Maus. Un survivant raconte de Art Spiegelman, un comic book pour témoigner de la Shoah

Séverine Bourdieuprofesseur de lettres en CPGE au lycée Déodat de Séverac de Toulouse
Paru le : 20.01.2021

Maus. Un survivant raconte d’Art Spiegelman[1], un comic book pour témoigner de la Shoah

Séverine Bourdieu, professeur de lettres en CPGE au lycée Déodat de Séverac de Toulouse

 


Sur la couverture, deux souris vêtues de manteau se pressent l’une contre l’autre au premier plan, comme tétanisées par le faisceau du projecteur qui imprime derrière elles leurs ombres sur le mur : dans le cercle de lumière blanche et crue, se découpe une croix gammée dont le centre est occupé par une tête de chat stylisée figurant Hitler, comme l’indique la forme tristement célèbre de sa moustache. Des Juifs persécutés à têtes de souris, des nazis qui les poursuivent affublés de tête de chat, des Américains qui viennent rétablir l’ordre représentés par des chiens : la métaphore animale, qui rappelle les courses poursuites sans fin des dessins animés de Walt Disney, peut choquer d’emblée. Elle permet pourtant de renouveler avec une grande pertinence notre vision de la Shoah. Maus[2], publié en deux tomes en 1986 et 1991, raconte à la fois l’expérience vécue par les parents de l’auteur, deux Juifs polonais rescapés d’Auschwitz puis émigrés aux États-Unis, la transmission de cette histoire par Vladek à son fils Artie dans les années quatre-vingt, et sa transcription par celui-ci en bande dessinée. Cette publication a provoqué une véritable révolution dont l’onde de choc s’est répercutée bien au-delà du monde du neuvième art, remettant en cause les catégories littéraires et artistiques traditionnelles. Dès sa sortie, l’œuvre fait ainsi l’objet d’une exposition au Museum of Modern Art de New York ; d’abord classé dans la catégorie « fiction » de la liste des best-sellers du New-York Times, le récit sera reclassé dans la catégorie « non fiction » la semaine suivante, suite à une réclamation savoureuse de l’auteur[3] ; enfin, ce récit inclassable est le seul album, à ce jour, à avoir reçu le Prix Pulitzer, dans la catégorie « Special Citations and Awards », qui récompense occasionnellement un auteur ou une œuvre jugée nécessaire[4]. Le choix de traiter la Shoah à travers le filtre d’une bande dessinée était audacieux, voire provocant, mais pourquoi a-t-il été considéré comme « nécessaire » ? Qu’apporte cette forme d’expression artistique aux témoignages déjà écrits ? Et en quoi ce récit riche et ambitieux est-il davantage qu’un témoignage sur l’assassinat organisé de millions de Juifs par l’Allemagne nazie ?

Maus est la première bande dessinée d’envergure[5] à prendre pour thème central la Shoah et à l’avoir traitée avec une vigueur graphique, une richesse historique et une profondeur d’analyse remarquables. L’auteur, surnommé Artie, s’y met en scène interrogeant son père, Vladek, Juif polonais rescapé des camps de concentration, sur « [s]a vie en Pologne et sur la guerre » (p. 14). Cependant, si la plupart des pages sont consacrées à la représentation de cette expérience paternelle, les séquences d’ouverture et de clôture des chapitres, qui montrent la conversation et les rapports parfois conflictuels entre les deux hommes, prennent au fur et à mesure que le récit avance de plus en plus de place. C’est que Maus met à jour un thème inédit et propose ainsi deux témoignages : la parole testimoniale du survivant des camps se double de celle de son descendant, qui a dû lui aussi porter le poids de cette expérience et de cette culpabilité. Ce livre traite ainsi d’Auschwitz et de l’« Après Auschwitz »[6].

Le témoignage du rescapé

Ce récit a d’abord été publié chapitre après chapitre dans la revue Raw, fondée par Art Spiegelman et son épouse Françoise Mouly, puis en deux volumes chez Pantheon Books. Le premier tome, sous-titré « Mon père saigne l’histoire » (« My Father Bleeds History ») va du milieu des années 30 à l’hiver 44, au moment où Vladek et Anja – les parents de l’auteur – passent sous le portail d’Auschwitz et vont être séparés ; le second, sous-titré « Et c’est là que mes ennuis ont commencé » (« And Here, my troubles began »), est centré sur la survie de Vladek dans les différents camps où il est prisonnier, mais évoque également le retour dans son village, ses retrouvailles avec Anja et leur exil en Suède, puis aux États-Unis. Le témoignage est très détaillé et, s’il reste personnel, on y retrouve les principales étapes du tragique sort des Juifs durant la Seconde Guerre mondiale. Sur le fond, les informations sont celles que l’on trouve dans un récit plus classique ; mais la forme choisie a un effet particulier sur le lecteur et entraîne un autre type de réception et d’appropriation de cette parole testimoniale.

