texte 5) :

[…] ma mère

jamais plus ne rentrera

couverte de neige

une cruche de lait bleue à la main

et une aube bleue dans les yeux (p.152-153),

comme elle dessine, en un trait chagallien, sur la page laissée blanche dans le creux de l’absence, la maison de famille qui n’est plus (texte 5) :

Les fenêtres ne sont pas là

le soleil ne se promènera plus

de mur en mur

de coin en coin

enchantant pour moi

un chat vert sur un tabouret. (p.153)

Dans tous les poèmes qu’elle leur consacre, la poétesse use de son art non pour offrir à ses disparus une sépulture mais pour leur redonner une présence. Les poèmes ne sont pas tombeaux mais tableaux, ils ne sont pas enfouissement mais révélation.

Retrouver la trace des disparus

La poétesse yiddish met en scène des personnages-monde, des personnages-univers, des êtres au diapason avec l’espace rappelant l’écriture des haïkus sous-tendue par la philosophie japonaise qui voit dans l’homme et la nature un seul et même corps fonctionnant comme un tout indissociable. De fait, tout au long du recueil, c’est au cœur de la nature que la poétesse retrouve la trace de ses disparus.

En quête de son frère, elle va le chercher là où elle sait pouvoir le retrouver, au bord du fleuve dont il était autrefois le miroir (texte 9) :

Le fleuve près de notre maison

commençait

dans les yeux de mon frère,

calme et gris.

Calme et gris coule le fleuve.

Deux pierres me regardent –

ce sont les yeux de mon frère

dénués de toute peur et de tout espoir. (p.160)

Ces vers inscrivent la figure fraternelle entre passé et présent, vie et mort, mouvement au long cours du fleuve et immobilité de la pétrification, personnification et perte des sentiments les plus humains qui soient, ce qui lui confère la force et la permanence des contraires et des contradictions du monde.

Quant à la mère disparue, les saules font surgir son image en une nouvelle tache bleue (texte 17) :

les saules qui veillaient sur mon sommeil

peuplent mes rêves toutes les nuits.

Leurs branches ont plongé plus avant dans l’eau,

une heure, une heure encore,

le fleuve miroitait argent

et la cruche scintillait bleue. (p.174)

Et, sous le poids de l’affliction, elle peut épouser la forme de ces arbres (texte 4) :

Du fond des nuages me regarde ma mère

avec des yeux de sang.

Ma fille, panse mes plaies.

Sa tête blanche ploie. (p.150)

En des visions oniriques, la sœur Hanè, image sans paroles, fait des apparitions au milieu d’un décor naturel aux tons d’aquarelles japonaises (texte 8) :

Sur l’herbe verte,

derrière la haute montagne,

erre ma sœur Hanè.

[…]

Sur un nuage frais

dans un bleu navire

vogue ma sœur Hanè. (p.158)

Protéger, préserver les assassinés

Par ailleurs, dans cette section III, la nature protège les assassinés et les fait renaître. Ainsi de Tania, la partisane (texte 18). En l’entourant de couches protectrices, l’hiver accueille son corps mort et meurtri qui ressuscite dans le flamboiement et l’incandescence d’un soleil couchant :

Enveloppée de vents froids,

Voilée de nuits étoilées,

Blottie dans le gel blanc

Tania dort – monticule de lumière.

De longs jours, pendue dans le vent,

De longues nuits bercée sur le gibet,

La neige a couvert ses épaules nues

Des couchers du soleil elle est le brasier. (p.175)

Et, tout en les consolant, la nature laisse transparaître, dans les yeux des camarades de la jeune résistante, son propre chagrin :

Un vent doux caresse leur visage

la neige fond en larmes dans leurs yeux. (p.176)

Tania, réincarnée, éternelle présence au ciel comme sur terre, épouse la totalité du monde :

Dans les cieux, Tania est un scintillement d’étoile

et sur terre elle est un blanc bouleau. (p.176)

Cet entrelacement des disparus avec les éléments naturels permet d’éclairer d’un jour nouveau le poème d’ouverture : invocation à la Terre, il est en même temps prière aux morts que la nature renferme en son sein, prière d’une poétesse rescapée, restée en vie « pour dire le Kaddish » (texte 6) :

Nous continuons de vivre sur la terre

Qui a bu notre sang et notre larme.

