Margarete Buber-Neumann, Milena. Milena de Prague et Margarete de Postdam: deux destinées dans les violences de l’histoire

Alain PujatIA-IPR honoraire – Académie de Créteil
Paru le : 04.06.2023

Cette ressource est destinée à favoriser une exploitation pédagogique du récit de la vie de Milena Jesenská – rendue célèbre par les lettres que Franz Kafka lui a envoyées –, telle que l’a racontée sa compagne du camp de concentration de Ravensbrück, Margarete Buber-Neumann, qui avait connu auparavant un autre camp de concentration, soviétique celui-là. La première partie, proposée en PDF, analyse le projet d’écriture d’un livre inclassable qui, témoignant d’une amitié extrême née au sein de l’horreur concentrationnaire, s’écarte loin des biographies traditionnelles.

Les pistes pédagogiques proposées dans la seconde partie sont destinées à l’enseignement de spécialité « Humanité, littérature et philosophie », en classe Terminale.

Index géographique : Mitteleuropa ; Prague ; Ravensbrück ; Vienne

Discipline : Humanité, littérature et philosophie (HLP)

Classe : Terminale

 

« …Je remercie le sort de m’avoir conduite à Ravensbrück car j’y ai rencontré Milena[1]… »

Milena – analyse de l’oeuvre

 

Pistes pédagogiques

 

En classe de terminale, la lecture et l’étude de Milena peuvent trouver place aussi bien au premier semestre du programme « Humanité, littérature et philosophie » dans la thématique « La recherche de soi », qu’au second semestre dans la thématique « L’humanité en question ».

Les pistes présentées ci-dessous permettent de réfléchir à plusieurs des axes définis pour chaque thématique. Dans la plupart des cas, les activités proposées sont centrées sur un chapitre ; ce qui n’exclut nullement, bien évidemment, d’élargir la recherche à d’autres passages du livre.

Il va de soi que ces travaux ne constituent pas un ensemble à réaliser dans sa totalité : le professeur choisira ceux d’entre eux qui correspondent à son projet pédagogique et à ses objectifs.

La recherche de soi

Pour le premier axe proposé, « Éducation, transmission, émancipation », on pourra s’appuyer en particulier sur les chapitres « Jan Jesensky » et « l’éveil des minervistes » (p. 30-57) qui décrivent les relations entre Milena et son père, puis ses études au lycée Minerva, de 1907 à 1915, date d’obtention de son baccalauréat. Le récit qu’en fait Buber-Neumann, à partir des confidences de Milena et des témoignages de ses proches, permet de s’interroger sur l’éducation d’une jeune fille de la bourgeoisie tchèque au début du XXe siècle.

On étudiera notamment les formes que prend l’émancipation de la jeune fille et les tensions qui peuvent exister entre une scolarité conçue par les fondateurs de cet établissement, « l’un des premiers lycées de jeunes filles d’Europe », comme un instrument d’affirmation de la nation tchèque et les aspirations de la jeunesse qui le fréquente : révolte adolescente contre l’ordre adulte, désir d’affirmation de soi dans la provocation, conflit avec la famille, notamment le père, participation à des mouvements politiques ou artistiques, à des luttes d’émancipation des femmes…

On pourra également se demander dans quelle mesure ces diverses formes de rupture sont en conflit avec le passé et les traditions ou en constituent un prolongement. Ainsi, les revendications féministes sont-elles inscrites dans une tradition romantique semi légendaire (p. 53-54) ; ainsi encore, la figure du père, représente-t-elle à la fois une incarnation du patriarcat et du conservatisme le plus rigide, et la fière descendance de Jan Jessenius, l’un des « martyrs du peuple tchèque », insurgé de la « défenestration de Prague », décapité pour avoir lutté pour « les idées progressistes de son temps », et dont le nom est inscrit sur  une plaque commémorative de la vieille ville de Prague » (p. 56-57).

Pour réfléchir à cette problématique, on pourra aborder les questions suivantes :

  • Prague au début du XXe siècle, une « atmosphère exceptionnelle » dans les domaines littéraires et artistiques
  • L’éducation des femmes, tradition et émancipation
  • Le rôle de l’imitation dans la formation (des maîtres ou des camarades)
  • Transgressions et révoltes

D’éclairantes comparaisons peuvent être faites avec de multiples récits de formation, depuis Le Rouge et le Noir jusqu’aux Mémoires d’une jeune fille rangée.

 

Le troisième axe, « Les métamorphoses du moi », peut être abordé en étudiant la figure de Milena, un « être pétri de contradictions » (p. 91), entre réalité et légende.

Buber-Neumann met l’accent sur la complexité de Milena en même temps que sur la fascination qu’elle exerçait sur ceux qui la rencontraient. Elle montre Milena se cherchant dans les épreuves et les angoisses, – mais aussi comme une personnalité énergique, farouchement libre et aimant ardemment la vie.