La conséquence la plus évidente de ce choix formel concerne la redéfinition et l’extension du lectorat ciblé. Comme le soulignent les premiers lecteurs internes à l’histoire, Vladek et sa seconde épouse Mala, ce médium artistique va attirer un public d’amateurs de BD, notamment des jeunes gens, des lycées et des étudiants (Mala : « ça va intéresser des gens qui ne lisent pas d’habitude ce genre d’histoire ») et inversement, ce thème va faire découvrir le genre de la bande dessinée à un public qui le considérait comme un support mineur, destiné aux enfants ou à la lecture de pur divertissement (Vladek : « Oui, jamais je lis des bandes dessinées, et même moi, ça m’intéresse. […] Mon histoire, par cœur je la connais, et même moi, ça m’intéresse ! »). Cet attrait immédiat pour la séquence narrative en images s’explique par sa capacité à présenter de façon synthétique et simultanée des informations de différents niveaux. Ici, les conditions dans lesquelles le témoignage est produit, reçu et restitué – protocole qui joue un rôle majeur dans sa fiabilité – sont clairement rendues. L’œil saisit spontanément l’alternance des époques (le témoignage dans les années 70 et 80 en Amérique / le vécu dans les années 30 et 40 en Europe) car le passage de l’une à l’autre, fluide et varié dans sa forme, n’entraîne jamais de confusion grâce à quelques astuces visuelles : par exemple, sur les planches mixtes temporellement, les vignettes montrant l’entretien père-fils n’ont pas de bordure alors que celles qui représentent l’expérience européenne sont nettement encadrées, comme si elles émanaient, telles des bulles, de la bouche même du témoin. En outre, le vieux Vladek est toujours reconnaissable à ses lunettes. Le lien entre les deux époques se fait naturellement par la parole testimoniale, limitée aux bulles pour la période américaine, lorsque Vladek répond à son fils, dans les phylactères et les cartouches[7] pour la période européenne, puisque Vladek est à la fois le narrateur et le protagoniste de sa propre histoire. La parole lui est ainsi donnée la plupart du temps, sans que le narrateur premier (Artie) ait besoin d’introduire chaque fois son discours.

L’image reproduit également les conditions de la réception du témoignage : Artie est toujours muni de son carnet et de son stylo, puis de son magnétophone à micro pour retranscrire le plus fidèlement possible la parole testimoniale de son père. Dans certaines séquences postérieures à la mort de Vladek, on le voit assis à sa table à dessin en train de réécouter ses enregistrements et on peut, en tournant quelques pages, retrouver les mots prononcés par Vladek en entretien dans des séquences narratives dessinées (p. 281 et p. 111, par exemple). Enfin on voit également les moments où Vladek prend le carnet de son fils pour dessiner lui-même les « bunkers » qu’il avait conçus dans des caves ou des greniers afin de se dissimuler lors des rafles allemandes : ces schémas très didactiques, qui favorisent une représentation claire des lieux et de certains enjeux de survie, sont repris dans les planches hors case, avec un dessin du carnet à spirales qui les a reçus, pour renforcer leur fonction référentielle (p. 112 et p. 114). Sur le plan narratif, la profondeur de champ de l’image permet d’intégrer dans le récit principal dont Vladek est le narrateur et le protagoniste, un nombre non négligeable d’informations sur le sort de la communauté juive : on peut voir, souvent au premier plan mais décalés sur le côté, des avis placardés sur les murs de la ville (p. 84), des contrôles d’identité inopinés et des rafles plus ou moins violentes (p. 80, p. 82) ; et lorsque Vladek est détenu à Auschwitz, l’ingéniosité avec laquelle il réussit à se faire nommer à des places enviables ou à « organiser » de la nourriture est contrebalancée par de fugitives scènes de violence et de meurtres (p. 208) et par la vision de corps abandonnés dans les allées, qui rappellent sans cesse l’omniprésence de la mort et la tragique nécessité d’y devenir insensible pour survivre (p. 209, p. 226).