Viendra un vert printemps –

nos os réduits en cendres.

Une poignée a rescapé pour dire le Kaddish. (p.156)

Protéger, préserver les rescapés

Ainsi que l’annonçait le poème « Prière », dans de nombreux vers, la poétesse se met elle-même en scène en recherche de fusion avec le monde. On y retrouve alors ce que l’écrivain Terada Torahiko, disciple de Natsume Sôseki et de Shiki, définit comme « l’esprit du haïku » : « C’est en tant que soi tout entier compris dans l’expression symbolique de la nature, au point de ne plus constituer qu’un seul et même corps avec elle, que le poète exprimera ce soi[10]». En effet, à des moments extrêmes de son existence, ce désir de symbiose s’impose à elle et la révèle à elle-même.

Au temps heureux, celui de la naissance qui permet à la vie de reprendre ses droits, la nature apporte son souffle énergisant et protecteur (texte 14) :

Je veux rafraîchir mes pieds las

dans le courant de la sainte Sviaga.

La rivière enroulera ses boucles

autour de nos jours –

là je donnerai naissance. (p.169)

Alors, coule de source l’assimilation de l’enfant-vie aux principes naturels essentiels, eau, ciel, faune, flore (texte 20) :

Un enfant :

un peu d’eau,

un peu de ciel,

l’ombre moitié d’un oiseau,

pétales d’une fleur. (p.180)

Quand la poétesse revient dans son pays et se retrouve en plein cœur du désastre, son corps se tend entre sol et ciel. De la tête aux pieds, le bienfait de la caresse des herbes et du vent entoure de sa douceur légère le désir farouche d’expulser la douleur dans les lointains (texte 5) :

Je veux une fois encore marcher

ici sur l’herbe

et jeter mes larmes

au ciel

et au vent

qui évente mon visage. (p.152)

À la recherche de ses chers disparus, au cœur de la tempête, elle erre dans les rues de son village. Elle n’est plus que déchaînement et éclat de l’hiver (texte 19) :

Neiges, neiges et moi au milieu

blancheur, clarté, en moi, épanouies

[…]

Neiges, neiges et moi au milieu.

Un vent, un ouragan se déchaînent dans mon sang. (p.178)

Puis, après avoir retrouvé leur trace, quand le temps de repartir pour un ailleurs encore inconnu est venu, faute de pierre tombale, elle ramasse sur le sol qu’elle quitte une pierre-souvenir qui sera source de réconfort intime dans son exil (texte 7) :

Je n’emporte qu’une pierre –

ma mère y a posé son pied.

Dans les nuits froides et étrangères

ce sera mon repose-tête. (p.157)

Rassemblant les rescapés en un « nous », la poétesse dessine les entrelacs qui les unissent, eux aussi, à la nature. Convoquant le goût, le toucher, la vue, l’ouïe, elle les fait se répondre au sein de correspondances toutes baudelairiennes (texte 6) :

Nous mangeons le blé des champs,

buvons l’eau des sources.

Le soleil miséricordieux

nous effleure d’un rayon…

[…]

Nous continuons de vivre. La neige nous caresse.

Nous rencontrons des arbres blancs, nous les voyons.

Nous buvons les crépuscules de nos yeux sombres,

et disons des mots muets aux petits moineaux gris. (p.156)

À la manière des haïkistes, Reïzl Zychlinsky exprime « une solidarité universelle du vivant », « un sentiment d’appartenance à la totalité sensible[11] ». Dans ses vers, tous les êtres, vivants comme disparus, entrent en relation avec le monde : ils se projettent en lui, comme il se projette en eux, ils se fondent et se confondent.

Cette rapide étude a tenté de démontrer que « Prière » met bien en évidence la tension que sous-tend le projet de lecture « Les paysages gardent-ils la mémoire du passé ? » : d’une part, dans les moments d’intense émotion où la poétesse parvient à entrer en contact avec le passé ; d’autre part, dans ceux où le tragique l’envahit, où tout se rompt, car elle n’en retrouve plus rien.