Une voie pour cette recherche peut être l’étude de ses relations avec Kafka telles qu’elles sont décrites dans le chapitre « Franz Kafka et Milena », (p. 83-103) par Buber-Neumann elle-même, mais aussi par les autres témoins qu’elle convoque.

Une lecture de La Métamorphose de Kafka s’impose en liaison avec la scène du début de ce chapitre et avec le chapitre consacré à Jan Jesensky (p. 30-41).

Milena, qui se reconnaît en Grégoire Samsa, et qui écrit à propos de Kafka : « J’ai connu son angoisse avant de le connaître » (p. 98), est aussi décrite comme une femme rayonnante, « un feu vivant » comme Kafka n’en a jamais connu encore. Des extraits de la Lettre au père et des Lettres à Milena peuvent être proposés en compléments. On n’oubliera pas que Milena elle aussi a écrit « une sorte de lettre au père » (p. 109).

Ces recherches permettront de découvrir Milena en dégageant les affinités qui les rapprochaient aussi bien que les dissemblances qui rendaient leur vie commune improbable.

Une autre approche peut être de cerner les multiples facettes du personnage de Milena, la complexité de ses aspirations. On s’intéressera notamment à la place de la liberté dans sa vie, à son amour pour ses « frères humains », au courage et à la lucidité de la militante politique et de la résistante, au talent et à la multiplicité des dons de la journaliste et de l’écrivaine…

On étudiera enfin le regard de Buber-Neumann sur Milena. On se demandera si l’affection de Grete pour Milena, la reconnaissance et l’admiration qu’elle éprouve pour elle font que sa biographie peut prendre parfois les couleurs de la légende ou de l’hagiographie. On pourra s’appuyer sur les deux premiers et le dernier chapitres, et sur les pages suivantes : p. 52-54 ; 56-57 ; 202-204 ; 248-256.

 

Lectures complémentaires possibles :

Parmi les textes de Kafka, outre La Métamorphose, on peut lire Le Terrier, (écrit dans l’hiver 1923-1924) qui permet d’explorer l’Angst de Kafka, la peur, l’angoisse dans lesquelles il vit. Peur qui règne sur sa vie ; peur de la sexualité, angoisse de la mort (il est gravement malade), peur d’être au monde, comme l’animal du Terrier. Comme le cancrelat Grégoire Samsa, l’animal du Terrier est une figuration autobiographique, qu’on entrevoyait déjà dans une lettre à Milena quelques années plus tôt : « J’étais un animal des bois qui ne vivait presque jamais dans la forêt, je me terrais n’importe où dans un sale fossé[2] ».

Lettres à Milena, traduites par Alexandre Vialatte et Claude David, collection L’imaginaire, Gallimard.

Une citation : « Les plus belles de toutes tes lettres[3] (et les plus belles c’est beaucoup dire, car elles sont toutes ensemble et presque dans chacune de leurs lignes ce qui m’est arrivé de plus beau dans la vie), ce sont celles dans lesquelles tu donnes raison à ma “peur”, tout en essayant d’expliquer pourquoi je ne dois pas l’avoir. Car moi aussi, même si j’ai parfois l’air d’être son avocat soudoyé, je lui donne probablement raison au plus profond de moi-même, que dis-je ? elle compose ma substance et c’est peut-être ce que j’ai de meilleur, c’est peut-être aussi l’unique chose que tu aimes en moi. Que pourrait-on en effet trouver d’autre à tant aimer en ma personne ? mais elle, elle est digne d’amour. »  (le 9 août 1920)

Lettre au père, traduction de Marthe Robert, Folio, 2002.

Milena Jesenskà, Vivre, traduit du tchèque par Claudia Lancelot, Éditions Cambourakis, 2014.  

 

L’Humanité en question

 

1/ « Création, continuités et rupture »

La première déclinaison de « l’Humanité en question », « Création, continuités et rupture », pourra être abordée à travers une recherche sur la représentation de la vie politique, intellectuelle et artistique à Prague dans Milena.

Parties concernées : p. 30-71 (la jeunesse de Milena jusqu’à son mariage et son départ pour Vienne) ; p. 109-200 (de son retour à Prague à son arrestation).

Milena permet d’aborder la plupart des ruptures citées dans le programme de HLP, rejet de l’ordre bourgeois (et, pour la Bohême, de la tutelle autrichienne), courants artistiques modernistes multiples, esthétiques d’avant-garde (Kafka…), utopies architecturales (le second mari de Milena est un architecte moderniste, disciple du Corbusier), etc. Le livre rend compte de l’effervescence enthousiaste qui anime la capitale tchèque qui se réveille après des années de sommeil.

Il sera intéressant d’étudier comment l’impétueuse moderniste qu’était Milena Jesenskà (tant sur le plan culturel que politique) restait en même temps attachée à des traditions plongeant loin dans l’histoire de son pays.