Si la spécificité de ce médium clarifie les circonstances du témoignage et contribue donc à l’authentifier, l’image agit également sur sa réception et sa mémorisation par le lecteur. L’insertion dans le corps du récit du « Prisonnier sur la planète Enfer » (« Prisoner on the Hell Planet », p. 102-105), une bande dessinée que Spiegelman avait déjà publiée dans Short Order Comix en 1973, permet de mesurer l’évolution stylistique du dessinateur : délaissant son style expressionniste et surchargé, à forte dimension pathétique, il fait le choix d’une ligne claire, beaucoup plus sobre, qui va laisser au lecteur davantage d’espace et de temps pour réfléchir, comprendre et véritablement assimiler ce qui est raconté. Ainsi certaines planches proposent-elles, en dépit de leur simplicité apparente, des images très fortes dont l’impact sur la mémoire du lecteur est évident. Je pense en particulier aux dessins de pendaison : dans une séquence qui se déroule à Sosnowiec, au moment où la famille, spoliée de ses propriétés et de ses revenus, est contrainte de recourir au marché noir, quatre Juifs surpris en train de vendre sans tickets de rationnement sont pendus pour l’exemple. L’image représentant leurs corps sans vie sort du cadre de la case, s’étend sur deux bandes, puis le détail de leurs pieds tournoyant dans le vide est répété dans les deux cases suivantes. L’angle de prise de vue, à hauteur d’homme, est celui de Vladek, qui s’identifie à ceux dont il aurait pu partager le sort, n’était sa chance (p. 85). Cette même scène « vue » est ensuite reprise dans la page suivante, avec un gros plan sur les visages et l’œil ouvert d’un des pendus, qui semble alors reprocher à Vladek d’être encore en vie. Par cette focalisation interne, le lecteur se sent partie prenante de cette scène insupportablement longue qu’il est contraint lui aussi de regarder plus longuement que les autres images et qui va donc s’imprimer plus profondément en lui. L’empreinte visuelle de cette scène traumatique (qui représente à la fois l’assassinat arbitraire des Juifs d’Europe pendant la Seconde Guerre mondiale et la mort possible de Vladek) resurgit d’ailleurs dans le second tome, au moment où Artie demande à son père de lui parler de la révolte du Sonderkommando de Birkenau. Alors que Vladek, Artie et son épouse Françoise traversent une forêt en voiture dans les Catskill[8], les pieds des quatre déportées et amies d’Anja, pendues pour avoir dérobé des explosifs, se balancent aux branches des arbres, sur le bord de la route (p. 239). Ne peut-on voir ici une sorte d’équivalent graphique de ce que Claude Simon appelait dans ses romans la « persistance rétinienne » pour désigner l’impression de continuer à voir un objet qui ne se trouve plus dans le champ de vision, mais qui semble s’être imprimé sur la rétine[9] ?

La transposition du récit de Vladek dans un univers animalier où les Juifs ont des têtes de souris, les Polonais des têtes de cochon et les Allemands des têtes de chat aide également le lecteur, de façon tout à fait paradoxale, à se projeter dans cette histoire. Cette métaphore a donné lieu à de nombreuses interprétations et le fait qu’elles soient pour la plupart extrêmement suggestives montre sa richesse et sa complexité. Je me bornerai à souligner ici que si le recours au zoomorphisme est un moyen de distanciation évident (ne serait-ce que par les nombreux effets ironiques qu’il génère), le travail de simplification graphique qui l’accompagne (les « visages » se ressemblent tous et la palette des expressions faciales est extrêmement réduite) laisse le champ libre à l’imagination du lecteur : ce jeu de distanciation/identification, nécessaire à toute catharsis, favorise la réflexion et donc une appropriation dépassionnée mais plus intime. C’est me semble-t-il ce qu’indique Spiegelman lui-même lorsqu’il déclare : « In Maus, the mouse heads are masks, virtually blank, […] a white screen the reader can project on[10]. »