Les questions didactiques et pédagogiques que pose la poésie de Reïzl Zychlinsky : pistes pour l’étude en classe

Avec ces poèmes, le professeur se trouve face à une poétique de la suggestion, de l’implicite, de l’imprécision, en un mot une poétique de la simplicité. Or, en littérature comme en peinture ou en musique, la simplicité est bien souvent complexité, difficulté : les textes en apparence simples résistent à la parole commentatrice, ils sont un défi à la réflexion. Par conséquent, comment, avec les élèves, dépasser cet écueil ? Comment faire en sorte que l’analyse et l’étude de ces textes en classe ne les vident pas de leur substance et de leur humanité ?

Plusieurs réponses peuvent être apportées. Commençons par celle qui consiste à utiliser cette difficulté comme levier, notamment en collège où la simplicité est un atout : ces poèmes, de prime abord non résistants, ne poseront pas de problème de compréhension globale aux élèves qui entreront aisément dans le texte. Les termes simples, englobants (« arbre », « herbe ») – à la différence d’un lexique précis comme celui de la botanique par exemple –, que l’on trouve constamment dans cette écriture, ouvrent de larges espaces interprétatifs : l’échange avec les élèves, qui vise à les faire parler entre eux du texte par la médiation du professeur, en sera facilité. Par ce dialogue, le professeur lancera des pistes de recherche : « Pourquoi “Prière” ?  », « Pourquoi “l’herbe blême” ?  », « Pourquoi “un chat vert” ? » etc. qui permettront de poser avec les élèves la problématique de la complexité du simple et les caractéristiques de cette poétique :

  • une poésie qui fait ressentir plus qu’elle ne fait, intellectuellement, comprendre ;
  • une poésie qui suggère plus qu’elle ne dit ;
  • une poésie sensorielle qui donne à voir et à entendre (la poétesse fait réapparaître les disparus, fait entendre leur voix et la sienne), mais qui également dérobe et cache (les paysages sont éclatés, déconstruits, nous apparaissent comme dans le brouillard ; les paroles sont silence ou sourdine ; exceptée la Partisane, les disparus ne sont que traces, ils n’ont pas de corps – le corps est recréé par l’imaginaire –) ;
  • une poésie plastique, qui joue sur les pleins et les vides en donnant à voir des vers très courts, comme à peine ébauchés, une encre qui remplit tout juste la page et fabrique ainsi une sorte de ponctuation blanche, une poésie qui ne remplit pas l’espace, contrairement à la prose, qui n’est pas rhétorique, qui n’a donc rien à expliquer, rien à étaler sur la page ;
  • une poésie des émotions fortes, mais exprimées en un registre lyrique très contenu.

Les échanges et les débats collectifs en classe autour de ces poèmes peuvent se nourrir de mises en relation avec des apports et supports extérieurs. Si la peinture vient en premier lieu à l’esprit, on pourra également penser au cinéma : du côté du partir/revenir, de la marche à travers un paysage, il sera possible de montrer aux élèves des extraits du dernier film de Béla Tarr (Ours d’argent au festival de Berlin en 2011), Le cheval de Turin. Par ailleurs, la proximité de cette poésie avec les cultures panthéistes dans leur rapport avec la nature nous autorise à faire des analogies avec la littérature gréco-romaine. Le poème d’ouverture, « Prière », invocation à la Terre, a les saveurs des premiers vers des épopées antiques, et tout particulièrement du De rerum natura de Lucrèce [12]: le poète romain s’adresse à la déesse Vénus, mère des Hommes, pour que cessent le bruit des armes et les ravages de la guerre, pour que règnent de nouveau les beautés de la Nature. Aux fleurs parfumées, à la splendeur de la lumière du jour dans le ciel, aux eaux riantes de la mer chez Lucrèce répondent chez Reïzl Zychlinsky « l’odeur [des] herbes », « le bruissement des arbres », les « rivages purs », « l’écorce grise [des] pins ». À la manière du poète romain, la poétesse en appelle à une renaissance par les éléments naturels et les forces vitales qu’ils renferment en eux et sont susceptibles de transmettre. Autre parallélisme possible, l’Antigone de Sophocle, évoquant, dans l’antistrophe II, la pétrification de Niobé en un rapprochement qui annonce sa propre mort, dépeint la fusion de la fille de Tantale avec une nature à la fois tombeau et protection : « Certes, j’ai entendu dire que la Phrygienne étrangère, fille de Tantale, est morte très-malheureuse au sommet du Sipyle où l’accroissement de la pierre l’enveloppa, l’ayant étreinte rigidement comme un lierre. Ni les pluies, ni jamais les neiges ne l’abandonnent tandis qu’elle se fond, et toujours elle trempe son cou des larmes de ses yeux. Un Démon va m’endormir comme elle[13]. »