Le professeur adoptera les modalités de travail qui lui sembleront les mieux adaptées. Compte tenu de la diversité des domaines concernés et du peu de familiarité des Français avec la culture tchèque, il paraît judicieux de répartir le travail en groupes en exigeant des comptes rendus rigoureux et soignés. Un groupe doit travailler sur continuité et rupture dans le domaine politique. C’est l’effondrement des Habsbourg et de l’émancipation des Tchèques qui stimule l’effervescence culturelle. Et aussi le mouvement d’émancipation des femmes auquel participe la jeune Milena. D’autres groupes pourront se répartir la littérature et les arts. On s’intéressera à des facteurs sociaux qui favorisent le bouillonnement culturel praguois : rôle très important des cafés, cosmopolitisme de la ville avec en particulier la description des relations entre Tchèques, Juifs et Allemands.

Milena a traduit des œuvres littéraires anglaises, françaises, russes.

Il peut être intéressant de compléter ces données par l’image qu’avait alors, vue de l’étranger, la ville de Prague. En ce début du XXe siècle, elle exerce une fascination chez les Français, en particulier sur Apollinaire dans « Zone » et Le Passant de Prague[4]. En retour, le prestige et l’influence de celui-ci sur la poésie tchèque sont immenses[5]. André Breton la célèbre comme la « capitale magique de l’Europe » dans son Introduction à l’œuvre de Toyen : « ce bouillonnement d’idées et d’espoirs, là plus intense que partout ailleurs, de ces échanges passionnés à la fleur de l’être aspirant à ne faire qu’un de la poésie et de la révolution, tandis que les mouettes en tous sens barattaient la Moldau pour en faire jaillir les étoiles[6]. »

Lecture complémentaire :

Angelo Ripellino, Praga magica, traduit de l’italien par Jacques Michaut-Paterno, Paris, Plon, coll. Terre Humaine, 1993. Un ouvrage passionné, qui donne une information d’une richesse exceptionnelle, mais dense à consulter. Se servir des index.

 

« Histoire et violence »

Pour la seconde question « Histoire et violence », on lira Milena comme témoignage sur les camps de concentration, en particulier de Ravensbrück, plus important centre de détention de femmes.

On peut dans un premier temps, le livre étant considéré comme document, demander aux élèves d’établir un bilan des principales informations qu’il fournit sur ce camp.

Le récit des souffrances subies – en particulier par Buber-Neumann, détenue à Karaganda, puis à Ravensbrück – peut amener à s’interroger sur l’aptitude de l’être humain à résister aux violences les plus extrêmes. Des éléments de réponse pourront être cherchés, notamment dans les chapitres qui évoquent Ravensbrück, p. 202 à 258. On prêtera attention, entre bien d’autres, à des phrases telles que celles-ci : « Dans cette atmosphère mortelle, le sentiment d’être nécessaire à un autre être était le plus grand bonheur concevable, il donnait un sens à la vie, il donnait la force de survivre. » (p. 209) ; et à cette réaction de Grete jetée au cachot (le bunker dont on ressort rarement vivant) : « Le courage me revint et je me laissai guider par une unique pensée : dehors il y a Milena. Je ne peux pas la laisser seule au camp. Qui s’occuperait d’elle si elle recommençait à avoir de la fièvre ? » (p. 244)

On s’intéressera ensuite aux spécificités de ce témoignage, en s’interrogeant notamment sur :

– Quel type de témoin Buber-Neumann est-elle ? On s’intéressera au fait qu’à la différence de ce qui se passe d’ordinaire, le témoin n’est pas ici au centre du témoignage. On étudiera la situation de Grete et de Milena vis-à-vis des autres détenues, à la fois isolées et profondément solidaires.

– La mise en forme littéraire du témoignage qui se veut à la fois récit vrai et récit vivant. Entre exigence de vérité et recherche esthétique.

– L’importance de la mémoire, que ce soit pour Buber-Neumann narratrice, comme pour Milena.

 

[1] Margarete Buber-Neumann, Milena, traduit de l’allemand par Alain Brossat, Paris, éd. du Seuil, 1986, p. 14. Toutes les indications de page ultérieures renverront à cette édition.

[2] Cité par Claude Davis, Kafka, Oeuvres complètes, Paris, Bibliothèque de la Pléiade, tome II, 1980, p. 1252.

[3] Les lettres de Milena à Kafka n’ont pas été retrouvées.

[4] Le narrateur traverse la ville en compagnie d’Isaac Laquedem, réincarnation du Juif errant. Le mythe de Prague, fantastique et mythique, prend corps.

[5]  Angelo Maria Ripellino,  Praga magica, trad. De l’italien par Jacques Michaut-Paternò, collection Terre Humaine, Plon, 1993, p. 357-370.

[6] André Breton, Le surréalisme et la peinture, Paris, Gallimard, 1965 et 1979, p. 209.