Le témoignage de l’héritier

Enfin, et je souscris pleinement à la brillante analyse publiée par Christopher Lehmann-Haupt dans les pages du New York Times dès la parution du premier tome, un des messages essentiels de Maus est justement le choix de son médium : « By claiming the Holocaust as a subject fit for comic-book art, Mr. Spiegelman is saying that the children of the survivors have a right to the subject too and have their own unique problems, which are comic as well as tragic[11]. » En dépit des cas de conscience, des remords et des problèmes variés que ce projet d’écriture lui pose, et dont il fait part à ses lecteurs lors de planches réflexives qui sont parmi les plus célèbres de l’œuvre, Art Spieglman ose traiter de la Shoah avec les codes décalés de la bande dessinée underground et ose fouiller les tréfonds du traumatisme familial avec un regard empreint d’humour et d’ironie. En effet, Maus donne à voir une famille déchirée et malmenée par l’Histoire, par un sentiment de culpabilité d’autant plus lancinant et destructeur qu’il est indicible. Dès la première planche, la situation est sèchement exposée : Anja s’est suicidée, Vladek, vieilli prématurément, souffre du cœur et Artie fuit ce père avec lequel il entretient des relations conflictuelles. Le fils est dévoré par un sentiment complexe et contradictoire où se mêlent dans une sorte de maëlstrom dévastateur culpabilité, colère et ressentiment : envers ce père dont il ne supporte pas l’autoritarisme, l’égocentrisme, la pingrerie, la xénophobie, et qu’il malmène en parole comme en dessin, rejoignant presque « les caricatures racistes du vieux Juif avare » (p. 133) ; envers sa mère, qui l’a abandonné en se tuant sans laisser de lettre pour expliquer son geste, alors même que sa propre santé mentale vacillait (p. 102-105) ; envers son frère aîné, Richieu, mort avant sa naissance et qu’il ne peut affronter à armes égales puisqu’il est auréolé, dans le cœur de ses parents endeuillés, du martyr européen (son portrait trône d’ailleurs dans la chambre de Vladek, jusqu’à sa mort, p. 288). Artie prend en charge malgré lui la culpabilité parentale et peine à trouver sa place de fils, comme il peine à assumer son futur rôle de père (p. 203). Ce non-dit familial est traduit dans la bande dessinée par une absence lourde de sens : quand la naissance de Richieu est triomphalement représentée, celle d’Artie fait l’objet d’une ellipse, alors même qu’elle s’inscrit dans l’univers diégétique puisqu’il est né lors du séjour d’Anja et Vladek en Suède. L’indicible ressurgit finalement dans la dernière planche sous la forme d’un lapsus, lorsque Vladek épuisé, sur le point de mourir, s’endort en confondant ses deux fils : « Je suis fatigué de parler, Richieu, et c’est assez d’histoires pour maintenant ». La réconciliation fragile entre le père et le fils, opérée par le projet littéraire, est tout à coup mise en question de façon à la fois douloureuse et ironique.

En dépit du sérieux de son sujet et de ses enjeux, le livre reste un comic book irrévérencieux, où un humour salutaire se déploie en de multiples tonalités : la caricature, l’absurde, l’ironie dramatique, le quiproquo, le comique de situation et même le gag et le calembour concourent à l’appropriation de cette histoire par Art Spiegelman… et par ses lecteurs.

 

NOTES

[1] Art Spiegelman, Maus. A survivor’s tale, New York, Pantheon Books, 1986 (tome 1) – 1991 (tome 2) ; Paris, Flammarion, 1987-1992 (traduction française de Judith Ertel).

[2] Maus, en allemand, signifie « souris ».

[3] Cette lettre, qui proposait plaisamment la création d’une catégorie « non fiction/souris », a été publiée dans Art Spiegelman, Métamaus, Paris, Flammarion, 2012.

[4] Depuis la création de ce prix en 1918, seules douze œuvres ont eu l’honneur d’être distinguées dans la catégorie « Letters ».

[5] L’édition qui nous servira de référence (Art Spiegelman, Maus : l’intégrale, Paris, Flammarion, 1998, 296 p.) et à laquelle renvoient les numéros de page entre parenthèses.

[6] Ce faisant, il ouvre la voie de l’écriture à d’autres enfants de rescapés, comme Michel Kichka (Deuxième Génération : ce que je n’ai pas dit à mon père, Paris, Dargaud, 2012) ou Bernice Eisenstein (I was a Child of Holocaust Survivors, New York, Riverhead Books, 2006).

[7] Le terme de « phylactère » ne renvoie pas ici au domaine religieux mais à celui de la bande dessinée : le phylactère, appelé aussi une bulle, est un espace nettement délimité à l’intérieur de la vignette, souvent de forme arrondie, relié au personnage qui parle par un appendice : elle contient les paroles prononcées au discours direct. Le cartouche est un encadré généralement rectangulaire, placé sur le bord de la vignette et contenant des éléments de narration et de description assumés par le narrateur de l’histoire.

[8] Vladek, qui habite Rego Park, à New York, passe en effet ses vacances dans un bungalow des Catskill, nom de lieu réel mais ô combien ironique dans une bande dessinée où les nazis sont représentés par des têtes de chat.

[9] Voir par exemple Claude Simon, La Route des Flandres, Paris, Minuit, 1960, p. 38 ; L’Acacia, Paris, Minuit, 1989, p.14 ; Le Palace, Paris, Minuit, 1962, p.175.

[10] « Dans Maus, les têtes de souris sont des masques, une virtualité vide, […] un écran blanc sur lequel le lecteur peut se projeter » in « Little Orphan Annie’s Eyeballs », The Nation, 17 janvier 1994 ; repris dans The Complete MAUS: A Survivor’s Tale (CD-ROM), Voyager, 1994. Rappelons qu’en allemand, le patronyme de l’auteur signifie homme-miroir.

[11] « En revendiquant le droit de faire de l’Holocauste un sujet approprié à l’art de la bande dessinée, M. Spiegelman affirme que les enfants des survivants ont également un droit sur ce sujet et ont leur propres problèmes spécifiques, qui sont comiques aussi bien que tragiques », Christopher Lehmann-Haupt, « Books of the Times », The New York Times, 10 novembre 1986.