Par ailleurs, pour entrer dans ces poèmes qui font entendre des voix, quoi de plus juste que de les dire et de les faire entendre ? On proposera alors aux élèves la question suivante : « Comment dire/lire ces poèmes ? » Le travail interprétatif se conduira en montant un parcours tissant lectures oralisées par les élèves et analyses de leurs choix de mise en voix. Pour faire entrer les élèves dans le recueil, le professeur leur proposera de travailler à l’oralisation du poème « Dans une ville de ténèbres » (texte 16), l’objectif étant de mettre en abyme le mouvement des ténèbres à la lumière, du tombeau à la vie par le passage d’une lecture-sensation in-formée à une lecture informée, interprétée en conscience. Après une première tentative de mise en voix, le professeur apportera des éléments de contextualisation (biographie de la poétesse, contexte historique) de manière à conforter ou non ce premier essai et à nourrir les suivants. Il s’agira ensuite de solliciter les élèves pour qu’ils choisissent d’autres poèmes de la section à lire en écho à ce premier. Tout au long de la mise en œuvre de ce projet « musical », le travail d’interprétation sur les textes choisis par la classe sera double : celui de la mise en voix et celui de la justification de leurs choix d’oralisation. À la fin, on aboutira à une mise en résonance de toutes les lectures réalisées à haute voix permettant de trouver un parcours de lecture de la section qui fasse sens.

Cette poétique laisse, en outre, penser que le recours à la représentation visuelle, par l’intermédiaire d’un ou plusieurs langages plastiques permettant aux élèves d’exprimer, autrement que par les échanges verbaux, la ou les multiples façons dont ils se représentent les paysages présents dans ces poèmes, aidera également à travailler cette problématique de la complexité du simple. En effet, c’est en donnant toute sa place à l’imaginaire des élèves, en un va-et-vient constant, une mise en écho des langages, plastique d’une part, oral d’autre part – et non une simple illustration de l’un par l’autre –, que l’on gagnera à approcher cette poésie sensorielle, qui re-dessine les paysages que la poétesse traverse, cette poésie très picturale – les taches de couleur disséminées partout dans le texte ; le chat vert évoquant Chagall ; les contrastes de couleurs, noir, rouge, blanc, bleu, rappelant Soutine ou encore Charlotte Salomon –, qui nous donne le sentiment que la peinture est dans la poésie. C’est pourquoi, on pourra proposer différents exercices de création permettant aux élèves de rendre compte de leur appropriation des textes :

  • un exercice d’écriture et/ou d’arts plastiques obéissant à la consigne : « présence-absence »,
  • des dessins pour rendre compte des métaphores,
  • une œuvre plastique associant texte et image dans laquelle l’élève intégrera un poème dans un paysage de son choix de manière à rendre compte de la plasticité de la poésie de Zychlinsky,
  • une vidéo, mise en scène d’un poème, associant images et voix off: les poèmes de Zychlinsky, qui font entendre la voix de la poétesse interpellant, invoquant, relèvent tout autant de la fluidité – ils décrivent la marche, le pèlerinage dans le village natal – que de la rupture – ils sont fragments, bribes d’images –. Pour rendre ces caractéristiques, les élèves peuvent choisir de filmer une image en continu ou au contraire de juxtaposer plusieurs images.
  • une vidéo, mise en voix et en images d’un poème, qui aura été préparée lors d’une promenade dans la nature pendant laquelle les élèves auront réfléchi à ce qui est poétique dans ce qu’ils voient, auront travaillé à nommer leurs sensations et auront filmé quelques images.

 

Conclusion

Quels auront donc été les enjeux de ce travail pour les élèves ?  Découvrir une littérature de la Shoah qui se distingue des autres textes qu’ils ont déjà pu rencontrer, à la fois par son genre (la poésie[14]) et par son traitement (une esthétique de la simplicité). Mais aussi voir que l’on peut entrer, d’une façon là encore atypique, par l’écriture du paysage dans la représentation de la tragédie de l’Anéantissement, et être saisi d’une émotion peut-être d’autant plus vraie qu’elle est suscitée par une extrême sobriété langagière. Enfin, accéder à une métamorphose : l’horreur de la disparition laisse place à une présence retrouvée, présence qui revêt un autre visage, celui de la nature, de l’espace, des lieux – et des mots qui les peignent. Le verbe, dès lors, est ce qui a permis que se réinstaure le lien avec ce qui est perdu, le deuil étant devenu, par et dans la magie de l’écriture, chant du monde.

Ressentir et identifier cette subtile alchimie de la poésie de Reïzl Zychlinsky peut dès lors s’avérer particulièrement suggestif pour des élèves que l’on invitera dans le même temps à incarner à leur tour dans l’espace du sensible leur propre monde émotionnel – et à entendre ainsi à quel point les représentations que nous pouvons donner à chaque chose nous permettent de nous saisir de nos vies.

 

Notes

[1] Pour travailler la poésie yiddish du Khurbn, on se reportera également à la ressource « Avrom Sutzkever, poète du ghetto de Vilno » : https://www.memoires-en-jeu.com/pedagogie/avrom-sutzkever-poete-du-ghetto-de-vilno/

[2] Chvaïgndikè Tirn, 1962, traduit du yiddish par Rachel Ertel, L’improviste, 2007.

[3] Dédicace du poème « Je veux encore marcher ici sur l’herbe », p.152.

[4] « Du fond des nuages ma mère », p.151.

[5] Cette référence renvoie au corpus de textes en PDF accompagnant cette ressource.

[6] Les pages renvoient à l’édition de référence.

[7] « Sur la chaussée du ghetto en cahotant

Est passée une charrette de chaussures

Encore chaudes des pieds qui les avaient portées

Cadeau effroyable des exterminés et j’ai

Reconnu de ma mère la chaussure éculée

A la bouche béante ourlée de lèvres ensanglantées. », traduction de Rachel Ertel, cité dans Mémoire du yiddish – Transmettre une langue assassinée, entretiens avec Stéphane Bou, Albin Michel, 2019, p.78.

[8] On pense ici à l’ouverture du De natura rerum de Lucrèce (cf ci-dessous dans la partie 3 de la ressource consacrée aux pistes pédagogiques) et aux Tristes d’Ovide.

[9] Cf texte 2 du corpus :

Et les cieux étaient nus et vides, –

tous les cieux.

Dieu avait caché sa face. (p.148)

[10] Torahiko Terada, L’esprit du Haïku, Paris, Picquier poche, 2018, p.40.

[11] Corinne Atlan et Zeno Bianu, « Le sublime au ras de l’expérience », in Haiku – Anthologie du poème court japonais, NRF, Poésie/Gallimard, 2002, p.16.

[12] « Mère des Romains, joie des hommes et des dieux, bienfaisante Vénus, sous les astres errants du ciel, tu imprègnes de ta présence les terres fertiles et les mers sur lesquelles voguent les bateaux ; de toi naissent tous les êtres vivants et, dès leur premier jour, ils voient la lumière du soleil grâce à toi. Déesse, lorsque tu parais, vents et nuages s’enfuient ; lorsque tu foules la terre aux mille splendeurs, elle fait naître des fleurs au doux parfum, les eaux de la mer te sourient et le ciel, paisible, répand sa lumière et luit. […] Fais en sorte que les fureurs de la guerre, qui ont envahi mers et terres, s’assoupissent et se taisent » (traduction Marie-Laure Lepetit).

[13] Sophocle, Antigone, antistrophe II, traduction Leconte de Lisle (1877), Paris, Hachette BnF, 2020.

[14] Bien évidemment, il sera important dans le cadre d’une présentation de la poétesse et de son œuvre d’ancrer cette section III du recueil Portes ouvertes dans le genre de la poésie du Khurbn, cette poésie yiddish de l’Anéantissement, et d’attirer leur attention sur la question de la langue d’origine de cette poésie, une langue qui a été assassinée en même temps que le peuple qui la parlait.